Ce serait mentir de dire qu'elle n'a pas senti son regard sur elle à la seconde où il l'a posé. Ce serait mentir de dire qu'elle n'a pas de suite senti l'air s'envoler et sa respiration s'accélérer à la seconde où elle s'est postée instinctivement sans réfléchir, sans même en douter devant son stand de légumes au détour d'une allée en extérieur.

Elle reprendra ses esprits Chloe, il le faut, avant de relever la tête. Elle comptera un nombre raisonnable de secondes, elle lui laissera le temps de partir s'il le veut, elle se laissera le temps de ravaler si elle le peut. Elle pense à tout ce qu'elle s'est répété, des jours durant après qu'il ait quitté l'appartement sans qu'elle n'ait la moindre assurance qu'il y revienne ensuite, qu'il y revienne un jour. Elle est sage la brune, elle dresse la liste mentale de toutes les options et de toutes les réponses, de tout ce que ça implique et de tout ce qu'elle s'est promis. Elle ignore comment se passent les choses entre les frères depuis l'apocalypse qui avait eue lieu sous son toit, et elle ne sera jamais ingrate au point de le lui demander. Mais elle ne bouge pas non plus, elle ne prend pas ses jambes à son cou, elle inspire même, profondément, avant de finalement redresser le menton pour laisser ses prunelles se vriller avec toute la douceur du monde dans celles de Zeke.

Jamais elle ne s'autoriserait à les cerner, ses iris, comme elle l'a fait tant de fois auparavant. Elle n'a pas le droit de tenter de voir si dans son coup d'oeil il va bien, pas quand elle a été celle qui a tout détruit, pas quand elle est la cause et la conséquence de tous ses soucis. Alors elle improvise, elle prend sur elle, elle lui dédie un sourire, le plus rassurant qu'elle a en banque. Un sourire qui lui dira bien des choses, qui lui dira qu'il lui a manqué, qui lui dira qu'elle espère de tout coeur qu'il va bien. Qui lui dira qu'il n'a rien à ajouter, qu'il n'a même pas besoin de parler s'il n'en a pas envie, s'il n'a plus rien à lui dire. Elle le dédouane et elle est nostalgique ; elle qui s'était refusée de s'accrocher au passé, la voilà qui cumule les quelques bribes de souvenirs qu'il lui a jadis laissées.

Il devait se relancer quelque part dans l'univers, même s'il n'appréciait pas spécialement l'idée à l'heure actuelle. Zeke était bien mieux à la ferme ces derniers temps, à contempler les paysages et parler aux animaux. Enfin, parler était un bien grand mot justement parce que Blythe ne disait jamais grand chose. Il n'avait même plus envie de laisser échapper trois mots depuis la débandade avec Yele et Chloe. Il 'était lancé dans un mutisme d'envergure depuis cette soirée là, se contentant du strict minimum ce qui équivalait à trois mots par jour au maximum. La tristesse était au rendez-vous mais il n'en montrait rien pour sûr parce qu'il n'était pas un sensible qui pouvait se permettre de faire des témoins à l'heure actuelle. Il était trop loyal, Zeke, et c'était ce qui l'avait perdu justement et ce qui continuait à le perdre étant donné qu'il avait été obligé d'accepter de faire la tournée du marché ce matin là pour remplacer son père souffrant. Ce n'était clairement pas ce qu'il préférait dans le métier, échanger des banalités avec des clients qui n'avaient pas tellement envie de donner de l'argent pour le plaisir et l'ambiance était morose au moment où il ouvrait son stand, le regard ailleurs. Au moins au début. Puis, il l'avait vue approcher et son coeur avait raté un battement ou deux au creux de sa poitrine parce qu'il ne l'avait pas oublié, peu importe ce que Yelahiah lui avait demandé, Zeke ne pouvait pas aller contre cette fichue volonté à l'intérieur de lui. Ce n'était pas sa faute s'il ressentait tout cela et pourtant, il se blâmait parce qu'il n'était qu'humain, le Blythe, trop humain pour que ce fut sain et viable sur la durée. Il suivit le regard de Cohen oubliant le reste de la population alentour instantanément parce qu'elle lui manquait terriblement, si fort qu'il aurait pu en trembler là et ce n'était pas quelque chose qu'Ezechiel faisait en temps normal. "Hey, kid." La familiarité était là alors qu'il faisait semblant de soupeser des tomates, son regard en coin tourné vers elle sans qu'il ne sache si elle lui dirait quelque chose ou si elle passerait son chemin. Il accepterait les deux initiatives sans sourciller, parce que c'était elle.

"Hey, kid." et ça, juste là. Ce moment qu'elle fige dans le temps, sa silhouette qui s'ancre au sol et son coup d'oeil qui se visse à lui.

C'est exactement comme à la ferme, c'est exactement comme s'ils y étaient toujours, ou encore mieux qu'ils y étaient retournés. Ils n'auraient jamais dû en partir. Elle sourit Chloe, elle se retrouve un peu plus, se sent elle-même aussi naïvement qu'elle le peut. Elle reprend ses racines la brune, si ce n'est que le regard de Zeke reste fuyant. Alors elle glisse ses doigts entre les laitues, elle dérive aux énièmes pousses, elle reconnaît celles qu'elle avait aidées à récolter, y'a des millénaires de ça on dirait. À son rythme à lui, toujours. Elle ne sait faire autrement.

"Y'a mes préférées?" ses prunelles sont remontées vers les tomates qu'il emballe, elle n'a pas vu les rouges vin sur l'étalage, le seul souvenir lui restant étant qu'elle les lui volaient de ses paniers à la seconde où il avait le dos tourné. Le paradoxe du fruit acidulé d'abord, sucré ensuite. Elle n'avait jamais fait le rapprochement entre la vie qui lui donnait cette impression au quotidien d'aussi loin qu'elle se rappelle déjà, préférant rester sur la discussion la plus sécuritaire qu'elle est en mesure de tenir.

Et pourtant, elle s'inquiète.

Elle s'est promis de ne plus s'en mêler, elle s'est promis de lui laisser toute la distance dont il a besoin, mais il a les traits tirés le Blythe. Il a des cernes et il est fatigué, épuisé, et elle reconnaît sur son visage les mêmes expressions qu'elle arbore lorsque l'angoisse et l'insomnie l'assaillent. "Je suis contente de te voir." qu'elle tâte, quand il aurait tous les droits de lui répondre avide l'inverse, quand il aurait tous les droits mais qu'il ne les prendrait probablement même pas. Homme si doux, si bon qu'elle ne méritera jamais. "Comment est-ce tu vas?" la banalité s'arrache à sa gorge, mais elle ose, elle gratte une minute à peine, avant de partir, juste une qu'elle chérira aussi longtemps qu'il le lui autorisera.

C'était sûrement la chose la plus difficile qu'on lui ait demandé de faire, s'éloigner de Chloe après tant de mois à développer leur lien si particulier. Zeke avait essayé de tenir le coup le plus longtemps possible puisqu'il était hors de question de blesser son petit frère plus qu'il ne l'avait été jusque là. Cela voulait dire qu'il était plus seul que jamais, le grand Blythe, tout seul à la ferme, sans personne à qui parler car personne ne venait. Avant, c'était Zeke qui se rendait en ville et qui dormait dans la chambre d'amis de la belle Cohen mais là, il s'y était refusé, faisant les aller-retour après ses journées de boulot à la scierie, autant dire qu'il était exténué et qu'il n'arrivait plus à assumer un tel rythme. Si encore il dormait pour récupérer, mais de base, Zeke était un homme qui n'enchaînait pas plus de quatre à cinq heures de sommeil quotidien et depuis la dispute, ce taux avait encore diminué. Il n'était pas très bien dans sa peau en se sentant si coupable vis à vis de Yele, si seul sans Chloe et au final, personne n'était là pour le guider sur la bonne route à nouveau. Ezechiel tâchait de faire de son mieux, même si ce n'était pas suffisant à l'heure actuelle: au moins, il avait la ferme et les légumes à vendre pour préserver l'héritage de sa famille. Chloe était là néanmoins et cela, c'était plus difficile à gérer pour Blythe qui ne pouvait pas détacher ses yeux d'elle, peu importe à quel point il le tentait. Il la voyait toucher les laitues, chercher du regard les tomates qu'elle adorait tant quand elle passait un séjour rallongé à la ferme et elle lui demandait s'il en avait, bien sûr qu'il en avait. Il en attrapa quelques unes, les plus belles et les lui tendit avec son sourire généreux collé au visage, sans rien dire de plus. Elle comprendrait, ils se comprenaient toujours, même s'ils n'avaient  plus vraiment le droit d'évoluer au sein du même univers. Il s'attendait d'ailleurs à ce qu'elle parte d'un moment à l'autre, Ezechiel ne lui en voudrait pas le moins du monde d'agir ainsi après sa récente trahison. A la place, elle parla un peu et le fermier ne put que sourire, bien malgré lui parce qu'il avait le coeur qui crevait de ne pas pouvoir sauter par dessus l'estrade et la prendre dans ses bras, soulagé. "Moi aussi. On fait aller, et toi?" Il ne pouvait pas lui dire la vérité et pourtant, Zeke se mordillait la lèvre pour empêcher les mots de sortir, ces fichus mots qui foutraient toutes les belles résolutions en l'air... Tu me manques, kid.

Un monde qui se dessine entre les deux même s'il n'y a au final qu'une seule table qui se dresse entre eux.

Elle a l'impression qu'une vie s'est écoulée depuis qu'elle a entendu sa voix pour la dernière fois, elle a l'impression que son appartement a pris en grandeur, en froideur, en solitude. Elle a l'impression qu'il a changé alors qu'il est pareil, que chaque geste et chaque sourire, que chaque expression et chaque mouvement sont bel et bien ceux qu'elle a enregistrés jadis, qu'elle ne s'autorise plus à mémoriser. Il est là et il sourit, elle sourit à son tour, bien sûr qu'elle le fait.

Il s'assure de lui donner ses tomates et elle pouffe Cohen, comme une gamine gâtée, comme une fillette à qui on offre un cadeau d'une inestimable valeur. Ce sont les détails qui comptaient toujours avec Zeke et elle ne s'en rend compte qu'un peu plus alors qu'ils retrouvent cette dynamique particulière qu'ils avait su établir tous les deux sur la ferme. Les silences partagés où ils comprenaient bien plus que si des mots étaient venus s'y loger. Elle pourrait rester des heures à le regarder travailler, elle pourrait être égoïste au point de lui dédier chacun de ses coups d'oeil et encore plus de ses sourires si elle ne vivait pas avec la constante terreur que Yele apparaisse en bordure d'eux, qu'il brise son frère à nouveau. Elle ravale donc, se satisfait de peu, le lui souligne au mieux.

"Moi aussi. On fait aller, et toi?" il est fatigué et elle l'est elle aussi. Il est épuisé, il dort mal, il a les traits tirés mais elle se concentre sur le bon qu'il lui donne, elle n'oserait jamais gratter sous la surface maintenant qu'elle se tient responsable de chaque bribe de son malheur. "J'ai adopté un chat errant." qu'elle s'entendra souffler la brune, comme unique réponse à sa question, et aux centaines d'autres qui traversent son regard.

Elle ne va pas bien, mais elle ne lui fera pas l'affront de lui mentir en plus du reste. "Il est venu à ma porte 3 fois en une semaine, j'ai fini par comprendre qu'il se cherchait une amie. " un fin sourire se dessine sur ses lèvres. Elle avait provoqué sa venue en lui laissant de la nourriture et du lait à l'extérieur du building, l'ayant déjà vu auparavant se balader dans la ruelle à côté de son appartement, le pauvre bien trop abîmé pour appartenir à qui que ce soit. Il était encore à apprivoiser le félin, mais elle y allait à son rythme ; et ainsi, elle s'occupait un peu, se sauvait au mieux.

La gêne était palpable parce que Zeke devait mettre de la distance entre elle et lui, même si c'était tout l'inverse qu'il désirait. Chloe avait toujours été son rayon de soleil, il l'avait toujours adorée pour cette raison, parce qu'elle était capable de faire ressortir le meilleur de lui au moment où tout le monde le jetait aux oubliettes. Elle avait toujours été cette âme différente, celle qui ne le jugeait pas pour son silence mais qui l'appréciait pour cette raison, justement. A l'inverse, Blythe ne la jugeait pas pour toutes les erreurs qu'elle avait faites parce qu'elle était humaine, qu'il comprenait qu'elle ait pu être perdue à un moment donné... Lui l'était récemment parce que le silence de Yele le tuait, qu'il ne savait pas comment réparer ce qui avait été brisé entre eux. Une part de lui n'avait pas vraiment envie de renouer avec son cadet parce qu'elle était suffisamment égoïste pour vouloir être en compagnie de la belle brune et lorsqu'il s'en rendait compte, Ezechiel se détestait doublement de l'avoir pensé, ne serait-ce qu'une seconde dans une journée. C'était sûrement ce qu'il vivait de plus dur depuis quelques semaines, en faisant croire au monde entier que tout allait parfaitement bien, perdu entre deux stands de légumes bio. Pour une fois, ce n'était pas cela qui l'intéressait, c'était l'étincelle qui tâchait de déchiffrer au fond des yeux de sa brune parce qu'elle lui manquait et qu'il avait besoin d'être sûr qu'elle allait bien. Il savait que ce n'était pas le cas au ton de sa voix, à ce regard fuyant qu'elle avait quand lui osait se perdre dans le sien. Il en avait besoin, c'était sa drogue depuis des années, même si elle ne devait pas le savoir parce qu'ils étaient amis, qu'ils avaient été colocataires également et qu'il y avait des barrières à ne plus dépasser désormais. "Et il s'appelle comment? Je veux le rencontrer, cet être perdu." Il se reconnaissait en lui, à venir constamment toquer chez Chloe, y rester, s'y habituer et ne plus avoir envie d'en repartir parce qu'elle était précieuse, aimante et qu'elle n'étouffait jamais les gens comme eux. Ce chat et Zeke devaient être un seul et même individu, c'était ce qu'il pensait à ce moment précis en tout cas. "Je suis désolé de t'avoir mis dans cette position." Entre autres mais cette seule phrase résumait absolument toute la situation alors qu'il mettait quelques autres légumes dans son sac, histoire de s'assurer qu'elle en aurait assez pour prendre soin d'elle sinon, le grand brun n'y survivrait pas.

"Et il s'appelle comment? Je veux le rencontrer, cet être perdu." il s'y intéresse, bien sûr qu'il s'y intéresse. Elle laisse un sourire attendri orner ses lèvres, ses joues prennent une teinte un peu plus rosée alors qu'elle discerne la lueur qui brille dans le regard d'un Zeke maintenant curieux, intrigué. Elle l'a vu évoluer avec des dizaines d'animaux à la ferme, elle l'a vu sauver des chiens blessés, elle l'a vu leur parler bien plus qu'il ne parle à qui que ce soit et elle ne s'est jamais lassée de ce spectacle. Les souvenirs remontent, ils lui donnent l'impression d'appartenir à une autre vie tant l'époque est loin d'eux. "Il n'a pas encore de nom ; je prends toutes les suggestions pour éviter de l'appeler en ronronnant plutôt qu'en articulant un vrai mot."

Elle se moque, joue avec les ficelles de son sac de tissu, étire ce moment sans en avoir véritablement le droit. "Tu l'aimerais, il a des taches sur les pattes, et sur le nez. Il a toujours l'air ébouriffé." elle lui dresse le portrait, elle lui dessine les divers éléments, elle le guide pour qu'il soit aussi familier à l'animal qu'elle. Elle pourrait lui parler de ses habitudes au quotidien, elle pourrait lui dire qu'il finit toujours par venir se nicher dans son cou au beau milieu de la nuit. Elle pourrait lui raconter des anecdotes par millier si ça lui permettait de gratter quelques minutes de plus à ses côtés sans sentir la culpabilité remonter.

"Je suis désolé de t'avoir mis dans cette position." mais il la rattrape au vol, lui tend de nouveaux légumes et son coeur, ses regrets à portée. "T'as pas à t'excuser pour quoi que ce soit Zeke." elle lutte la brune, pour ne pas lier ses doigts aux siens alors que leurs mains s'effleurent et que le contact si rapproché la trouble bien plus qu'elle n'ose le montrer. "C'est ma faute. Je me suis mise entre vous deux, j'aurais jamais dû." et elle le fait encore, elle ne sait faire que ça Cohen.

"Tu peux venir le voir quand tu veux, tu sais." le chat, et moi. Tu peux revenir quand tu veux Zeke. Reviens.

Zeke s'intéresserait toujours à la cause animale et Chloe devait être une des personnes qui en savaient le plus à ce sujet. Après tout, elle l'avait vu interagir avec toutes les bêtes qui agrémentaient la vie à la ferme, de tous les chiens errants qu'il avait adoptés au troupeau de moutons dont il s'occupait sans jamais se plaindre. Il aimait cela, s'asseoir dans l'herbe et fermer les yeux, simplement humer l'odeur de la nature alors que les moutons s'exprimaient non loin de lui. Blythe se sentait vivant uniquement dans ce genre de circonstances, pas au beau milieu de la ville à servir des clients qui se plaignaient de la qualité de tout ce qu'ils croisaient. Heureusement, Ezechiel était patient avec les autres, il avait appris à le faire au moment où il subissait les moqueries de la plupart de ses camarades de classe car il savait ce qu'il risquait à péter les plombs et il ne voulait surtout pas décevoir le reste de la famille. Alors, il avait toujours fait en sorte de conserver ses distances pour ne pas craquer, même si sa franchise le démangeait la plupart du temps puisqu'il avait besoin d'avoir le contrôle sur tous les éléments qui pouvaient le blesser. Zeke y avait survécu, à cette période sombre, mais il y en avait une nouvelle, désormais, qui s'ouvrait devant lui et il n'était franchement pas certain d'y subsister aussi aisément parce qu'il était seul maintenant. Yele ne lui parlait plus, il devait essayer de résister à l'envie de voir Cohen: au final, il n'avait plus rien. Juste des souvenirs. Et ce moment, dieu seul savait combien de temps il allait pouvoir durer avant que le monde ne se rappelle à eux deux. "Appelle le comme moi, peut être." En ne disant rien. C'était ce qu'il sous entendait parce que Zeke avait toujours su ce dont Chloe avait besoin, sans prononcer le moindre mot, sans entamer la moindre conversation. Ils étaient bien au delà de tout cela depuis leur aventure ensemble à la ferme, même si personne ne pouvait comprendre ce qui les unissait, pas même Yele, surtout pas lui. Pourtant, il les avait brisés en débarquant un jour sans crier gare et depuis, Zeke ne pensait qu'à ces excuses là qui semblaient si fausses à vrai dire. "C'est pas ce que t'as fait. On s'est brisés tout seuls." Ils étaient différents et c'était ce qui les rendait si compliqués. Son cadet lui manquait, Chloe aussi, situation inextricable à l'extrême. "J'aimerais. Mais j'ai peur de Yele." Il avait peur de ne plus être aimé et c'était la première fois de sa vie que cela lui arrivait, à Zeke, et il le montrait dans l'intensité du regard qu'il lança à Cohen. Qu'elle en fasse ce qu'elle veut, maintenant.

Elle parle et elle gratte chaque seconde disponible comme si la prochaine les rapprochait d'un au revoir qu'ils ne répèteraient pas avant un très long moment. "Appelle le comme moi, peut être." "J'essaierai." qu'elle laisse glisser, la lueur dans son regard qui s'apparente bien plus à tous ses souvenirs où Zeke s'approchait, où ils s'apprivoisaient l'un l'autre dans le plus doux, dans le plus calme des silences que d'une quelconque anecdote féline.

La conversation qu'elle tient du bout des doigts, alors qu'elle le sent qui s'effrite. Presqu'autant qu'elle. "C'est pas ce que t'as fait. On s'est brisés tout seuls." elle n'a pas aidé. Elle n'a certainement pas aidé à se mettre entre les deux, elle n'a certainement pas pensé avant de choisir l'un après avoir choisi l'autre. Elle s'est laissée glisser Chloe, elle s'est autorisée à être libre en croyant qu'elle l'était réellement, elle s'est prise dans son propre piège comme une naïve débutante. Il n'acceptera jamais ses excuses parce qu'il est trop bon Zeke, parce qu'il ne voit le mal en personne, trop occupé à scruter son propre mal à lui. "Vous avez reparlé depuis?" alors elle tente de savoir à son tour, elle tente de se faire un portrait de ses démons en ayant l'insensée lubie qu'il en partagera peut-être le poids avec elle.

"J'aimerais. Mais j'ai peur de Yele." il ne viendra pas à l'appartement, il ne viendra plus. Elle savait déjà, elle s'en doutait, mais l'entendre le dire dans des mots qui ne le confirment pas suffit à ce qu'elle ait besoin d'inspirer un peu plus longtemps, un peu plus profondément. "Il n'est pas lui-même ces derniers temps. Il dit des choses et fait des choses qui ne sont pas tout à fait lui. " elle n'a pas le droit de parler de Yele ainsi, elle n'a certainement pas le droit de parler pour lui non plus. Mais pourtant, elle met ses mots entre eux, elle les dévoile alors qu'il n'a rien dit de tel, mais qu'elle a su apprendre à les lire les frères Blythe, au fil des bribes de vie qu'elle a partagées avec chacun d'entre eux. "Il a plus besoin de toi que ce qu'il dit."

Les mots qui grincent, parce qu'elle aussi, elle a bien plus besoin de lui que ce qu'elle dit. Et pourtant elle en sent l'importance évidente Cohen, de préciser la suite. "Je te demanderai jamais de choisir." lâche, elle aurait bien trop peur de la réponse.

Il avait mal au coeur de la voir mais Zeke avait tout aussi mal au coeur quand elle n'était pas là, c'était à se bousiller dans les grandes largeurs. Il se méprisait constamment pour cette raison, parce qu'il avait envie d'être à ses côtés tout en ayant comme priorité le bonheur de son frère. Situation parfaitement inextricable donc qui le rendait des plus amers, lui qui était en temps normal un éternel optimiste qui croyait en la bonté humaine, il y avait forcément un raté quelque part au milieu de l'équation. Il regardait Chloe et il avait son palpitant qui se serrait: il avait tant envie de reprendre les affaires comme avant, ignorer les menaces proférées par Yelahiah, retourner au fond du lit de la chambre d'amis dans l'appartement de la belle Cohen et faire comme si le reste du monde n'existait pas. Il sentait qu'elle aussi avait envie de ce genre de bond dans le temps, de tout effacer d'un revers de la main en sachant fort bien qu'il n'y aurait pas grand regret au retour. Il n'y aurait qu'Ezechiel qui en aurait parce qu'il n'oublierait jamais la présence de son frère dans leur histoire, dans leur vie à tous les deux et cette ombre qui planait entre eux noircissait tout. Il ne pouvait même plus réellement sourire, le fermier, il ne pouvait qu'acquiescer en sentant que le petit chat aurait son patronyme quelques jours par semaine, les fameux jours où il venait habituellement parce que la route jusqu'à la ferme était trop longue et peu rentable pour lui. Zeke la ferait désormais tous les jours cette route parce qu'il n'avait plus le droit de prendre la moindre place dans l'existence de la brune, elle qui ne voulait perdre aucun des Blythe mais qui se perdait elle-même en conséquence, un paradoxe qui tuait toujours un peu plus l'ébéniste... Oui, il avait mal au moment de lui annoncer que Yele restait là, quelque part, dans cette nuée venimeuse au fond de son esprit et il regrettait d'ores et déjà de devoir prononcer ce genre de mots alors qu'elle lui avait tant manqué et qu'elle recommencerait à lui manquer atrocement à peine lui aurait-elle tourné le dos. "Je crois pas qu'il ait changé. Si?" Il avait perdu son travail cela dit mais Yele avait toujours été très concentré sur ses propres envies, se jouant comme un grand égoïste parce qu'il n'avait jamais connu le moindre échec dans sa vie, ce qui était tout l'inverse pour son aîné. Zeke n'avait pas de mal à vivre avec le sacrifice et il le montrait en conservant une distance raisonnable entre son corps et celui de Chloe, pour éviter toutes sortes de désagréments, encore pour sauver l'honneur de son petit frère, rien d'autre. "Et toi, t'as besoin de moi?" Il avait besoin de savoir, de se faire toujours un peu plus de mal au nom de quelque chose qui le dépassait complètement, qui le rendait totalement idiot. "Toi, non. Yele, si. Je veux pas choisir, pourtant. Je veux pas... Te perdre." Il avait murmuré les derniers mots, fronçant les sourcils en se rendant compte de ce qu'il avait échappé. Zeke ne contrôlait pas tout à fait les spasmes fous de son coeur mais ce n'était plus un secret qu'il ne maîtrisait rien en compagnie de Chloe. Ce ne serait jamais véritablement le cas.

"Je crois pas qu'il ait changé. Si?"
"Il n'est plus celui que j'ai connu."

Et elle ne le reproche pas, son ton ne trahit en rien le tout. Elle ne juge pas non plus, jamais elle ne se permettrait de le faire. Mais Yele ne va pas bien, et son coeur se serre que la distance qu'il a mise entre son frère et lui en résulte d'un Zeke qui l'ignore, qui ne l'a pas remarqué. Il est au plus mal et pourtant son orgueil ne laissera jamais rien être montré, il a besoin d'aide et il a besoin de son aîné. Il en a tellement besoin qu'elle l'a vue, qu'elle se blâmerait presque de le savoir tant elle s'en donne un rôle que Yele n'aurait jamais voulu qu'elle ait. "Et toi, t'as besoin de moi?"

La question du Blythe la stoppe dans tout. Sa respiration s'arrête, sa silhouette s'ancre au sol, ses doigts arrêtent de jouer nerveusement avec les légumes au fond du sac qu'elle tient d'une main. "Tu en doutes?" mauvaise réponse Chloe. Tu ne peux pas lui répondre avec une question, tu peux pas faire ça, parce quand il s'ouvre à toi, pas quand tu t'es jurée de ne jamais le fuir lui en plus du reste. "Si je réponds franchement, si je le dis, y'a pas de retour en arrière Zeke. " et ils seront maudits. Il détestera avoir la confirmation qu'elle cède autant que lui, il détestera savoir qu'il n'est pas seul dans sa misère, il détestera la suite parce qu'elle partagera le poids d'un amour inavouable, impossible et damné avant même d'avoir commencé.

Elle ne lui demandera jamais de choisir. "Toi, non. Yele, si. Je veux pas choisir, pourtant. Je veux pas... Te perdre." son coeur se serre, ses lèvres aussi. À aucun moment pourtant, elle ne détourne le regard ; profitant égoïstement de leurs dernières minutes comme si justement, elles étaient vraiment les dernières. "Je veux pas non plus. J'ai jamais voulu." et pourtant elle a tout faire pour, en l'encourageant à aller rejoindre Yele, la dernière fois.

"Et c'est tout ce que tu veux, vraiment?" elle s'en veut mais elle lui demande, elle s'en veut et elle sait que c'est trop, mais elle ne se pardonnerait jamais de ne pas lui avoir laissé la chance d'au moins le dire, lui aussi.

Choisir était certainement le mot qu'il abhorrait le plus ces derniers temps parce qu'on ne lui avait jamais demandé d'agir ainsi. De devoir prendre une décision. Laisser quelqu'un sur le bas côté pour contenter quelqu'un d'autre, c'était totalement hors de commun pour Zeke. Il s'en déchirait le coeur depuis des semaines, au final se retrouvant plus seul qu'autre chose puisque Yele ne lui avait pas reparlé et qu'il ne pouvait pas s'approcher de Chloe. C'était peut être la première fois de toute son existence qu'Ezechiel ne se faisait pas confiance: habituellement, il était en mesure de se restreindre, de faire attention au moindre mot, au moindre geste pour ne pas risquer une relation majeure à son existence. Aux côtés de Cohen, le grand Blythe ne pouvait pas paraître aussi malin parce qu'elle avait toujours abattu la moindre de ses défenses, la brune, et il n'avait jamais réussi à l'empêcher d'être là, quelque part au fond de son coeur. Pourquoi n'avait-il pas pu se rapprocher de quelqu'un d'autre, quelqu'un qui ne blesserait pas autant son petit frère? La vie ne marchait pas ainsi et le fermier en avait plus que jamais conscience en vue du regard de défi que lui lançait Cohen en lui répondait. Il hochait la tête en signe de dénégation car, non, il ne doutait pas une seule seconde qu'elle avait besoin de lui. Elle l'avait prouvée par le passé en venant jusqu'à la ferme pour obtenir un refuge entre ses bras et sous son regard bienveillant. Alors, Zeke savait, il n'avait pas besoin de l'entendre lui dire, sa bouche restant close malgré l'intensité de leur échange. Et voilà que le prénom de Yele faisait irruption dans la discussion, un fait perpétuel récemment et Zeke comprenait tout à fait ce qu'elle voulait dire. Aucun d'eux n'avait voulu cette séparation abrupte, ce manque persistant quand arrivait le soir et que le géant brun n'allait pas terminer sa journée dans la chambre d'amis de Chloe. Ils n'avaient pas besoin de le dire, juste à se regarder pour savoir et la question qu'elle prononça, elle l'acheva, purement et simplement. Elle savait pourtant, Cohen, que Blythe était incapable de mentir, qu'il n'avait jamais réussi cet exploit, même dans un tel contexte où il aurait mieux valu. "Non. Je veux être avec toi." Il n'avait pas le droit et il resta là à la toiser, sa main se fermant sur un légume au hasard pour garder un semblant de contact à la réalité en dehors des yeux si intensément bleutés de Chloe. De son coeur qui ne répondait plus de rien. De ses pensées qui l'intimaient d'arrêter cela le plus vite possible.

"Non. Je veux être avec toi."

Elle est étrange, la sensation qui la terrasse de l'entendre le dire aussi facilement une seconde, aussi difficilement la suivante. Elle est secouée par sa franchise alors qu'elle la connaissait par coeur, elle est déstabilisée par son calme alors qu'elle sait bien évidemment que c'est tout l'inverse qui se trame à l'intérieur de lui. Le monde entier peut bien continuer à tourner autour d'eux, les clients peuvent s'arrêter au kiosque comme le passer sans un regard, elle n'en a plus rien à faire des prunelles de qui que ce soit se mêlant à leur monde, quand ses iris à elle ne lâchent pas ceux de Zeke une seule seconde.

Il veut être avec elle, mais il ne veut pas choisir.
Il veut être avec elle, mais il ne peut pas perdre Yele.
Il veut être avec elle, mais il ne devrait pas avoir si mal de le dire, avoir si mal de le lui confier, laisser transparaître le tout de sa voix bafouée, regard voilé.

Et elle aurait pu être égoïste Chloe, passer par-dessus le stand, l'embrasser à la volée.
Elle aurait pu bafouer toutes les promesses qu'elle s'est faites de ne pas s'immiscer entre les deux frères, et de choisir celui qu'elle aime, malgré tout le mal qu'elle peut lui faire.
Elle aurait pu et elle aurait dû, sûrement.

Mais plutôt, elle se contente de tenir son regard, une poignée de secondes encore. De tenter d'y voir autre chose que de l'angoisse, que du stress, que des doutes. De tenter d'y voir un espoir pour eux, malgré le choix qu'il ferait justement, en la choisissant elle. Et pourtant elle ne voit rien qui la rassure, elle ne cerne que ses blessures. "Malgré tout?" la seule question qui lui reste, comme une piqure de rappel.

Si je réponds franchement, si je le dis, y'a pas de retour en arrière Zeke.

Il connaissait le danger de faire preuve d'autant de sincérité dans la situation qui était la leur depuis plusieurs semaines. Néanmoins, Zeke ne pouvait jamais s'en empêcher, il fallait qu'il dise à autrui tout ce qu'il pensait et si ce n'était par les mots, ce devait être par le regard. Celui-ci en disait bien trop pour le moment et Chloe n'avait sûrement pas besoin d'entendre les quelques mots que le brun prononça pour comprendre ce qu'il en était, pour savoir que Blythe vendait peu à peu son âme au fiable en se laissant ressentir toutes les émotions qu'il avait toujours mis de côte parce qu'il le devait. Il y avait Yele, il y avait la réalité des faits, ce monde qui ne tournait jamais dans le bon sens pour les personnes qui s'aimaient. Ezechiel ne se considérait pas assez pour combattre le chaos, pour se mettre sur le chemin d'un destin qu'il avait vu flancher à plusieurs reprises car il n'avait aucune garantie, le grand brun, à part celle qui lui brisait d'ores et déjà le coeur, son frère ne reviendrait vers lui s'il allait sur cette route. Alors, pourquoi s'y rendre malgré tout? Oui, ce malgré tout qi le désarma dans les grandes largeurs car Chlor cherchait des certitudes de son côté et Zeke n'en avait aucune, excepté celle de son coeur. Ce n'était peut être pas grand chose sur le papier, un simple organe commun à tout être vivant autour d'eux mais il y avait ce petit quelque chose qu'aucun autre ne pourrait avoir: l'amour qu'il lui dédiait, à Chloe. L'amour qui débordait de ses grands yeux noirs, au moment où il hocha simplement la tête avec une émotion palpable dans sa communication non verbale. Zeke n'était pas parfait, il n'était même pas quelqu'un qui s'appréciait énormément mais il était celui qui acceptait Chloe en entier, avec ses failles et ce passe tragique. Celui qui lui répondait oui avec aucun mot parce qu'il n'avait que sa vérité, la grand Blythe,et rien d'autre n'avait d'importance que le regard de Cohen en face de lui, sans savoir ce qu'elle en dirait de tout cela.

Et il hoche de la tête.

Il hoche et elle ravale, ignorant la réponse comme l'enregistrant aussitôt, indélébile. Le mouvement est bref, il est sans conséquence pour qui que ce soit les voit de l'extérieur. Il confirme ce qu'elle savait déjà comme ce qu'il affirmait au-delà de ses sourires, de ses soupirs. Ils en sont venus à un accord alors que le contrat n'a même pas été dégainé, ils en sont venus à une confirmation quand bien même personne n'a parlé.

Pourtant Chloe reste immobile.
Elle le scrute, elle le fixe, elle détaille chaque détail justement. La fuite n'a pas encore motivé ses jambes, son besoin de s'envoler ne s'est pour le moment pas encore manifesté. Elle réfléchit à toute vitesse Cohen, même si son visage de porcelaine reste immuable. Qu'aucun rictus ne brusque la moindre expression, que ses lèvres sont docilement posées, closes.

Elle aurait dû vouloir s'enfuir, elle y pense à peine. Elle aurait dû vouloir le ralentir, le sermonner, l'arrêter même, dans son élan. Lever la main, l'empêcher de brusquer quoi que ce soit, d'acquiescer quand elle ne le mérite pas. Pourtant elle finit par reprendre un rythme de respiration normal, une mèche qui s'était échappée contre sa joue qu'elle ramène distraitement derrière son oreille. Ses iris n'ont pas quitté ceux de Zeke, sa voix remonte enfin, rattrape les derniers silences d'une ultime question éternellement en suspens. Le leur.

"On peut en parler, ce soir?" reviens à l'appartement. Reviens en terrain neutre, reviens là où on peut être nous-même, là où personne ne nous voit l'être. Reviens.

Elle a confiance, en lui, Chloe. Elle a confiance au point où elle se décale d'un pas, d'un autre vers l'arrière. Ne lâchant pas une seule fois ses iris des siens, elle n'attend même pas qu'il accepte en espérant de tout coeur que peu importe sa réponse, rien ne tende vers le refus. Il viendra. Ils discuteront. Ce soir.