Est-ce que je serais prête à tourner la page un jour comme Charlie ? Je n’en suis pas certaine. Je pense qu’à chaque fois que je regarderais la jeune fille, aussi gentille soit-elle, je ne pourrais que revoir les mains de cet homme autour de mon cou et la lueur de haine dans son regard. Evidemment, j’aurais préféré qu’il en soit autrement, parce que je suis certaine que l’impression que m’a renvoyée Charlie alors que je ne la connaissais pas encore est la bonne. Elle n’est qu’une gentille fille facilement manipulable qui a choisi d’accorder sa confiance à la mauvaise personne, rien de plus et si ça m’est retombé dessus c’est parce que j’ai décidé de m’en mêler alors que rien ne m’y forçait. J’ai tort de m’en prendre à elle, mais j’imagine qu’il est plus facile de reprocher ses propres erreurs aux autres plutôt que de les assumer surtout lorsque les autres en question acceptent de porter le chapeau sans s’offusquer. J’aimerais pourtant la rassurer, lui dire que c’est déjà oublié et que notre prochaine rencontre aura lieu dans de meilleures conditions mais j’en doute fort. Déjà, je ne suis pas certaine qu’il y ait de prochaine rencontre. Si nous nous sommes retrouvées cette fois, c’est parce qu’elle voulait me parler, maintenant que les choses sont claires entre nous, plus rien ne nous pousse à provoquer une entrevue. Nous ne sommes pas des ennemies, mais nous ne sommes pas amies non plus et j’ai l’impression qu’elle est déjà assez bien entourée pour ne pas avoir besoin de moi. Bien sûr, pour ce qui est de la procédure qu’elle s’apprête à entamer, les choses sont un peu différentes parce que je sais qu’elle a peur et que je veux qu’elle puisse s’appuyer sur mes connaissances juridiques si elle en éprouve le besoin. Elle s’apprête à faire ce que je ne peux pas à cause de mon activité au sein du club et je lui en suis reconnaissante. Peu de personnes auraient un tel courage et j’admire qu’elle se soit laissé convaincre si facilement et se tienne prête à livrer cette bataille en sachant que je serais là pour elle mais uniquement dans l’ombre et que ce sera à elle seule d’affronter les titres des journaux et les récits douloureux des événements traumatisants qu’elle a vécu.
« Peut-être que ce sera le cas un jour. » Au lieu de tourner la page, on devrait sans doute attendre qu’elle se tourne d’elle-même et je suis persuadée que ce sera le cas un jour. Pour le moment, cette histoire est trop récente pour qu’elle n’impacte pas la manière dont nous nos comportons vis-à-vis de l’autre et si elle a l’air de ne rien avoir contre moi, j’ai beaucoup plus de mal à passer au-dessus de la vengeance que j’ai subie parce qu’elle n’a pas jugé bon de me prévenir de ce qui risquait de me tomber dessus.
Nous avons fait le tour de la question désormais et il est grand temps de prendre congé. Toutefois, malgré le fond de rancœur que je ressens encore, son combat est plus important et il est presque normal pour moi de demander à rester en contact avec elle. Je suis malgré tout étonnée qu’elle accepte de bon cœur alors que je ne me suis pas montrée spécialement agréable avec elle. Je sais déjà que je la recontacterais, parce que j’ai besoin de savoir ce qu’il va arriver à cet homme, que je suis certaine que je dormirais mieux en sachant qu’il a été puni – même un minimum – pour ce qu’il nous a fait et que je ne veux pas laisser Charlie affronter ça toute seule. Si je pouvais parler, les choses seraient différentes, nous pourrions parler à l’unisson devant ce tribunal, montrer que nos versions coïncident et que John est véritablement dangereux. Malheureusement, ce n’est pas possible, je ne vais pouvoir faire preuve que d’un soutien moral pour la jeune femme et je trouve ça affreusement frustrant. Je crois que c’est la première fois que devoir vivre dans le secret et le mensonge me pèse autant car cette fois, j’ai envie de parler, de m’exprimer, de montrer que ma voix compte et qu’elle peut changer les choses. D’habitude, je me fiche d’être une fille lambda parmi tant d’autres – ou pas, d’ailleurs, sinon les vêtements hors de prix que je m’offre ne serviraient à rien –. Dans le cadre de mon travail passer inaperçu est une qualité et je suis douée pour ça. Mais pour le coup, je n’ai plus envie de passer inaperçu, je voudrais être entendue mais je sais que je ne le serais jamais tant que je me tairais et c’est bien ça le problème.
« Je nous le souhaite. » Plus de mauvaise nouvelles, plus de coups foireux, plus de bosses ou de bleus. Je pense que nous avons toutes les deux le droit à une reconstruction. Dans mon cas, ça va être difficilement possible, John n’a pas fait que me marquer physiquement, il m’a aussi mise dans une position délicate dont je ne sortirais pas si facilement. Malgré tout, je persiste à croire en un avenir meilleur et si Charlie retrouve le sourire, ce sera déjà ça de gagné.
« Et j’espère que ça ira pour toi. » Elle va devoir être forte, mais j’imagine qu’elle en est capable, sinon elle ne se serait jamais lancée dans des études de science politique. Ou alors, elle n’a jamais réalisé à quel point elle était naïve auparavant, ce qui est regrettable pour elle car j’ai bien peur que l’avenir professionnel qui l’attend soit vraiment difficile.
« C’est promis. » J’utiliserais ce numéro. Pas demain. Pas après-demain, mais je le ferais. Elle mérite qu’on s’intéresse à elle. Je garde le bout de papier qu’elle m’a tendu prisonnier dans ma main alors que je la regarde s’éloigner d’un pas décidé. C’est peut-être la fin de quelque chose aujourd’hui mais malheureusement le livre n’est pas encore refermé.
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