C’est agréable d’être au soleil et de pouvoir profiter un peu de ce calme, une petite pause bien méritée. Je suis resté debout toute la nuit pour superviser les urgences et je dois dire que je commence un peu à sentir la fatigue. Bien entendu, ce café que j’ai à la main va vraiment m’aider à continuer les quelques heures qu’il me reste à faire avant de rentrer chez moi pour dormir. C’est quand même une vie bien différente du reste du monde. Je vais terminer ma journée en début d’après-midi pour aller dans mon lit. Mais bon, c’est aussi ma passion, ce que j’aime faire.

Au loin, je peux entendre une sirène, signe qu’on connaît tous ici. Une ambulance qui n’est pas loin et qui va arriver ici, aux urgences. Je me lève du banc devant la porte des urgences et lance mon café dans une poubelle puis je me tiens prêt, devant la porte, pour prendre en charge le patient qui arrive.

L’ambulance s’arrête juste devant moi, un secouriste sort et m’explique la situation. Une jeune fille de quatorze ans qui a fait une grosse chute à vélo, en tombant sur la tête. Je ne vais pas perdre plus de temps et on se dirige à l’intérieur, pour s’installer dans le box n°2, que je commence à regarder un peu plus en détails.

Elle semble être consciente, mais un peu dans les vapes, la grosse plaie qu’elle a au niveau de la tête m’inquiète vraiment, mais ceci n’est pas spécialement mon domaine, donc je ne peux rien faire de plus hormis m’occuper du reste. Je me tourne vers une des aide-soignantes à côté de moi. “Vous pouvez biper la neuro pour moi s’il vous plaît, j’ai besoin d’une consultation dans le box deux.”

En attendant, je me concentre sur son bras, pour voir les dégâts que la chute a provoqué. Je dois savoir si elle s’est cassé quelque chose ou non, en attendant d’en savoir plus sur sa tête. J’espère juste tomber sur quelqu’un de la neuro avec qui je vais bien m’entendre, je ne connais pas encore tout le monde ici.

Je suis tellement concentré dans mon examen qu’au moment où j’entends la porte qui s’ouvre, je ne reconnais même pas la voix de la femme qui vient d’entrer. Je me doute que ça doit être elle, celle de la neuro. Quand je relève la tête, puis passant sur le côté du brancard, je vois cette personne arriver devant moi. Et je dois dire que je ne m’attendais pas tout à une surprise comme celle-ci.

Est-ce que c’est quelque chose qui va m’arriver chaque jour ici ? Depuis que j’ai commencé dans cet hôpital, il ne se passe pas un moment sans qu’il ne m’arrive quelque chose d’étrange, qui sort de l’ordinaire. Mais par contre, pour le coup, là cette situation, je ne l’avais pas du tout vu venir.

Sur le moment, je préfère rester professionnel, il faut dire que notre histoire ne doit pas entrer en compte quand on a un patient sur la table. “Bonjour, Docteur Ross, c’est pour moi la consult’ si vous pouvez regarder son crâne.” J’ai du mal à réfléchir, à garder mon calme, ce qui ne m’arrive que très rarement. Et pourquoi son idiot de frère ne m’a pas prévenu aussi…

Un des internes vient m’apporter les résultats d’analyse et la radio. Je peux voir directement qu’il faut l’amener au scanner pour avoir d’autres images, mais sa vie n’est pas en danger. Ce qui est une bonne chose, je vais pouvoir en profiter pour avoir des réponses à mes questions. “Toi et toi.” en désignant deux internes dans la pièce. “Amenez-la au scanner, on vous rejoint tout de suite.”

L’occasion parfaite pour me retrouver seul dans la pièce avec elle. Je ne sais même pas quoi dire ni même par où commencer. Et j’ai tellement du mal avec tout ça, les sentiments, me montrer vulnérable, ce n’est vraiment pas un atout. “Écoute Lou j’aurais peut-être du te le dire… je pensais que ton frère t’en avait parlé.”

J’ai déjà eu l’occasion de vivre des situations bien pire que celle-ci. Et pourtant, je dois dire que je n’aime pas du tout la position dans laquelle je me trouve, simplement parce que je ne sais pas du tout quoi faire, je ne sais pas comment réagir, qu’est-ce que je vais bien pouvoir lui dire. Surtout qu’elle doit m’en vouloir, avec mon choix, de partir loin d’elle. Je n’imagine même pas comment elle doit me détester. Alors me retrouver ici, dans le même endroit qu’elle, ce n’est pas facile.

Même son frère ne lui a rien dit. Je le reconnais bien là, il faut dire. Il devait savoir que j’allais la croiser, ou inversement. Il est chiant avec ça. Quand elle me pose sa question, je lève la tête, mais je n’arrive même pas à la regarder dans les yeux. En soit, je ne vais pas dire le contraire, je n’ai pas arrêté de m’en vouloir, de l’avoir abandonné comme ça. “Il s’est passé… quelque chose, durant ma mission.” Je ne sais même pas si je veux rentrer dans le détail, j’ai déjà du mal à vivre avec. “Je n’ai pas eu le choix, on m’a rapatrié au pays.”

Mais est-ce que je vais vraiment tout le raconter ? Je ne pense pas que ce soit le meilleur moment, quoi qu’il arrive. Surtout que nous avons une patiente qui va nous attendre. “Du coup, on m’a trouvé ce travail ici. J’ai commencé la semaine dernière. Ma sœur n’a pas arrêté de me dire que je devais prendre ça comme un nouveau départ. Puis tu la connais, difficile de dire non…” Parce que c’est une forte tête celle-la, difficile d’avoir raison. Mais c’est aussi pour ça que je l’aime ma sœur, vu qu’elle est toujours de bon conseil.

Comment est-ce que je vais faire pour lui raconter tout ça… C’est un moment qui va rester graver à tout jamais dans ma mémoire. Je suis incapable de tout lui déballer d’un coup, c’est impossible. J’en fais encore des cauchemars la nuit, c’est quelque chose qui me hante, qui me rend… différent. Une version de moi que je n’aime pas. Peut-être que c’est une version qu’elle ne va pas aimer non plus. “Je… c’est difficile d’en parler Lou…” Je me tourne, dos à elle, car j’ai du mal à garder mon sang-froid. Mon poing tremble, je ne sais même pas pourquoi. Je laisse échapper un gros soupir, regarde dans la vitre en face de moi puis décide de me retourner vers elle. “Nous étions sept dans mon équipe au départ, c’était ma responsabilité… Nous sommes que trois à être rentré…” Je m’en veux, énormément, mais je ne vais pas le dire, je ne peux pas me montrer aussi faible que ça, pas devant elle.

Mais quand je la vois, en face de moi, tous ces souvenirs remontent. Une partie de moi voudrait juste que je m’approche d’elle pour la prendre dans mes bras, pour lui faire comprendre à quel point elle m’a manquée. Un geste que je ne peux pas faire. Je dois reprendre mes esprits, rapidement, car tout de suite, j’ai l’impression de perdre tous mes moyens et d’être incapable de bouger, de parler, figé sur place. “C’est de ma faute, tu sais… on m’a confié cette équipe et…” J’ai appris à habiter avec la honte, le chagrin et la culpabilité.

Rapidement, mon esprit revient quand même au travail, car je suis ici avant tout pour sauver des gens et je pense que ce n’est pas le meilleur moment pour discuter de tout ceci avec elle. Après, est-ce que je vais avoir une autre occasion, je n’en sais rien… “Nous devrions peut-être retourner au travail, notre patiente doit être au scanner maintenant.” Je me dirige vers la porte et je l’attends pour me diriger sur place. Le fait d’être à côté d’elle, comme ça, marchant dans le couloir, l’air de rien, j’ai du mal. C’est impossible pour moi de faire comme si c’était une inconnue. Mais je dois faire un effort, car je ne peux pas me permettre de me laisser aller pour le moment.

En marchant vers la salle du scanner, je repense à ce qu’elle vient de me dire. Dans un sens, je sais très bien qu’elle a raison, je ne vais pas dire le contraire. Puis j’ai déjà entendu ça tellement de fois depuis mon retour. La psy de l’armée, ma soeur et j’en passe. Je sais très bien que je ne suis pas moi-même et que j’ai l’impression qu’une partie de moi est manquante. Je ne suis même pas certain de pouvoir combler ce vide un jour, mais je garde un peu d’espoir, pour ne pas être totalement anéanti sans me préoccuper du reste. Elle l’a très bien dit, c’est de la torture, mais que je m’inflige.

Quand on arrive sur place, les clichés sont déjà prêts. De mon côté, je regarde ce qui m'intéresse et je peux voir qu’il n’y a rien du tout, hormis un gros bleu qui va disparaître avec le temps. Je regarde rapidement le scan de sa tête, qui pour moi, ne relève absolument rien qui demande une intervention chirurgicale. Mais je peux aussi me tromper, car ce n’est pas ma spécialité. Je me tourne vers Lou pour la laisser passer devant moi, pour qu’elle regarde l’ordinateur. “Pour moi il n’y a rien, je pense que c’est juste une petite coupure sur la tête. Mais oui tu dois quand même regarder, sait-on jamais, je t’ai demandé pour ça de toute façon.” Je suis quand même soulagé pour notre patiente, au moins, elle ne va pas passer au bloc et ça me laisse du temps devant moi du coup, pour faire une petite pause.

Étant donné que notre travail ici est terminé et qu’ils n’ont plus besoin de nous, je sors de la pièce, Lou qui me suit juste derrière, tout ça dans un silence très difficile à supporter, une situation qui semble un peu tendu. Elle marche, à côté de moi et il n’y a rien, aucun mot, aucun regard. Je ne sais pas du tout pourquoi j’ai eu cette réaction sur le moment, mais je ne voulais pas continuer comme ça. Il faut qu’on discute dès maintenant, tant que c’est sur le feu. Je viens attraper son bras avec ma main, sans rien dire, tout en ouvrant une porte qui se trouve sur ma droite. En soit, je ne lui laisse pas vraiment le choix et je l’entraîne avec moi à l’intérieur. Un espace de stockage, pour notre matériel. Je regarde rapidement dans la pièce, pour m’assurer que nous sommes seul, puis je reviens vers elle. “Désolé pour… ça.” J’avoue que j’aurais peut-être dû la prévenir avant. “Je pense qu’il faut vraiment qu’on discute, Lou. Je sais bien qu’aucun de nous deux ne s’attendait à cette situation…”

Est-ce que je vais vraiment réussir à faire mon travail sans être distrait par sa présence ? C’est une question qui traîne dans ma tête depuis plusieurs minutes. Je ne sais même pas quoi penser de ça. Si je dis que ça ne me fait pas plaisir de la voir, je suis un menteur, car c’est bien le cas. Même si c’est bien trop difficile. Je ne sais même pas ce qu’elle peut penser de tout ça elle. “C’est un peu pareil pour moi, tu sais. Je ne m’attendais pas à te retrouver ici. C’est… difficile.” Je ne vais pas le cacher, puis de toute façon, je n’ai jamais pu lui mentir. Elle le sait très bien, elle peut lire en moi comme dans un livre ouvert.

Effectivement, avec ce qu’elle vient de dire, ce n’est pas difficile d’être d’accord. La situation est vraiment compliquée et je ne sais pas trop quoi dire ou quoi faire pour améliorer ça. Je passe rapidement mes mains sur mon visage pour cacher un peu l’émotion qui me submerge. Je n’aime pas montrer ce côté de moi. Ma faiblesse. Surtout avec elle. Mais je ne peux pas faire autrement que de lui dire la vérité. Peut-être que ça va empirer la situation, je ne sais pas, mais au moins, je peux être totalement franc avec elle. “Tu sais très bien comment je suis Lou, je n’ai pas tellement changé depuis le temps. Et je sais que tu dois te poser des questions, que tu voudrais savoir des choses.” Je pourrais bien entendu répondre à chacune de ses questions si jamais elle veut savoir quelque chose.

Mais maintenant, il est temps de sortir toute ma franchise. De lui dire ce que je pense, ce que j’ai sur le cœur. “Je… je ne sais pas vraiment si c’est le bon moment pour te dire ce genre de choses mais je pense que j’ai quand même besoin que ça sorte.” Je me pose sur un bureau qui se trouve contre le mur, prenant mon courage à deux mains pour continuer. “Durant tout ce temps, ou je me suis retrouvé sur le terrain, en sachant très bien qu’au moment ou je rentre, tu n’allais pas être là, c’était difficile. À chaque instant, tu étais dans mes pensées. Et je m’en suis voulu tellement de fois d’être reparti une fois de plus, de t’avoir laissé. Mais je ne peux pas changer le passé Lou…”

Je me demande vraiment comment je peux faire pour améliorer cette situation. Car oui, c’est évident, maintenant que je la vois en face de moi. Même plus qu’une évidence. J’ai sûrement fait la plus grosse erreur de ma vie en la laissant, car même maintenant, même après toute cette histoire, j’ai juste besoin de plonger mon regard dans celui de la brune pour comprendre que c’est elle, avec qui je veux passer le reste de ma vie. Que c’était le bon choix, de lui demander sa main. Mais j’ai aussi l’impression que tout ceci est derrière, tout ça, car je n’ai pas eu l’esprit assez clair sur le moment pour prendre la bonne décision. “Non, aucun des deux. C’est difficile parce que le simple fait de t’avoir là, en face de moi, me renvoie l’équivalent d’une grosse claque dans la gueule, tellement je me sens idiot d’avoir pris cette décision.”

En la traînant ici, avec moi, dans cette petite pièce, je ne pensais vraiment pas que cette conversation allait prendre cette direction. Pour autant, je voulais lui dire ce que je pense, mais cela va bien plus loin que ça. “Tu as raison, tu le sais très bien, je ne peux pas dire le contraire. Je ne suis pas du tout fier d’avoir fait ce choix. C’est vrai qu'au fond, je ne sais pas du tout si je vais avoir les réponses que tu voudrais entendre, mais je suis quand même prêt à essayer, si tu le veux.” Il faut arrêter avec les faux-semblants, je n’ai jamais pu lui mentir, lui cacher quelque chose. Je ne joue pas avec elle et je ne l’ai jamais fait. Je le sais, au fond de moi, que je suis prêt à tout pour elle. “Et c’est une décision que je regrette, tu peux me croire…”

Si dans ma tête, je pensais vraiment que la conversation ne pourrait pas devenir plus difficile qu’elle ne l’ai tout de suite, il faut le dire, je me suis trompé en beauté. Le simple fait de voir les larmes qui coulent me déchire le cœur et c’est normal, pas seulement parce que je l’aime, mais surtout parce que je sais que c’est de ma faute. “Tu semblais être pourtant clair, au moment ou je devais choisir entre toi et l’armée. C’est vrai que je n’ai pas fait le bon choix, mais comment est-ce que j’aurais pu me rattraper après ça ? Au moment même où je suis sorti de la maison, je savais que j’allais regretter ce que je venais de faire.” Quand je la regarde, essuyant ses joues, voulant reprendre le contrôle, mais sans pour autant arriver à le faire, de mon côté, je dois dire que ça m’a fait totalement craquer. Je pouvais tellement sentir toute cette émotion m’envahir petit à petit, jusqu’à me rendre mal. En fait, j’ai l’impression d’être une horrible personne. Pourtant, je ne peux m’empêcher d’avoir ce geste envers elle. Je sais très bien qu’entre nous, ce n’est clairement pas la joie, mais je ne peux pas supporter plus longtemps cette tristesse qui est en train de l’emporter. Je me rapproche d’elle et sans rien dire, je viens la prendre dans mes bras. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais pour moi, c’était la meilleure chose à faire. “Je suis vraiment désolé d’être celui qui t’a fait autant souffrir” dans un murmure, au creux de son oreille.

J’ai comme l’impression qu’elle est moi, on est resté bloqué à ce moment, ou j’ai pris la décision de détruire notre couple. Ce n’était pas du tout ce que je voulais, loin de là, car je le sais pertinemment que Lou est la femme de ma vie, j’en suis certain. Est-ce que je pensais que malgré son ultimatum, on aurait pu réussir à surmonter cette épreuve ? Bien sûr que oui, mais peut-être que cela ne venait que de moi, en fin de compte. “L’assumer ? Je n’en suis pas certain. J’ai surtout envie de dire que cette décision m’a bouffé intérieurement.” Depuis mon départ, il ne s’est pas passé un jour sans que je regrette de l’avoir abandonné. Mais comme elle le dit si bien, ce n’est pas possible de refaire le passé. Mon unique chance maintenant est de me concentrer sur le présent. “Je ne te force à rien, tu le sais bien. Mais si tu as besoin de savoir des choses, je peux le comprendre.”

Être malheureux avec elle ? Impossible, vraiment. Depuis le jour de notre rencontre, je ne peux pas me passer d’elle. J’ai passé les meilleurs moments de ma vie à ses côtés, comment est-ce que j’aurais pu me sentir mal à ses côtés ? Mais c’est normal qu’elle se pose la question après tout. “Tu sais très bien que ce n’est pas le cas. Tu es ce qui m’est arrivé de mieux dans ma vie et je le pense toujours. Ma décision, c’était égoïste de ma part, de ne penser qu’à moi. Tu es la meilleure partie de moi, je te l’ai déjà dit et je pourrais te le redire chaque jour.”

J’avoue quand même être un peu surpris, mais pas tellement non plus. C’est vrai qu’elle aurait pu réagir autrement, au moment où je la prends dans mes bras. Elle aurait très bien pu me repousser, ne pas vouloir de moi si proche d’elle. Mais j’ai très bien compris que c’était le contraire, quand j’ai senti son corps se serrer encore plus contre le mien. Depuis deux ans, je n’ai rêvé que de ça, de pouvoir la prendre à nouveau dans mes bras. Dans ses yeux, je commence à me perdre, à entrevoir la lumière qui pourrait faire disparaître cette noirceur qui me consume depuis l’armée. Et avec cette petite pique qu’elle m’envoie, c’est un sourire qui vient s’afficher sur mon visage. “Menteuse.” tout en essuyant ses larmes avec mon pouce, qui passe délicatement sur sa peau.