Une journée ensoleillée après une soirée arrosée, un travail à l’écurie terminé pour cette semaine ; tu es libre. Tu t’es réveillé tard, comme souvent. Tu es resté un peu trop longtemps au lit, roulé en boule dans tes draps frais, avant de te décider à bouger. Le soleil tapait fort dans ta chambre, et t’attirait dehors inexorablement. Comment, avec cette météo clémente, aurais-tu pu passer plus de temps enfermé entre quatre murs à décuver ? L’air frais te fera du bien.

Tu t’es glissé lentement hors de ton lit, t’es traîné jusqu’à ta douche pour t’y nettoyer, te laver les dents. T’as embrassé un sale type hier, il est plus que temps de te débarrasser de tout ce qui pourrait rester de lui sur toi. Une fois propre, tu as enfilé une chemise rose pâle et un jean noir. Une paire de baskets aux pieds plus tard, tu étais dehors, les poches remplies de tes effets personnels et l’appareil photo autour du cou. Tu ne peux pas résister à la tentation d’inonder ton blog personnel de photographies de ton nouveau lieu de résidence. Il y a encore un tas d’endroits où tu n’as encore jamais mis les pieds ! Et tu ne parles même pas du reste de l’Australie. Tu vas en profiter, Priam, de ton jour de congé.

Tu as pris le bus direction le port. C’est toujours un chouette endroit, le bord de mer, non ? Une bonne odeur d’iode, le cri des mouettes… on ne se sent pas en vacances pour rien. Quand le soleil commencera enfin à décliner, sans doute t’offriras-tu un repas de poisson ? Ce serait une bonne idée. Tu n’as pas (encore) les poches trouées, tu peux bien te faire ce petit cadeau ! Ce sera pour compenser la soirée que tu ne feras pas ce soir, et tout l’alcool qui restera bien au chaud dans la bouteille du barman.

Tes cheveux volent au vent et tu te laisses aller à un sourire serein. Tu n’es pas sympathique, Priam, tu ne veux pas attirer les gens à toi. Tu as besoin de calme, de repos après t’être déchaîné hier sur la piste de danse. Un regard circulaire et tu constates qu’il y a pas mal de spots photo intéressants. Et encore, tu n’as pas tout vu ! Tu t’installes dans un coin et opères aux réglages de base pour prendre les meilleurs clichés. C’est une affaire de quelques minutes avant que tu ne te mettes à un endroit chouette pour tenter ta première photo. Qui, il faut le dire, ne rend pas si mal. Tu es fier de toi.

Elles s’enchaînent à un bon rythme. La pellicule se remplit, toi tu vérifieras et trieras tout une fois à la maison. Oh, serait-ce une mouette posée sur une jolie rambarde ? L’occasion rêvée de changer un peu tes habitudes. Les animaux se font rares, en ville, à ton grand désespoir. Tu t’accroupis, pointes l’objectif sur l’animal alerte. Tu es prêt, plisses yeux.

Clic.

Mais tu n’as pas été assez rapide. L’oiseau s’est envolé et a été remplacé par un ahuri grimaçant. Tu te sens bouillir et te relèves sans attendre une seule seconde supplémentaire.

« Bordel mais qu’est-ce qui te prend, l’idiot ?! »

Tu n’y vas pas de main morte avec lui. Mais c’est bien ce qu’il mérite, non ? Quelle bonne idée de gâcher le travail rémunéré des gens ! Et lui, que fait-il ? Les pitreries ne rapportent pas gros.

« T’es fier de toi maintenant ? Elle est partie ! Bravo, vraiment, bravo ! Y’a des gens qui bossent, ici ! Alors tu es prié d’aller t’agiter ailleurs ! »

Tu es conscient que tu t’énerves peut-être un peu trop. Mais eh ! Il te saoule déjà avec son air bête et ses cheveux colorés bizarrement. Encore un zigoto qui a oublié de grandir, sûrement...

Il a l’air content en plus, l’ahuri ! Et ça ne fait que t’irriter encore d’avantage. Quel sale gamin irrespectueux ! On ne lui a jamais appris le respect, là où il a grandi ? À ne pas ennuyer les gens dans la rue ? Tu sais que dans la vie, c’est chacun pour soi. Tout le monde vit sa petite vie dans son coin et personne ne regarde les autres. C’est ainsi. Triste ou pas, toi ça t’arrange plutôt ; tu es calme et silencieux, tu n’as aucun besoin, du moins lorsque le soleil est toujours haut dans le ciel, de papoter avec chaque personne que tu croises.

Et de te faire interrompre sans raison alors que tu travailles – et c’est très important de travailler – par un mec de plus ou moins ton âge qui devrait être partout sauf ici.

Cela ne fait même pas une seconde que tu lui parles que déjà, tu es agacé. Tu aimes les enfants, ça n’est pas un souci, mais les vrais enfants. Pas ceux qui ont vingt ou trente ans et qui agissent comme de sales gosses capricieux et prêts à se rouler dans le supermarché pour une friandise. Tu n’as pas la patience de supporter les types comme lui.

Quelle impertinence ! Tu te demandes s’il rirait toujours autant s’il basculait de l’autre côté de la rambarde et allait dire coucou aux cacas de mouette dans l’eau. Toutefois, tu ne tiens pas à avoir des problèmes à cause d’un débile profond, alors tu retiens la violence qui étrangement te démange.

« Rien d’exceptionnel ? Pour les ignares comme toi, c’est certain qu’une simple mouette n’a rien d’incroyable. Mais bon, je ne vais pas prendre la peine de t’expliquer mon point de vue, ce serait une totale perte de temps, tu es visiblement trop con pour comprendre. »

Tu tapotes du pied par terre, essayant de calmer ton exaspération. Et pourquoi il penche la tête sur le côté comme cela ? Quel cliché sur pattes ce gamin ! Et il ne capte vraiment rien à la situation. Tu aimerais le lui rentrer dans le crâne à bons coups de poing énergiques. Dommage que taper les gens ne soit pas permis par la loi.

« Je n’ai pas le temps, moi, de m’arrêter pour des bêtises pareilles ! Tes parents ne t’ont pas appris le respect ? À ne pas emmerder les gens dans la rue ? Je suis sûr que si, mais que tu n’en fais qu’à ta tête ! Je ne suis pas baby-sitter moi, retourne à la crèche. »

Tu lui tournes le dos, soupirant longuement. Où peux-tu faire une photo, maintenant ?

Tu es fier de ta petite pique, Priam. Tu as le don pour prendre les autres de haut, pour pointer du doigt leurs défauts qui t’exaspèrent. Les tiens ? On en parlera plus tard. Mais une chose est sûre, il ne te viendrait pas à l’idée de déranger quelqu’un dans un lieu public sauf en cas d’urgence vitale, ou simplement importance utile ; et certainement pas pour agir d’une façon déplaisante, ça non. Tu as été bien éduqué – même si ce n’est pas parfait – et laisser aux autres leur bulle d’intimité et leur liberté est quelque chose qui te paraît logique. Est-ce si compliqué à comprendre ? Pourquoi tout le monde ne pense pas la même chose que toi ? Incompréhensible.

Avec une mine un poil plus réjouie que précédemment – ce qui constitue un effort considérable – tu trouves un bâtiment agréable à l’œil, dont le rendu sur un beau papier sera sans doute très joli. Tu fais quelques pas dans sa direction, juges que tu es à bonne distance, et t’accroupis à nouveau. Oui, tu laisses en plan le petit bout d’homme rencontré malgré toi et tu t’en fiches ; tu n’as plus rien à lui dire, tu ne veux pas rester en sa présence, tu es mieux loin de sa personne et il peut bien continuer à brasser de l’air inutilement et à parler, tu t’en contrefiches. L’appareil est prêt, les réglages se font doucement, méticuleusement. Tu es attentif, et entends à peine ce qu’il te dit. Tu es un peu ailleurs Priam, ce n’est pas comme si tu lui portais une attention toute particulière.

Mais malgré tout, tu entends un changement dans sa voix. Et tu te rends compte – mais est-ce que tu en as quelque chose à faire, ça c’est une autre question – que tu as dû appuyé avec ton gros doigt boudiné sur quelque chose de plutôt douloureux pour lui. Boarf. Tu n’es pas une nounou, tu l’as déjà dit, et tu ne fais pas office de secrétaire au bureau des plaintes non plus. Tu n’es qu’un lambda qui aspire à la sérénité du lieu.

Alors bon, il continue dans ses tristes paroles. Tu n’apprends pas grand-chose sur ce jeune homme, juste que ses parents n’étaient pas très attentifs à son bien-être et à son éducation. Ben quoi ? Ça arrive à de nombreux jeunes. Ton enfance n’a pas été parfaite non plus. Si tes parents n’étaient pas méchants, tu avais quelques problèmes avec tes frères. Ça n’empêche que tu les aimes – un peu – et que tu ne sanglotes pas dès qu’on t’attaque sur ce sujet. Tu n’es pas très gentil, Priam.

La photo est prise et tu te redresses. Tu te tournes enfin dans la direction de ton infortuné interlocuteur. Tes yeux sombres le scrutent en silence. Plus rien n’a l’air joyeux en lui. Ça t’embête ces gens sensibles, car ça signifie que quoiqu’on dise, il y aura toujours quelqu’un sur cette planète qu’on pourra éventuellement blesser. Vive la liberté d’expression.

Tu glisses les doigts dans tes cheveux. Tu n’as pas l’habitude des gens tristes ou frustrés. Tu ne sais pas comment réagir avec eux. Alors comme un con, parce peut-être que tu te sens un tout petit peu – mais vraiment pas beaucoup – coupable, tu lui demandes, en désignant quelques maisons où tu sais qu’est caché un restaurant :

« Tu aimes le poisson ? »

Tu regrettes immédiatement tes paroles. Tu deviens fou.

Tes yeux sombres, neutres, sans vraiment d’émotion palpable fixent ce jeune homme sans ciller. Ce jeune homme que tu as offensé sans même le vouloir – ou peut-être un petit peu, mais sous le coup de l’émotion et de la colère. Il n’a pas l’air très heureux, tu ne sais pas vraiment ce que tu peux faire – et veux faire. Tu attends silencieusement sa réponse, qu’au fond de toi tu espères négative – c’est l’intention qui compte, c’est tout ce qu’il retiendra, n’est-ce pas ? Et ce qu’il te lance en premier lieu manque sérieusement de te faire t’étrangler avec ta propre langue. Hébété, tu le regardes. Avant de reprendre contenance en un instant et froncer les sourcils.

« Non, absolument pas. Si tu es là pour draguer, tu peux rentrer chez toi. »

Il n’est pas l’heure de séduire du mâle. Et surtout pas ce petit gars bizarre avec qui tu as bien manqué de te disputer fort violemment. Il revient sur ses paroles – ouf – et tu te détends. Bon, malheureusement il ne refuse pas et tu es acculé – sauf s’il t’annonce brusquement qu’il avait effectivement envie de te draguer et que par conséquent, tu le congédies avec un pied au cul – à devoir assumer ta décision auprès de quelqu’un que tu n’es pas sûr d’apprécier un jour.

Moment normal dans ce genre de conversation, il s’approche et te tend sa main, se présentant. Toi, tu glisses ton appareil autour de ton cou et lances, un peu bêtement :

« Jin… comme l’alcool ? Ok je vais retenir. Moi c’est Priam. »

Ce n’est pas la remarque la plus sensée que tu aies faite dans ta courte vie, Priam. Mais c’est déjà mieux que rien. Car son deuxième prénom, la suite de son prénom ou tu ne sais trop quoi, tu l’as déjà oublié. Et tu te demandes si tu aurais su le prononcer en entier. Tu ne dis pas enchanté, parce ce qu’au fond tu ne l’es pas. Tu as juste faim, tu veux un peu te rattraper pour avoir gâché son – joli – sourire et ne pas déjà te faire détester par les habitants de la ville. Vos mains se lâchent et toi tu te tournes dans la direction rêvée. La nourriture n’est plus qu’à quelques pas.

« Bon, du coup… si tu veux venir, tu peux me suivre. »

Tu ne l’attends pas, tu n’es pas très à l’aise socialement. Tu avales ta salive, un poil embarrassé et te mets en branle, d’un pas que tu maîtrises mal, entre le relax et l’effréné. Tu n’aimes pas prendre ton temps quand la destination est à portée.

Est-ce que ce prénom est un signe ? Tu vas devoir te montrer prudent, Priam. Il ne boira que de l’eau, ou à la limite une boisson gazeuse, mais pas d’alcool. Tu n’es pas un porte-monnaie sur pattes, tu n’as pas à payer des verres aux autres, surtout si tu n’as pas d’intérêt plus poussé pour leur personne. S’il veut rouler sous la table, il y mettra de sa poche et toi, tu ne l’aideras certainement pas à rentrer chez lui. Il précise tout de même que son prénom et l’alcool en question ne veulent pas dire la même chose. Sans blague ? Tu ne t’en serais absolument pas douté. Heureusement, il ne part pas dans une longue litanie pour te dire la définition précise de son nom, un discours plein de philosophie qui aurait résonné comme de vieilles casseroles dans ton cerveau. Alors toi, tu ne dis rien de plus. Espérons juste que tu ne te trompes pas ; dans un moment d’égarement, tu pourrais bien l’appeler Whisky.

Vous vous approchez dangereusement du restaurant en question. Bon, initialement, tu n’étais pas censé t’y poser si tôt. Tu aurais aimé prendre encore quelques clichés, mais avec cet enfant boudeur qui avait sapé ta bonne humeur, tu n’avais plus vraiment envie. Tu espérais seulement qu’il serait respectueux et silencieux quand il mangerait, qu’il n’en mettrait pas partout et que tu passerais un « bon » moment entre énormes guillemets.

Mais lui, il n’en a jamais fini d’ennuyer les autres et de les piéger. Tu lèves les yeux au ciel avec exaspération quand il pose la question qui fâche. Pourquoi tu fais ça ? Est-ce que ça le regarde ? Qu’est-ce qu’on s’en fiche ? Il va gagner un repas et un verre d’eau du robinet gratuit, d’où se plaint-il ? Tu pourrais bien le planter là avec un « si tu n’es pas content, tu n’as qu’à rentrer chez toi » mais tu as été assez désagréable pour les cinq minutes qui vont suivre. Alors tu réfléchis réellement à la question, dont tu connais partiellement la réponse. Mais vas-tu la lui donner ? Rien n’est moins sûr, parce qu’il ne la mérite pas et tu n’es pas certain qu’il veuille de ta pitié.

« Je ne sais pas » réponds-tu seulement.

Vos pas vous mènent à l’intérieur de l’établissement et tu t’assois en face de lui. La carte rejoint vite tes mains et le choix n’en est que plus bref : un fish and chips sera plus que parfait pour te soulager après cette journée et ces émotions qui t’ont traversé.

« Tu vas prendre quoi ? Je ne suis pas Rock Feller alors tu ne prends pas trop cher. »

Il semble étonné que tu l’invites. Ta générosité pour ces pauvres gosses te perdra, Priam. Heureusement que tu n’en rencontres pas tous les quatre matins, et qu’il ne vit pas avec toi. Vous allez manger, tu vas payer et chacun va repartir de son côté pour ne plus jamais se croiser, n’est-ce pas ? Ce n’est pas une mauvaise chose. Tu auras perdu quelques dollars, quelle importance ? Il ne t’en voudra pas trop, et c’est tout ce qui compte. Bientôt, le serveur vient prendre les commandes et tu ajoutes un verre de vin pour toi. Lui, il se contentera de l’eau. Tu ne bois pas souvent en dehors des heures nocturnes, mais quand tu es au restaurant, il t’arrive de t’offrir une petite folie de temps en temps pour accompagner ton repas.

Une fois l’homme parti, puis revenu avec l’eau – tu te doutes que ton vin ne tardera plus cela dit – puis à nouveau parti, ton attention peut enfin se reposer complètement sur ton jeune interlocuteur blond. Il n’est pas si déplaisant à regarder que cela, mais peut-être sourit-il un peu trop. Tu n’as jamais été un grand fan des imbéciles heureux qui affichent continuellement sur leur visage une banane grande comme le Pérou. À vrai dire, ça te met un peu mal à l’aise. Comme s’il y avait en ce bas monde une obligation d’être idiotement heureux. Bête n’est-ce pas ? Ce n’est en tout cas pas ton truc, de sourire sans en avoir une bonne raison. Et la société et ses codes stupides ne te forceront pas non plus.

Les dix-mille « o » dans son « alors » n’étaient pas nécessaires, par exemple. Tu les as sentis passer dans tes oreilles, comme si tu les voyais écrits devant tes yeux. Tu te mords l’intérieur de la joue pour ne pas faire une énième remarque déplaisante, et tu ne fais que répondre, sobrement, les bras croisés sur ton torse :

« Je suis Américain. Ma mère est d’origine chinoise mais mon père a des origines amérindiennes, oui. Et non pas indiennes. Ce n’est pas du tout la même chose, tu ferais bien de revoir ta géographie et ton histoire. »

Oui ça te saoule qu’on te prenne pour un Indien d’Inde. Ce n’est pas le même continent, ce ne sont pas les mêmes coutumes, les mêmes langues. Mais bizarrement, tu sens que Jin se fiche éperdument de l’histoire de x ou y peuple. Il va sans doute te sortir un petit « c’est pareil » et alors que tu n’en es même pas sûr, tu prépares déjà ta vicieuse défense.

« Et toi ? Avec un nom pareil – sans parler de ta tête – tu dois venir du Japon, non ? Ça tombe bien, je ne porte pas les Japonais dans mon cœur. »

L’histoire, tout ça tout ça. Mais ça n’est pas vrai. Certes ta mère t’a longuement parlé de certains événements historiques, mais tu n’as jamais haï les gens pour ça. Sauf s’ils s’appellent Jin-Machin-Truc et qu’ils sourient un peu trop.

« J’ai vingt-cinq ans » poursuis-tu avant de lui retourner la question.

Il devait en avoir dix-huit tout au plus, n’est-ce pas ? Il avait vraiment l’air jeune et innocent. Même si la vie ne lui avait pas fait de cadeau, il gardait une certaine candeur – exaspérante mais surprenante. Bientôt, on t’apporte ton vin et tu y trempes les lèvres avec délectation, tes yeux foncés ne quittant plus ceux de Jin, bizarrement curieux à son sujet.

Peut-être y vas-tu un peu fort avec ce gamin. Au final, il n’a rien fait de mal, mais tu ne peux pas t’en empêcher. Il y a des personnes dont la tête ne nous revient pas, c’est comme ça. Malheureusement pour le blond, c’est tombé sur lui. Et toi, comme un con, au lieu de le planter sur le quai et de retourner photographier les misaines et autres mâts des somptueux bateaux ici-bas, tu l’as invité au restaurant – où tu paieras sa part, idiot. Quelle belle décision que voici ! À vouloir être « sympa » tu vas te mettre dans de beaux draps et te donner une migraine incroyable. Ceci dit, il a dû bien comprendre que tu n’étais pas son ami et que ça ne serait sans doute jamais le cas. Ton comportement est incompréhensible, même pour toi.

Mais c’est qu’il ne se laisse pas faire en plus ! Est-ce que ça t’étonne ? Pas vraiment ? Il faut dire qu’au moment-même où tu as prononcé ces paroles pleines de ressentiment, tu ne t’attendais qu’à deux réactions : soit une violente – un peu comme ici – ou soit, plus surprenant, qu’il la ferme et reste contrit sur sa chaise. Un cocktail parfait pour que tu te sentes encore plus coupable. Mais ici, il y a méprise ! Il ne comprend rien du tout le gosse !

« Je ne suis pas agressif, juste incisif. C’est mon comportement habituel. »

Avec ceux qui te font chier. Comme lui. Quand on te connaît bien – faut-il encore arriver jusque là – tu peux être un garçon charmant, amical, très doux et sympathique. Toutefois… tu ne montres cette face de toi qu’à une poignée très restreinte de personnes. Jin ne sera jamais de ceux-là. Vivement que les plats arrivent pour que tu dévores ta portion !

« Il y a un continent et des milliers de kilomètres qui séparent l’Inde de l’Amérique. Les colons ont dû avoir de la merde dans les yeux pour prendre les habitants pour des Indiens ! Cette excuse ne marche pas. »

Tu le foudroies du regard. Tu ne vois pas du tout ce qui en toi te rendrait Indien. Que dalle. Tu n’as pas du tout cette apparence ! La prochaine fois, Jin apprendra à se taire sans vexer les gens… car il est pas mal doué dans ce domaine lui aussi !

Quel cauchemar ce repas. Tu hoches brièvement la tête lorsqu’il indique son pays d’origine et son âge, quoique étonné – ceci dit tu t’empêches avec brio de rigoler, lui, 28 ans ? Quelle belle blague ! – et tu t’installes plus profondément contre le dossier de ta chaise. Par chance, les plats arrivent devant vous, fumants et délicieux et tu oublies ton animosité pour te pencher sur ton assiette avec beaucoup d’envie. C’est à peine si tu lui grommelles un « bon appétit ».

Tu ne sais pas s'il te répond, tu ne sais même pas s'il apprécie le repas, mais toi, tu kiffes bien. Et ça se voit sur ton visage, car tu as enfin l'air content. Ton expression se radoucit un peu, et la nourriture te fait prendre conscience que tu as peut-être mal agi. Bah ! Tu t'excuseras un peu plus tard, il ne faut pas parler la bouche pleine et puis ça risque de refroidir.

Tu jettes un regard vers la porte et tes mouvements de mâchoire ralentissent progressivement alors que tu fronces les sourcils. Il n'y avait pas un beau soleil quelques minutes auparavant ? Pourquoi il faisait si sombre tout d'un coup ? Pourquoi tu avais l'impression qu'il pleuvait averse ? Un client confirme : il entre, un large parapluie au-dessus de sa tête qui laisse écouler un flot ininterrompu d'eau. Tu hausses les sourcils, cette fois. Que se passe-t-il ? Quel climat étrange ! Sont-ce des coups de tonnerre que tu entends au loin ?

Tu avales une autre bouchée ainsi qu'une gorgée de vin. Puis, soudainement, un grondement terrible se fait entendre et tu sursautes. Le liquide rouge se renverse sur ta chemise (car tu as bêtement été surpris) alors que les lumières se coupent sans crier gare. Coupure de courant due à l'orage, classique. Mais toi, ça ne te fait pas forcément plaisir car tu es souillé de vin dans le noir devant une assiette presque pleine, et que ça panique autour de toi.