Le bar est plein à craquer, comme tous les vendredis. Je ne devrais même plus m’en étonner à force. J’attrape ma bière et la termine. Ca doit être la cinquième que je bois, ajouté à ça les quelques shots de tequila que Joey vient de me payer. Je suis complètement saoule, tellement que je tiens à peine sur mes talons vertigineux. Je sais que ça relève du talent, de savoir tenir sur des espèces d’échasses en étant complètement bourrée. Mais c’est du moi tout craché. Et c’est bien d’ailleurs le seul talent que je possède… Enfin, si on ajoute… bref. Je me retourne pour aller rejoindre Joey. Il était avec une grande blonde y a cinq minutes. Je ne le vois plus, enfin je ne vois plus rien tout court. La foule de gens devient floue et je dois secouer quelques fois la tête pour recouvrer mes esprits. Je me lance, je marche jusqu’au fond du bar, près des toilettes. Il doit surement être là-bas le connaissant. Je bouscule quelques personnes sans m’en excuser et mes nouvelles sandales compensées finissent par se faire éclabousser d’un liquide froid. À en juger par l’odeur, ça doit être une bière bien dégueulasse. La moins chère sans doute. “Putain!” Je fais volte-face pour toiser la personne coupable. Une jeune, brune, au regard mauvais. Elle ne s’excuse pas. Pire même, elle me lance un rictus. Ni une ni deux, je soulève mon bras pour lui donner une gifle. “Pauvre conne.” Elle en lâche son verre et me saute dessus. Oups. Je ne l’avais pas vue venir celle-là. Je finis quasiment à terre avant de me faire attraper par des bras assez fort. Des bras d’homme. Je me laisse emporter, un sourire béat sur les lèvres, un peu plus loin dans le bar. Loin de mon agresseuse. Enfin, c’est moi qui ai commencé. Mais tout de même. Le jeune homme m’aide à prendre place sur l’un des tabourets du bar. Retour à la case départ. “Merci…” Je murmure et dépose pour la première fois mes yeux dans les siens.

Ce n’est pas la première fois que je me bats. Mais d’habitude, elles se calment après la première gifle. Elles répliquent en me tirant légèrement les cheveux, et je les mets à terre en deux temps trois mouvements. Non pas que je sois un viking, mais j’ai pris des cours de self-défense quand j’étais plus jeune. Mon père m’avait presque obligée à le faire, ‘au cas-où’, c’était ce qu’il disait. Le pauvre, je crois qu’il a souffert de ne pas avoir eu de garçon. J’ai un peu assumé ce rôle, malgré moi. Mais je m’en sors quand même bien je dois dire. Je suis assez féminine malgré mon côté bagarreur. Enfin, ce soir, le spectre est plutôt orienté sur le côté bagarreur plus qu’autre chose. Et pour couronner le tout, je pue la bière. Très glamour. Je sens des bras m’attraper, me retenir, dans un geste digne de Matrix. Mon sauveur me tire sans trop de difficulté vers le bar, où il m’installe sur un tabouret. Ma tête tourne, je me sens happée par ses yeux bleus et j’ai presque l’impression d’en voir plusieurs paires. Je prends ma tête entre mes mains après l’avoir remercié. “Tiens-toi au bar.” Je secoue la tête et dépose ensuite mes mains sur le fameux bar. Le héros de la soirée revient quelques secondes plus tard et je me force à me redresser, tant bien que mal. Je ne suis pas bourrée, juste incroyablement sonnée. “Ca te dirait que je te paie un verre d’eau ?” Je relève mon regard dans sa direction et remarque son léger sourire en coin. “Fais gaffe, je suis toujours capable de sentir si c’est de la vodka ou non…” Mes mots se perdent dans le brouhaha du bar mais je pense qu’il les a entendu, à en juger par son rire. “Merci, franchement, j’ai cru qu’elle allait tenter de m’écraser…” Je récupère peu à peu mes esprits alors qu’il me tend le verre d’eau. Je l’avale d’une traite et secoue une nouvelle fois la tête. “Je m’appelle Janis au fait.” Je lui lance un sourire et passe ma main dans mes cheveux pour les remettre en place.

Je ne sais pas si j’aurais vraiment été capable de discerner la différence entre un simple verre d’eau et de la vodka. À vrai dire, je crois que je ressens même plus le goût des choses. Je me sens juste vaseuse, juste retournée, comme si j’avais pris une bonne dose de somnifères. Un verre de vodka m’aurait peut être fait du bien, en fin de compte. « C’est vrai, j’aurais pu vouloir profiter d’une jolie jeune femme déjà bien amochée, mais non, je te rassure, je te file qu’un verre d’eau frais. » Je le regarde avec de grands yeux avant de pointer mon index sur son torse. « Hey, je suis pas amochée! » Je ris et attrape le verre d’eau qu’il me tend après m’être présentée. « Enchanté Janis, moi c’est Valentin. Ca t’arrive souvent de te battre comme ça ? » J’avale le verre d’une traite et hausse les épaules. C’est vrai que je me suis de nombreuses fois retrouvée dans des bagarres de bar, mais plus par esprit héroïque que par réelle envie de me battre cela dit. Je me sens gardienne de la cause féminine, et je n’aime pas voir des collègues en détresse. Enfin, il faut dire que je suis aussi très impulsive, et que je n’hésite jamais à hausser le ton, quitte à me lancer par la suite dans un crêpage de chignon intensif. Comme aujourd’hui. Sauf qu’aujourd’hui, j’aurais mieux fait de rester à ma place. « Mouais, ça m’arrive de temps en temps… Mais j’me lance que quand elles méritent une vraie correction, tu vois le genre? » Je lui lance un léger sourire. « Sinon Valentin, tu fais quoi ici à part sauver des demoiselles en détresse »

Je n’ai jamais eu vraiment de problème à séduire la gent masculine. Et qui plus est dans un bar, puisque la plupart du temps ces chers messieurs sont en véritable chasse lorsqu’ils se trouvent dans un tel endroit. Alors je n’ai qu’à choisir, qu’à cueillir celui qui comblera ma nuit. Mais malheureusement, je ne suis pas épanouie. Ce n’est pas le genre de vie dont je rêve. Secrètement, j’aimerais avoir quelqu’un. Pour de bon. Un gars bien, gentleman, pourquoi pas riche. Quelqu’un qui me fasse rire et surtout quelqu’un qui me surprend. Mais pour trouver un gars comme ça, j’ai l’impression qu’il faut que j’en trouve dix. La tâche est rude, le challenge est grand. Trop grand pour le moment. Alors je me contente de flirter, par-ci, par là. Et ce Valentin ne me laisse pas indifférente. Le côté superhéros doit surement jouer en sa faveur. Je lui demande ce qu’il fait de sa vie, à part passer ses soirées à sauver des demoiselles un peu trop aventureuses. « Un peu la même chose, mais avec tout le monde. Enfin, pas vraiment, tout dépend des points de vue, mais je suis détective privé. » Son sourire provoque en moi une chaleur insoupçonnée. Je le regarde en battant des cils, presque comme une collégienne amoureuse de son professeur. « Waouh. J’dois dire que ça en jette! » Je lui lance mon plus beau sourire. « C’est même excitant, limite… » Je mords ma lèvre inférieure en ne le quittant pas des yeux. Je ne suis pas du genre à y aller par quatre chemins. Pas du tout même.

Je me rends compte que j’ai peut-être été trop loin. Ce n’est plus du rentre-dedans à ce stade, c’est carrément une invitation au voyage. Je suis clairement trop alcoolisée, ça en devient une certitude. Mais je suis bien trop lancée que pour faire machine arrière. Je soutiens le regard du jeune homme et je vais même jusqu’à me mordre la lèvre inférieure pour me donner un genre de prédatrice. Je suis plutôt douée pour ce genre de choses, même si là j’ai été un peu trop directe. « Juste limite ou totalement ? » Il rit ensuite à gorge déployée. Je secoue la tête et je ris, à mon tour. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais c’est communicatif. Je finis par reprendre mon sérieux et appelle le serveur. « Deux bières s’il te plaît. » Au point où j’en suis, un verre en plus ou un verre en moins ne ferait pas vraiment de différence. Je reporte mon attention sur Valentin. « J’aime le mystère. » Il me regarde avec un drôle d’air. « J’adore ça même… » Nos bières arrivent et le serveur nous lance un regard insistant. Je m’apprête à sortir mon porte-feuille de mon sac lorsque Valentin m’interrompt pour payer la commande. « Oh, faut pas! Mais merci… » Nous trinquons les yeux dans les yeux et je bois la première gorgée de ma bouteille en ne cillant pas. « Tu es venu seul? » je lui demande ensuite. C’est ma manière – une manière subtile – de savoir si quelqu’un partage sa vie. Si ce n’est pas le cas, je me ferais un plaisir de me porter volontaire. Pour un temps bien défini cependant.

Il semble réceptif, à en juger par ses nombreux sourires en coin et ses regards charmeurs. Ou bien peut-être que je me fais des films, je ne sais pas trop. Je me dis que s’il n’appréciait pas ma compagnie, il ne serait surement plus là à m’écouter lui faire du rentre-dedans pas très subtil. Non, il aurait surement déjà tourné les talons pour se trouver soit une autre fille, soit quelqu’un de moins alcoolisé avec qui il pourrait avoir une discussion sensée. Mais il est là, bien là, et il m’oblige à ne pas bouger lorsque nos bières arrivent. Je le remercie, l’alcool ne me faisant pas perdre mes bonnes manières. Ah ça, jamais. Puis je lui demande s’il est venu seul. Je suis directe, certes, mais je préfère savoir d’emblée si je m’aventure dans un terrain boueux ou non. « Ouais ma sœur n’est pas du genre fêtarde, et puis vu que je suis nouveau en ville, je ne connais pas grand monde. » Je secoue la tête. Il a donc une soeur. Et il vient d’arriver. Quelle aubaine pour moi. « Et bien, tu connais la personne qu’il faut maintenant! Je connais la ville comme ma poche! » Enfin, je crois. Mais je m’abstiens de lui dire. Je lui lance mon plus beau sourire avant de boire une nouvelle gorgée de ma bière. « Je suppose que toi aussi ? » Je dépose délicatement la bouteille contre le comptoir et le regarde avec intensité. « Je suis venue avec mon coloc, mais il a disparu… Classique. » Je roule des yeux. « Mais je crois que je suis encore mieux accompagnée, maintenant… » Je relève un peu plus la tête et croise mes jambes du haut de mon tabouret confortable, en ne quittant pas le bel éphèbe des yeux.

J’ai peut-être été trop vite en besogne en lui avouant connaître la ville comme ma poche. Après tout, je ne suis pas née ici. Je suis arrivée il y a seulement quatre ans, pour entamer mes études. Je ne connais que les endroits fréquentés par les jeunes et quelques lieux touristiques, donc je suis bien loin d’être le guide parfait. Mais bon, à en juger par l’affection que porte Valentin à la ville, je doute qu’il ait vraiment envie de la découvrir plus que ça. « Et tu ne te lasse pas de cette ville ? » Je hausse les épaules et lui avoue enfin le pot-aux-roses. « Je ne suis pas d’ici, je suis née à Sydney à la base. Mais ça fait quatre ans que je suis là… Je connais beaucoup de trucs, mais bon, on fait vite le tour… » Je lui lance un léger sourire avant de compléter: « Enfin je ne m’en lasse pas quand je rencontre de nouvelles têtes comme la tienne! » Je ris et il me demande ensuite si moi aussi je suis venue accompagnée. Je lui avoue alors que Joey m’accompagnait jusqu’il y a peu, mais qu’il a fini par disparaître avec une jolie fille. « C’est une aubaine pour moi alors que ton coloc disparaisse ainsi. Il serait venu à ta rescousse à ma place, ça aurait été triste. » Je l’observe arborer un air faussement triste et je ne peux m’empêcher de le trouver terriblement sexy. Je me redresse sur mon tabouret et lui lance un regard lourd de sous-entendu. « C’est vrai que tu es un chevalier bien plus agréable… » Je souris et bois une gorgée de ma bière.