C’était les doses de travail sous lesquelles il étaient enseveli qui empêchaient Samuel de sortir comme il le désirait quand il le désirait, toujours plus de papiers s’amassaient sur son bureau et il avait des délais à respecter impérativement qui, eux, ne souffriraient d’aucune excuse pour expliquer leur retard. C’est pourquoi lorsque son aîné, le seul, Thomas, lui avait proposé de le rejoindre lui et ses deux autres frères pour aller boire un verre (ou plutôt plusieurs) en ville tout en regardant le match (allez savoir quoi est un prétexte pour quoi) il s’était vu contraint de décliner l’offre et était resté à son bureau jusqu’à assez tard le soir pour finir son travail en retard. Ou plutôt en rab, il ne savait plus trop. Etait-ce lui qui se faisait plus lent ou sa quantité de travail à faire qui ne cessait de grimper en flèche jour par jour, augmentant chaque fois un peu plus sa pile de dossiers déjà assez haute comme ça ? Physiquement, c’était tout simplement intenable comme rythme et il s’épuisait à la tâche.
Pour un travail qu’il n’aimait même pas spécialement en prime.

Il soupira, tout en exerçant une poussée soudaine sur le bureau devant lui afin de dégager rapidement sa chaise à roulette de son espace de travail. Une fois encore il était le dernier dans les bureaux, et encore il les quittait bien plus tôt qu’il n’en avait pris l’habitude ces derniers temps. Cette fois malheureusement il ne pouvait s’y éterniser car Thomas, afin de rattraper le fait qu’ils n’aient pas pu se voir la veille, lui avait proposé qu’ils se retrouvent dans l’un des pubs irlandais où ils avaient eu l’habitude d’aller. Et au final, il était incapable de savoir s’il était content de revoir son frère après tout ce temps qu’il avait passé au large ou non. En réalité s’il avait décliné l’invitation de la veille ce n’était pas uniquement à cause de son travail, mais également parce que depuis quelques temps il ne se sentait plus trop à l’aise en société, ses pensées avaient tendance à trop divaguer -du moins, plus qu’elles ne l’avaient jamais fait- et cela le rendait encore plus anxieux socialement qu’il avait pu l’être lors de périodes où il allait particulièrement mal. Envers sa femme et sa famille surtout... C’était pour cela qu’il rentrait si tard le soir, parce qu’il préférait s’assurer que Liv était déjà endormie avant qu’il n’arrive chez lui et jusque-là avait réussi à passer entre les mailles des réunions familiales. C’était sans compter sur Thomas.

Thomas... Ha, décidément ses sentiments à son égard étaient très mitigés. Le grand-frère duquel il n’avait jamais réussi à s’extirper de son ombre, celui qui depuis tout petit ravissait son père au moindre de ses pas. Eut-il été de travers qu’il l’aurait tout de même félicité. Samuel avait toujours été jaloux de lui pour cela, pour cette reconnaissance qu’il lisait dans les yeux de son paternel à chaque fois qu’il posait son regard sur son frère, et de cette absence de tout lorsqu’il le regardait, lui, le raté de la famille...

Finalement il se gara à quelques pâtés de maisons du pub et, à peine mit-il un pied sur le trottoir qu’il s’alluma une cigarette. Ce ne serait que la énième de la journée après tout.
D’une allure assez calme et tranquille, presque lente, il commença à se diriger vers le lieu de rendez-vous. Il n’avait pas besoin de regarder sa montre, il savait d’office qu’il était en retard, comme souvent d’ailleurs. Les désavantages de la distraction. Et d’avoir la tête bouillonnante de questions, de problèmes et de... De choses dont il préférait même ne pas penser. Comme à la nouvelle raison de ses exercices à la salle de musculation encore plus réguliers... Non, vraiment, il valait mieux oublier totalement ce sujet.

Finalement il aperçut Thomas, le fier Thomas, qui se tenait devant la porte d’entrée visiblement à l’attendre. Une fois près de lui il jeta son mégot sur la chaussée puis se plaça face à lui, un léger sourire étirant un coin de ses lèvres. Après tout, si ses sentiments étaient mitigés envers son frère il restait tout de même content de le revoir. Il le salua, de son salut toujours aussi simple, toujours aussi sobre. Toujours la même manière de ne pas trop savoir comment s’exprimer avec les gens, fussent-ils de sa famille.

« Thomas. »

Il était vrai que faire le premier pas dans une discussion n'était très clairement pas son truc. La plupart du temps, soit il disait une connerie plus grosse que lui et alors il parvenait à accomplir l'exploit de créer un froid à un conversation qui n'était même pas encore vraiment commencée soit, comme là, son malaise plus qu'évident alors qu'il n'y avait aucune raison qu'il y en ait dérangeait son interlocuteur. Heureusement pour lui Thomas était habitué à son comportement distant et ne lui en tenait plus trop rigueur (du moins lui semblait-il que c'était le cas), mais cela ne l'empêchait pas de se sentir lui-même mal de ne pas savoir comment se conduire... cercle vicieux quand tu nous tiens.
Mais heureusement la bonne humeur de son frère se transmettait vite, et même s'il ne lui répondit pas, il lui rendit son étreinte. Après tout malgré tout ce qui avait bien pu se passer entre Thomas et lui et les quelques rancoeurs qu'il pouvait avoir à son égard, il restait son frère et après plusieurs mois sans le revoir il était content qu'ils aient pu se retrouver ce soir.

"Toi et ta passion pour les pays du nord !" Lui répondit-il en riant après qu'il ait déblatéré sur les prétendues origines du groupe. Pour preuve ultime de son amour du nord, il avait même ramené une scandinave pour femme après l'un de ses nombreux voyages...

Samuel le suivit ensuite jusque dans le pub, amusé par ce que son aîné lui racontait. Effectivement, le lieu était déjà bien animé en ce début de soirée par un groupe aux sonorités très folkloriques et celtiques à la fois qui comptait déjà parmi les soiffards du bar un public bien éméché -autrement dit, bien dans l'ambiance d'un groupe pareil.

"Vu leur accent, je pense que la théorie de l'Irlande se tient plutôt bien ouais !"

Cria-t-il à moitié afin de recouvrir les bruits alentours de sa voix pour que son frère ait une chance de l'entendre tandis qu'ils se dirigeaient vers le bar. De là, Samuel bifurqua pour rejoindre la table disponible où il lui avait dit de l'attendre. Et une jolie pinte de Guinness vint le rejoindre peu de temps après, ce pour quoi il remercia son aîné agrémenté d'un de ses habituels légers sourires.

« A la notre ! »

Le visage impassible il fixa son frère quelques secondes, visiblement hésitant sur quoi faire jusqu'à ce qu'un sourire de plus en plus large ne vienne étirer son visage tandis qu'il levait son verre à son tour. Il était moins expansif, un peu moins jovial derrière son sourire également, cependant il ne lâchait pas son frère du regard.

"A la notre."

Finalement il déglutit quelques gorgées bien méritées de sa bière, lâchant un petit son de satisfaction tout en la reposant sur la table en bois.

"Alors raconte-moi, qu'est-ce que t'es devenu ces derniers mois ?"


[Thomas, lui au moins a de bons goûts en bière ]

Malade. Malade ! Le fier Amiral Beauregard de la US Navy avait été malade lors d'un trajet en mer ? Qu'importait ses explications, son cadet partit presque immédiatement dans un fou rire pour le moins inhabituel de sa part. Ce n'était pas réellement à cause de mauvais sentiments -malgré tout ce qui pouvait séparer les deux hommes- mais simplement par moquerie fraternelle... Pourquoi se priver de se moquer ou d'embêter son grand frère lorsqu'on peut se le permettre, hein ? Surtout que là il lui servait sur un véritable plateau d'argent !

"Ca frangin, 'faut croire que c'est que tu commences à te faire vieux..." commença-t-il, un sourire très franchement joueur aux lèvres, une fois que Thomas lui eut fait le compte-rendu de ses mésaventures. "Fais gaffe hein, si tu continues de te casser la gueule comme ça de partout tu risques de finir sur un fauteil roulant plus tôt que prévu, et pour naviguer ça risque de te poser de sérieux problèmes..."

Portant sa pintes à ses lèvres, elle lui permit -outre de se désaltérer- de cacher son air amusé qui ne cessait de grandir à mesure qu'il retournait contre son frère ce qu'il venait de lui raconter. C'était une habitude (bonne ou mauvaise, tout dépend des jours) qu'il avait pris en grandissant et qui avait souvent été l'élément déclencheur de bon nombre de ses disputes avec son aîné, comme la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Pas qu'il cherchât à être véritablement blessant dans ces moments-là mais si la plupart du temps son ton restait simplement taquin il pouvait être un peu plus acerbe que d'ordinaire. Pourquoi il avait pris cette habitude en revanche... Sûrement était-ce en grande partie dû à la tension qu'il y avait presque toujours eu entre eux deux, eux les aînés de la fratrie Beauregard, et de cette espèce de jalousie qu'il avait longtemps développée à l'égard de Thomas... alors sûrement était-ce une certaine manière de compenser cela. A la façon d'un vilain petit canard.

« J'me suis tenté au Tanguo. Tu t'imagines ? Autant te dire que ce fut un sacré carnage. »

Samuel haussa un sourcil étonné à cette "révélation", l'air quelque peu dubitatif. L'image de son frère en train de danser un tango langoureux avec un autre marin lui vint brièvement à l'esprit et il préféra l'en chasser presque aussitôt avant qu'elle ne dégénère -quoi qu'amusé par cette idée.

"Ca, je veux bien te croire sur parole ouais." Il rit légèrement tandis que l'image de son frère et du marin lui revint en mémoire, puis reprit quelques gorgée de sa bière. "Et je suis bien curieux de savoir quelle folie t'a pris pour accepter de faire ça ? Fais attention, si tu dis ça à Ida elle risque de penser qu'on t'a échangé en cours de route... Ah, mais c'est peut-être ça ? Tu t'es fait piquer par une bête locale ? La tangorite peut-être, la bêbête qui donne la fièvre du samedi soir... version danse de salon ?"

Et puis il rebut du liquide foncé que contenait sa pinte. Même lui trouvait ce qu'il venait de dire à la limite du ridicule, alors autant arrêter les frais ici.

Pris d'un éclat de rire, Samuel préféré reposer sur la table en bois vieilli son verre qu'il venait de porter à ses lèvres afin de ne pas risquer d'en perdre la moindre goutte dans un geste trop brusque. Oh oui, il se souvenait très bien de cette période et dieu qu'il avait pu haïr plus que jamais son frère pendant sa convalescence. Même s'il en riait avec le recul, ces trois semaines de repos forcé avaient été un véritable calvaire à supporter pour son cadet qui avait bien failli -lui pourtant si calme- lui mettre son poing dans la gueule à plusieurs reprises.

"Oh que oui, je m'en souviens bien t'as été plus chiant à supporter pendant cette trois semaines que tout le reste de l'année assemblée... c'est dire !" Il prit une mine songeuse pendant quelques instants, semblant méditer sur ce que venait du lui dire Thomas. "En fait je crois que je préfèrerais m'exiler à des kilomètres de là où tu te trouveras si un jour ça arrive. Peut-être que je t'enverrai une carte ou deux par an, pour le principe. Mais c'est tout. Ou alors c'est toi que j'enverrai loin... je t'imagine bien coincé sur ton fauteuil, enfermé dans un grand carton et livré par colis express à une adresse totalement prise au hasard. T'en penses quoi, l'idée te plait ?"

Pour peu, il lui aurait tiré la langue. Mais il se contenta de reprendre quelques gorgées de sa pinte qui cacha brièvement son sourire, ne cessant pas pour autant de fixer son frère du regard. Il savait qu'il jouait avec le feu en le provoquant de la sorte, après tout ses rapports avec lui avaient toujours été pour le moins... compliqués, mais il y trouvait tout de même une certaine forme d'amusement. Pas forcément toujours juste pour Thomas mais, après tout, n'est-ce pas le rôle du petit frère que d'embêter son aîné ? Surtout qu'avec ce qu'il lui racontait, c'était presque tendre le bâton pour se faire battre.

« T'es totalement con quand tu le veux, tu sais »

Il ne répondit pas mais se contenta de lever son verre en la direction du marin, presque fier.
Mais il ne put empêcher son sourire de s'agrandir au fur et à mesure de ce que lui racontait Thomas. Oui, la clause du pari était la plus évidente mais il gardait toujours en tête cette image de lui et d'un de ses collègues dansant ensemble... c'était bien plus drôle. Même si l'idée de la mamie largement plus petite et frêle que lui passant son temps à l'engueuler parce que c'était un partenaire minable face à un Thomas tout confus avait de quoi faire rire aussi.

"J'vois que t'as pas perdu ton temps là-bas... Même marié tu n'as rien perdu de ton pouvoir de séduction, tu m'impressionnes frangin."

Si jusque-là il avait été presque de bonne humeur et plein d'entrain pour emmerder son frère, le banal retournement de question pour savoir ce que lui était devenu avait quelque peu changé la donne, et avant de lui répondre il observa quelques secondes de réflexion intérieure, jouant avec la traînée humide que laissait la condensation de son verre sur le bois. Au milieu de son quotidien désespérément banal et de la menace constante du divorce qui pesait il y avait bien eu quelques petites choses inhabituelles. Une, surtout... une qu'il ne s'expliquait pas et refusait d'admettre alors en parler à Thomas ? Non, c'était hors de question. Pourtant, et assez ironiquement, bien que ce fut le frère avec lequel ses rapports avaient tendance à être les plus tendus c'était presque toujours à lui que, lors de sa jeunesse puis de son adolescence, il s'était confié lorsqu'il ne pouvait plus supporter de garder pour lui quelque tourment -sûrement était-ce dû au fait qu'il fut son aîné après tout. Avec l'âge cette sorte d'intimité entre eux deux avait été délaissée (surtout par Samuel qui parlait de moins en moins de ses problèmes à mesure qu'il grandissait), mais il en restait tout de même des bribes... parfois. C'était sûrement la raison pour laquelle, de la famille Beauregard, Thomas était celui qui arrivait le mieux à lui tirer les vers du nez lorsqu'il le voulait vraiment. Pourtant Cette question-là, jamais il n'en avait fait ne serait-ce la moindre allusion devant lui (ni devant personne d'ailleurs). Et il ne comptait pas commencer aujourd'hui.

Finalement il haussa les épaules, puis reporta son regard vers son frère avec le même air faussement détaché lorsqu'il devait parler de lui :

"Boh, pas grand chose. Rien d'aussi intéressant qu'un langoureux tango dansé avec une grand-mère en tout cas ! Je suis pas sorti de ma routine pendant ces quatre mois en fait, métro-boulot-dodo. Sauf que ce serait plus voiture que métro pour moi... Toujours autant de paperasse à remplir pour la banque, et à côté je continue d'aller à la salle de sport me détendre un peu quand j'en ai l'occasion. La routine quoi !"

A la remarque de son frère, Samuel lâcha un rire en l’imaginant dans un fauteuil roulant, avec un plaid de papy sur les genoux et tremblant de la tête aux pieds au milieu d’un décor désertique empli de la blancheur de la glace et de la neige, un simple carton assez grand pour l’y contenir brisant la monotonie du paysage. Ah, et pourquoi pas un ours polaire dans le fond aussi, en train de pourchasser des pingouins bien sûr.

« Je pensais pas que tu m’imaginais si cruel ! Non, je suis un gentil petit frère quand même, je viserais plutôt un endroit chaud. Pourquoi pas une forêt tropicale à la limite ? Je t’imagine bien Mowgli des temps modernes confortablement installé dans son fauteuil, à charmer des serpents avec panier en osier fait main et flûte rustique. »

En vrai, l’idée était parfaitement saugrenue. Et puis, imaginer Thomas loin de la mer dont il était tant épris ? C’était deux choses indissociables, l’un allait forcément avec l’autre… et mieux valait ne pas s’essayer à imaginer sa détresse s’il ne pouvait plus mettre les pieds sur un bateau. De toute manière il était en parfaite santé et c’était bien tout ce qui comptait, le reste n’était qu’affabulations et taquineries entre frères. Ceux avec les relations les plus "instables" de la famille certes, et qu’ils soient les aînés de la fratrie y jouait sans doute un grand rôle, mais ainsi allaient les choses. Dans le fond, cette tension qui existait entre eux deux était aussi ce qui les rendait si proches sous certains aspects.
Continuant sur le sujet du tango, Thomas lui certifia être fidèle à Ida et ne même pas avoir l’envie de la tromper. Sur ce point, Samuel le croyait sur parole et le savait même avant qu’il ait eu besoin de le lui dire. Il y avait quelque chose de très fort entre son frère et sa femme, quelque chose qu’il n’y avait jamais eu dans son propre mariage et sur lequel il était quelque peu jaloux, ce sentiment-là lui semblant tout bonnement inaccessible.
Après avoir repris quelques gorgées de sa bière, Samuel lui répondit en souriant légèrement, laissant pour cette fois de côté son plaisir à embêter son frère :

« Tu n’as pas besoin de te justifier là-dessus tu sais. C’est évident que tu ne tromperas jamais Ida, il suffit de vous voir ensemble pour le savoir. »

Ensuite, Thomas, lui fit part de ses sentiments par rapport au métier de banquier et, sans trop de surprise, c’était une voie qui ne l’intéressait pas le moins du monde et clairement pas faite pour lui. Mais Samuel n’aimait pas non plus son emploi, plus une voie de secours qu’une réelle vocation. Il aimait les chiffres et était à l’aise avec bien sûr, mais pas de cette manière-là. S’occuper de comptes bancaires et aider les gens à investir au mieux n’était clairement pas quelque chose de passionnant à son goût. Tout en commençant de parler il haussa les épaules, jouant avec la bière entre ses mains :

« C’est une habitude à prendre. J’étais parti pour être derrière un bureau de toute manière et ça ne me dérange pas, j’espérais juste que ce soit d’une autre manière. Je trouve pas non plus que c’est le métier le plus passionnant au monde, mais jusque-là j’ai rien trouvé de mieux. Au moins, ça paie le loyer. Et, d’une certaine façon, je m’y suis fait à mon poste à la banque… Et à mes heures interminables aussi. » Ajouta-t-il avec une pointe de sarcasme dans la voix.