« Va faire un tour. » qu’il me dit Thomas alors que je suis en train de faire les cent pas dans son salon depuis de très longues minutes. « Je la garde avec moi, va faire un tour. » Il insiste mon meilleur ami, alors qu’Ailis est sagement calé contre lui, en train de jouer avec son doudou. Je viens régulièrement me réfugier chez lui depuis le départ d’Eavan, il y a quelques… Jours ? Semaine ? Je ne sais plus vraiment, la notion du temps devient floue et abstraite. Ces derniers temps ma vie s’organise au rythme des siestes d’un bébé de sept mois et rarement, je me concède le droit de sortir de ce nouveau rôle qui m’incombe. « J’ai tout ce qu’il faut pour la faire dormir aussi. » Il persiste, Thomas et je comprends que je dois avoir une tête à faire peur pour que ce soit lui qui me propose de m’enfuir. « Merci Tom. » Je m’approche d’eux pour déposer un baiser sur le crâne de la petite. « Tu me tiens au courant. » Je hoche la tête et déjà prends la fuite vers la porte d’entrée. J’ai besoin d’une soirée.

J’aurai pu aller me réfugier dans un bar. Boire tout mon soûle, prétendre qu’Eavan allait enfin revenir si je finissais par faire une connerie. J’aurai pu finir dans le lit de la première venue. J’aurai pu prendre la voiture et conduire vers l’horizon sans jamais me retourner. Il y avait un million de possibilités qui se présentait à moi. Et pourtant…

Mon poing s’abat lourdement sur le panneau en bois. Elle avait dit qu’elle avait congé. Elle avait dit que je pouvais venir quand je le voulais. Elle avait demandé si elle devait s’inquiéter, je n’ai même pas répondu. Elle le découvrira en direct live. Peut-être qu’elle doit s’inquiéter, je n’en sais rien. Elle seule en sera juge. Et enfin elle ouvre sa porte Chloe. « Salut. » Ma voix traîne sur la fin, le sourire qui l’accompagne habituellement peine à s’étirer sur mes lèvres. Déjà, elle s’inquiète. « Accorde-moi une chose. » Je le vois, le faible hochement de tête qu’elle m’offre. « J’ai besoin de hurler. » De hurler à m’en casser la voix. De hurler si fort pour qu’enfin tout ce que je garde enfoui depuis des jours finisse par sortir. « Après, tu pourras poser toutes les questions que tu veux. » Après, tu auras vraiment le droit de t’inquiéter.

Les coups la font sursauter, ce serait mentir de dire qu'elle n'a pas peur lorsqu'elle se rapproche de la porte, qu'elle valide qui se trouve de l'autre côté à travers le judas. Pourtant son visage de porcelaine ne montre rien, une Chloe impassible et qui le reste lorsque la porte s'ouvre sur la silhouette épuisée, essoufflée de Cían. « Salut. » il ne sourit pas, elle non plus. Il sait qu'il est le bienvenu ici à toute heure du jour et de la nuit, encore plus après lui avoir envoyé des messages qui sont restés sans réponse sans qu'elle ne se fâche. Elle s'inquiète, bien sûr qu'elle s'inquiète l'australienne. Pourtant, rien ni dans son coup d'oeil ni dans ses rictus absents ne le confirment trop. Elle attend.

« Accorde-moi une chose. » tout ce que tu veux qu'elle aurait pu répondre, qu'il ne se serait pas étonné d'entendre. « J’ai besoin de hurler. » elle aurait pu parier. La tête de Chloe qui hoche doucement, un signe de la positive indicible, qu'il ne verra peut-être même pas tant il est aveuglé par la rage, par la colère. Par les événements qu'elle ignore mais qui s'agitent au-dessus de leurs têtes comme une douloureuse et anonyme épée de Damocles. « Après, tu pourras poser toutes les questions que tu veux. » peu importe les questions qu'elle lui poserait, il ne répondrait qu'à ce qu'il a envie. Il le sait et elle aussi ; mais pourtant, elle n'en a rien à faire de l'entente potentielle à prendre Chloe, quand elle glisse avec autant de douceur que de force ses doigts entre ceux d'Atwood.

« Viens. » elle est catégorique, quand elle quitte son apparemment pour l'entraîner dans le couloir. Derrière eux, la porte de son loft se referme fortement, l'écho étouffé par leurs pas sur le carrelage refait il y a quelques semaines déjà. Elle pousse de l'épaule la porte de sécurité, sortie de secours qui n'a jamais aussi bien porté son nom qu'aujourd'hui. Et lorsqu'ils en viennent à bout, des escaliers en tôle sur trois étages qui les mènent au toit de l'immeuble, ce n'est que là que sa main quitte celle de son ami. Elle se décale et se dégage, elle n'attrape son regard qu'une seule et unique fois. « Quand tu veux. »

Devant lui et tout autour, il a accès à une vue périphérique du quartier, de la ville même, s'il le veut, s'il fronce des yeux. Son coeur bat la chamade de le voir dans cet état mais jamais elle ne dira quoi que ce soit. Surtout pas avant qu'il n'ait hurlé.

Elle, je lui fais confiance.
Elle, je sais qu’elle ne jugera pas.
Elle me laissera tout l’espace dont j’ai besoin même si cela implique de long silence, même si l’interaction se termine en mutisme de ma part.
Elle, elle comprend, à la seconde où son regard se pose sur moi.

« Viens. » Son ton ne laisse aucune place à la discussion. Ses doigts, qui s’entremêlent aux miens, mènent la cadence. On s’en va. On s’en fuit. Sans rien dire, je lui emboîte le pas, la regarde monter les escaliers à la volée. Elle m’entraîne sur le toit de son immeuble Chloe et l’idée est probablement meilleure que tout ce qui a bien pu me traverser la tête depuis que j’ai quitté l’appartement de Thomas. Ici, personne ne me verra, personne ne pourra réellement m’entendre, à part elle. « Quand tu veux. » Ces quelques mots qui sonnent comme une libération. Enfin.

L’espace m’appartient, je peux en faire ce que je veux et pourtant, rien ne vient. Soudainement, je me sens comme démuni, incapable de savoir ce qui pourrait réellement me soulager. Mon regard erre sur l’horizon. J’attends le bon moment, l’impulsion qui sera la bonne. Les émotions qui bouillonnent à la simple pensé de cette lettre qui brûle encore le bout de mes doigts, qui se cache dans le fond de la poche arrière de mon jean.

J’inspire. Et je hurle.

Un cri qui sort du plus profond de mes entrailles. Un cri bestial. Quelque chose qui m’effraye tout autant que cela me fait du bien. Je hurle à m’en arracher les cordes vocales. Je hurle ma détresse, ce sentiment de trahison qui me colle à la peau et surtout cette colère qui ne me quittera plus jamais. Elle est là ma rage et au bout de quelques secondes, je ne sais plus si je hurle pour elle ou pour autre chose, mais il faut que ça sorte. « JE TE DETESTE. » Enfin mettre des mots sur la situation, c’est enfantin, c’est bien trop simple, ça ne résume pas tout, mais c’est assez fort pour faire du bien. Et le cri s’atténue, j’ai la gorge qui me pique, je me mets à tousser, j’en ai presque le souffle coupé.

Et je me tourne vers mon amie. « Elle est partie en me laissant la petite. » Elle est partie.

L'air pique, mais pas autant que les prunelles d'un Cían plus excédé encore qu'elle n'a bien pu voir au fil des années que cumule leur relation si peu bancale, pourtant élue depuis le temps au stade d'essentielle, vitale. Elle attend pourtant, sage comme une image, appuyée contre l'un des murs de briques et énième carrelage qui longent la terrasse. Il a tout le temps du monde et elle également, quand jamais la seule idée de le bombarder de questions aussi intrusives que malpolies sur quoi que ce soit ne lui effleurerait l'esprit. Elle sait se montrer patiente pour le monde entier Chloe, quand pour elle-même elle s'empresse de tout. Mais c'est lui et lui seul qui compte en ce moment, de toute façon.

Et il hurle, et elle ne baisse pas les yeux, ne les ferment pas non plus. Son visage de porcelaine reste impassible, sa silhouette gracile tout autant ; ses pieds s'ancrent aux dalles du toit sans jamais qu'elle ne sourcille. Véritable statue. « Elle est partie en me laissant la petite. » elle ne peut rien dire Chloe, encore moins juger. Elle aurait pu le faire des dizaines de fois, partir, l'australienne abonnée à la fuite envers et contre tout, d'aussi loin qu'elle se souvienne. Elle ne dira rien là non plus la brune, se contentant d'hocher de la tête en guise de confirmation qu'elle a bel et bien entendu.

« Thomas s'en occupe? » elle prend la chance de demander, là elle se l'autorise. Ne doutant pas une seule seconde qu'Atwood s'est chargé de laisser Ailis en sécurité, elle en vient à rompre sa promesse de lui laisser de l'espace pour additionner un pas et un autre vers lui, réduire la distance qui les sépare ainsi. « Tu restes ici ce soir. » si elle sonne catégorique, si elle semble tout sauf ouverte à négocier, c'est que c'en est réellement le cas.

J’avais besoin de cela. Elle l’avait compris sans grand discours Chloe. Je le vois du coin de l’œil, elle ne bouge pas, elle attend la fin. C’est tout autant libérateur qu’apaisant de la savoir non loin, de savoir qu’elle m’attend. Je prends tout l’espace qu’elle me donne pour faire sortir cette colère que j’avais mis en sourdine ces derniers jours. Sur ce toit, tout s’échappe, tout sort sans filtre. Je me ferais presque peur à hurler de cette manière, mais j’en avais cruellement besoin. Jusqu’à ce que je me retrouve à bout de souffle, jusqu’à ce que crier ma colère ne semble plus nécessaire. La tête me tourne et il me faudra quelques secondes pour reprendre mes idées, pour tout avouer en une phrase, pour reprendre mon souffle. Pas besoin d’en dire plus, elle comprendra Chloe. Je sais qu’elle comprendra même les deux points de vue et je ne lui en voudrais jamais pour cela. J’avais besoin d’en parler avec elle. Il n’est pas nécessaire de partir dans de longs discours. Je ne serais même pas par où commencer de toute façon, tout se mélange trop et les émotions ne cessent de prendre le dessus.

« Thomas s'en occupe? » « Oui. » Elle est en sécurité Ailis, je sais que mon meilleur ami fera attention à elle. C’est lui qui m’a poussé à sortir. Lui qui m’a assuré que je pouvais prendre mon temps. Alors lorsque la brunette s’approche en affirmant « Tu restes ici ce soir. » je ne peux que hocher la tête. « Parfait, ça m’évitera de demander. » Je ris un peu comme pour relâcher une dernière fois la pression. Ma main vient chercher celle de mon amie pour la serrer longuement, parce qu’elle avait compris mes besoins, parce qu’elle m’a laissé m’exprimer sans jamais questionner. « Merci Chloe. » Je lui souris quelque peu et inspire un grand coup. Déjà, je me sens mieux.

On s’appuie tous les deux contre le mur, à observer le soleil qui entame sa descente vers l’horizon. « Comment tu vas toi ? » Autant se concentrer sur elle, quelques minutes encore, avant de lui laisser l’opportunité de m’interroger, après tout, je lui ai promis que je répondrais. Pourtant, je préfère affirmer à nouveau. « Tu peux demander. »

« Parfait, ça m’évitera de demander. »
« Et moi de supplier. »

Ce n'était pas négociable de toute façon, et lui comme elle le savent parfaitement. Jamais Chloe ne supplie, jamais elle ne se confond en demandes qui s'imposent, qui résonnent comme des lamentations. Et jamais Cían n'aura besoin de demander avec elle, même s'il perd facilement son temps à croire devoir le faire. Qu'il prenne tout, elle lui a donné le droit il y a des mois de ça, et elle le lui redonnerait sans même y songer à deux fois. Il est probablement le seul à être autant autorisé avec elle, comme ça. « Merci Chloe. » c'est rien, et arrête, me remercie surtout pas.

Cohen qui souffle, ses yeux se ferment, reviennent. Évidemment qu'Ailis est en sécurité, il ne serait pas ici si l'inverse était acté, et pourtant elle valide en se rassurant qu'il lui confirme l'instant d'après. « Comment tu vas toi ? » son épaule heurte, espiègle, celle d'Atwood, elle resserre au même moment ses doigts contre les siens comme une éternelle preuve qu'elle est là aujourd'hui, qu'elle le sera toujours ainsi. « Mieux que toi. » la pique retrousse le coin de ses lèvres en un sourire en coin qui dédramatise, tente de.

« Tu peux demander. » il revient à la charge et elle ne pourrait pas lui en vouloir. À l'entendre, il a probablement même envie qu'elle demande, qu'elle le bombarde de questions, qu'elle l'assaille au point où il regrette l'offre, se braque encore plus. Elle adorerait le faire enrager à nouveau et encore plus, l'amener à projeter sa colère sur elle, qu'ainsi il en oublie l'autre. « Je sais que je peux. » mais s'il veut avancer, s'il veut aller mieux, c'est lui qui doit ressasser, pas elle. Chloe n'en est que bien trop pudique pour gratter ce genre de détails. « Mais je veux pas, j'en ai pas besoin. »

Elle reprend ses mots la brune. Besoin. « T'as besoin d'autre chose, toi?  » qu'elle le lui offre, n'importe quoi. Qu'elle fasse au moins ça.

Jamais elle ne négocie Chloe, elle impose parfois avec force, parfois en douceur. Elle dose le ton et la manière. C'est si simple d'évoluer auprès d'elle, en particulier, lorsque soudainement, il devient compliqué pour moi de gérer mes émotions. Elle n'est jamais loin la colère, elle attend tapie dans le noir, prête à surgir pour m'entraîner dans une rage aveuglante, parfois. Je me suis contenu les deux premières semaines, Ailis était ma priorité. Elle est en sécurité la petite fille, elle est choyée et cajolée. J'ai, enfin, le droit de me laisser aller.

« Mieux que toi. » Le changement de conversation est vain. Elle me taquine et m'arrache un sourire. « C'est pas bien difficile ça. » Non clairement, l'exercice est aisé. On dédramatise, on assure, au coin d'un sourire, que tout ira bien. On tente de se convaincre.

« Je sais que je peux. » Bien sûr qu'elle sait. C'est l'accord tacite que nous avons passé le jour même de notre rencontre, comme ça, au hasard d'une vie. Elle peut tout demander je lui donnerais tout. Et inversement. C'est facile, c'est rassurant. Sans jamais avoir besoin de s'appeler tous les jours, de coller à l'autre. C'est écrit en petit au bas du contrat. « Mais je veux pas, j'en ai pas besoin. » et c'est probablement pour ça que j'ai atterri chez elle précisément, ce soir. Elle n'a pas besoin de savoir pour m'accueillir. Elle n'a pas besoin de connaître tous les détails. J'aurais pu débarquer chez elle et lui hurler dessus qu'elle serait restée de marbre Chloe, elle aurait immédiatement compris.

Comme elle est en train de le faire, en posant la seule question qui sonne juste au milieu de tout cela. « T'as besoin d'autre chose, toi? » Elle me déstabilise la question. Je n'ai fait que penser à Ailis depuis le départ d'Eavan, laissant en suspend tout le reste. J'avais cette envie, au plus profond, de crier mon désarroi. Et maintenant ? Il reste quoi ? « Je sais pas. » étant la réponse la plus honnête que je puisse lui offrir.

Le silence s'étire alors que mon regard se perd sur l'horizon. C'est quoi la prochaine étape ? J'en ai la tête qui tourne à trop y penser, soudainement, à trop réfléchir. « J'ai besoin d'une pause. » Elle est effrayante parfois cette vérité criante. « Avant de perdre pied. »

La seule chose qui compte là, de suite, c'est de savoir s'il a besoin de quelque chose d'autre, de plus. « Je sais pas. » ce à quoi il aspire, ce qu'il voit comme suite.

Elle paniquerait presque Chloe, qu'il ne se sente pas assez en confiance pour le lui dire, qu'elle soit obligée de gratter, de le forcer à faire quelque chose. Elle s'est jurée de ne jamais aller jusque là, elle ne le fera pas. Il le fait pour elle. « J'ai besoin d'une pause. » et voilà qu'il s'ouvre, voilà qu'elle rattrape son regard au vol, qu'elle s'approche d'un pas et de quelques autres. « Avant de perdre pied. »

Oh, ces mots.
Oh s'il savait à quel point il a été là, quand elle-même les a dits.

« Veux-tu qu'on parte? » la fuite, encore et toujours. Elle ne connaît que ça Cohen, elle n'est bonne qu'à ça et elle le fait seule, toujours. Pourtant là, elle partage, elle la lui offre sur un plateau d'argent la grande envolée. La vérité, c'est qu'ils en ont besoin tous les deux. « Avec Ailis? » tous les trois, plutôt. Qu'il ne fasse pas l'erreur de laisser sa vie et ses responsabilités derrière, qu'il ne fasse jamais les mêmes erreurs qu'elle. « Un week-end? Une semaine? » ses questions se mutliplient, quand elle ne fait qu'un geste un seul de plus envers lui, sa main trouvant la sienne pour y enlacer ses doigts avec un naturel presqu'inné.

« Mes parents m'ont demandée d'aller passer quelques jours chez eux, pendant qu'ils sont hors du pays. » elle les étale les raisons, les justifications, leur plan A, et leur plan B aussi. Melbourne et ses racines à elle qu'elle n'a partagées qu'avec Isaac, il y a une vie de ça. Désormais le chapitre est révolu et l'histoire a changé, mais elle s'ouvre un peu plus, et si son cocon à elle peut devenir le sien à lui, c'est déjà bien assez pour qu'elle s'en voit rassurée.

C'est comme un saut dans le vide.
C'est prendre le recul nécessaire pour finalement admettre qu'il serait temps de tout stopper.
De faire une pause.
Enfin.

C'est libérateur de l'admettre véritablement. J'ai besoin de faire une pause, une vraie. Loin de mon quotidien, loin de cette ville, loin de tout. Et ça elle le comprend Chloe. Elle propose déjà sans hésiter ce qui semble aller de pair avec mon aveu. « Veux-tu qu'on parte? » Mon cou qui plie dans un hochement de tête positif sans que mes lèvres n'aient besoin d'émettre le moindre son. Bien sûr qu'elle a compris. « Avec Ailis? » Et je voudrais lui dire que je ne veux pas lui imposer la présence de la petite, mais ce serait se fatiguer pour rien. Elle propose d'elle-même, elle sait que je ne pourrais pas me séparer d'elle. On s'accorde en silence au moment même où ses doigts viennent chercher les miens. « Un week-end? Une semaine? » « Une semaine. » que j'impose en douceur. J'ai besoin de temps, je le sais. « J'ai encore beaucoup de jours à poser. » On travaille en non-stop depuis décembre, depuis les incendies qui ont ravagé le pays. Je suis épuisé et ce soir, je le ressens plus que jamais.

« Mes parents m'ont demandé d'aller passer quelques jours chez eux, pendant qu'ils sont hors du pays. » Elle est belle sa proposition. Elle renferme tant de signification. Mes doigts enserrent les siens, juste un peu plus fort. « Ce serait parfait. » Juste ce qu'il faut pour sortir la tête de l'eau. Une semaine pour se poser et envisager l'avenir sans trop mélanger, sans trop se perdre. Ma main échappe à la sienne le temps d'aller pêcher une cigarette dans le paquet qui traîne dans ma poche arrière depuis des semaines. « Juste une. » que je dis plus pour moi que pour elle. Juste une et après j'arrête. Pour Ailis, je devrais. Mais ça permet de relâcher la pression, une cigarette. J'en tire une longue bouffée avant d'expirer longuement. « On prend la fuite quand ? » Je ne poserai pas de questions, mais je sais, je vois. Elle aussi elle chercher s'échapper, encore une fois.

Il a une semaine, elle aurait bien pris un mois à voir les cernes qui tatouent sa peau. Elle aurait suivi son instinct qu'elle les aurait même fait déménager d'ici pour une durée indéterminée tant Brisbane l'étouffe quand bien même ils sont montés tout en haut d'un immeuble leur offrant la ville en entier sur un plateau. Mais la maison de ses parents suffira. Leur maison rien qu'à eux, celle qui est grande, celle qui est massive, celle qui a abrité une famille totalement calme et sans heurts pendant des années. Rien ne trouble le quotidien des Cohen, rien n'a entaché leur privé ni jadis ni jamais entre ces murs. Il s'agit d'un jardin secret qu'elle ne partage pas, mais qu'avec lui elle partagera.

« Ce serait parfait. » sa main à lui se resserre, ses doigts à elle l'enserrent encore un peu plus. Lorsque Cían se détache d'elle pour dégainer une cigarette, elle l'arrête dans son élan d'un regard, d'une main à nouveau tendue. « Juste une. » « Partage, égoïste. » son sourire en coin creuse ses fossettes. Elle se moque de sa voix la plus douce le temps de lui subtiliser l'une de ses précieuses, la glissant entre ses lèvres la seconde d'après. Son visage se penche vers celui de son ami, il lui dédiera le briquet une fois qu'il aura terminé de craquer la pierre pour lui. La première inspiration est salvatrice, la suivante relâche les quelques nerfs encore grinçants. « On prend la fuite quand ? »

Ses iris quittent l'horizon pour se poser contre ceux d'Atwood, elle le jauge. Les dizaines de réponses s'accumulent, elle les voit tous les scénarios, les étudie, une bouffée à la fois. Son instinct lui souffle l'évidence par contre, celle qu'il a sûrement autant besoin d'entendre qu'elle d'affirmer. Ils sont pareils pour des dizaines de détails, celui-là ne leur fait pas défaut. « Ce soir? » ils alterneront la conduite, dormiront à mi-chemin. Melbourne est loin mais l'optique d'y aller avec lui et sa fille facilite le reste, l'allège surtout.

Elle offre la solution sur un plateau d’argent, Chloe.

Partir. Tout mettre en pause. Ne rien débuter de nouveau, ne rien précipiter. Juste partir pour une semaine. Ou plus. On ne sait plus trop. La perspective est déjà immense. Elle offre une bouffée d’air que j’ai la sensation de ne pas retrouver après avoir tant hurler sur ce toit. Dans cette ville, tout le monde sait, tout le monde observe et juge. Là-bas, à Melbourne, je redeviens un inconnu, pas de grade, pas de statut. Juste un mec comme un autre qui profite des vacances avec sa fille et une amie. Un inconnu parmi tant d’autre, qui réapprends à respirer sans qu’on l’accule de discours cliché, de paroles bien penser. Prendre une semaine pour dire que ça ne va pas, juste une fois.

« Partage, égoïste. » Une cigarette que je tire du paquet pour la glisser entre ses doigts. Nos visages qui se rapprochent le temps d’une flamme. La première inspiration que l’on synchronise à merveille. Puis le silence. Appuyé contre le muret, j’observe l’horizon. Les pensées s’enchaînent à une vitesse vertigineuse, ça me file le tournis. Une nouvelle taffe, une nouvelle expiration et cette question qui déterminera le reste. Nos yeux qui se croisent et Chloe qui tranche sans jamais perdre son aplomb. « Ce soir? » L’idée est folle, mais l’offre est bien trop alléchante. « D’accord. » Un hochement de tête et déjà mes doigts qui se glissent dans la poche de ma veste pour venir y chercher mon téléphone. Un message à Thomas. Un message à mon supérieur. Je prends une pause. Je décide pour moi et pour Ailis. On verra plus tard pour le secondaire. « Ailis pourra dormir pendant une bonne partie du trajet. » Le reste ne semble être que détail. Bien sûr que l’on partagera le volant, les frais et autre. Il faut que l’on s’échappe, maintenant.

Une dernière inspiration et ma cigarette se terminent. Je l’écrase contre le mur, conserve le mégot dans le fond du paquet et me redresse. « Faudrait juste acheter quelques trucs pour la petite. » Ne pas partir bêtement surtout lorsque l’on voyage avec un enfant. « On prend ma voiture se sera plus simple. » Le siège auto y est déjà installer, c’est déjà recouvert d’objet utile pour un bébé. Il faut que je passe chez moi récupérer quelques affaires. Racheter des cigarettes, probablement un peu d’alcool. Et mon regard se pose sur mon téléphone en train de vibrer entre mes doigts. « J’ai envie de laisser ça, ici. » Ce serait une grande première, mais je le sens au plus profond de moi, que c’est nécessaire. Pour faire une vraie pause.

« Ailis pourra dormir pendant une bonne partie du trajet. »
« Faudrait juste acheter quelques trucs pour la petite. »
« On prend ma voiture se sera plus simple. »

Il énumère toutes les raisons qui n'ont pas besoin d'être quand le plan est déjà aussi simple que réalisable aux yeux de Chloe. Elle ne l'aurait pas laissé ici pour rien au monde, qu'il justifie leur départ lui semble totalement obsolète. Mais il en a besoin Cían, il en a cruellement besoin pour se donner l'impulsion nécessaire de le faire, et c'est tout à son honneur. Que lui, il prenne le temps qu'il faut pour tracer les éléments dont il a besoin de se convaincre qu'il ne s'agit pas d'une fuite mais d'un renouveau. Elle, elle est déjà prête à ce qu'ils partent.

« J’ai envie de laisser ça, ici. » ça, son téléphone, ce qui le rattache à dépendre d'un message qu'elle lui enverra sûrement lorsqu'il aura filé un moment à flirter dans les limbes des regrets. « Oups. » qui sort d'office, quand Chloe le lui arrache des mains son portable, le laissant tomber sans le moindre doute du toit jusqu'au trottoir. En bas, on entend le bruit distinct du bout de plastique et de métal qui éclate en mille morceaux sur le bitume. « Il était hyper vieux de toute façon. »  à elle de justifier et à elle d'anticiper les questions et la rage. Elle le fait pour son bien, pour lui éviter de sombrer durant ce moment à se recentrer pour lui et lui seul, sa fille à ses côtés. Le reste peut très bien attendre qu'il ait la force de revenir. « On dira qu'il a été volé. Ton assurance t'en enverra un nouveau. » en clair, pas besoin de hurler Atwood, le téléphone est déjà défoncé de toute façon.

Cloppes finies, soupirs aussi. « Viens, on a des bagages à faire.  » ses doigts retrouvent leur place entre ceux de son ami, quand elle insiste pour qu'il rentre avec elle. Le temps de boucler les valises, le temps de planifier le reste.

Je me cherche toutes les excuses du monde quand en réalité, elle m’a conquis à l’instant même où elle m’a proposé de partir. Elle avait compris bien avant moi, Chloe, que j’avais besoin de faire un réel break. Ma vie se résume à Brisbane, je ne compte pas partir de manière définitive, mais j’ai clairement besoin d’aller voir ailleurs, respirer un autre air, chasser certains souvenirs de ma tête. C’est essentiel pour reprendre à zéro, pour repartir sur de bonnes bases.

« Oups. » Pas le temps de réagir que déjà la jeune femme à attraper mon portable. Une seconde de plus et voilà qu’elle le jette par-dessus bord. « Mais t’es malade. » Je me penche immédiatement au-dessus du parpaing pour observer la chute finale de l’objet. Heureusement, personne ne se trouvait en dessous et il se contente de s’exploser contre le bitume. « Il était hyper vieux de toute façon. » Elle justifie d’un air mutin. « On dira qu'il a été volé. Ton assurance t'en enverra un nouveau. » Mon regard croise le sien, une seconde, avant que mon rire s’élève entre nous. Un rire franc, de celui qui fait mal au ventre tant il dure. « J’avais besoin de ça. » que quelqu’un tranche pour moi, qu’on impose une direction qui ne pourra que me faire le plus grand des biens. « Viens, on a des bagages à faire. » Et la seconde d’après, on dévale les escaliers dans l’autre sens. Il ne faut pas perdre de temps.

***

Installer dans son siège auto, elle gazouille tout un monde à sa peluche ma fille. Elle ne se soucie guère de la destination tant que je tourne assez souvent la tête pour voir ce qu’elle veut me montrer, pour attraper ses sourires au vol. Chloe est au volant, elle impose la musique et la destination. Je me laisse porter, tout simplement. Ma tête vient se poser contre l’appuie-tête alors que je soupire enfin d’aise. « J’ai envie de glace. » Comme un gamin. « Choisir un parfum que je connais pas. » Un truc particulier, n’importe en fait. Juste oser. Changer le quotidien. « Et voir la tête d’Ailis quand on lui fera goûter. »

Les valises sont peu nombreuses, elle mise sur le fait que ses anciennes fringues d'une autre vie sont encore entassées dans les tiroirs chez ses parents. C'est qu'elle y a déjà gratté de nombreuses et précieuses journées de répit Chloe, en retournant chez ses parents dès lors qu'elle avait besoin de mettre de la distance entre la ville et elle-même. Des vestiges de ses meilleures années entre les murs se planquent les vestiges de ses pires dans ses placards ; elle n'en fait pas de cas, pourtant. Déformation professionnelle ou semblant de, quand c'est Cían sa priorité aujourd'hui, Ailis aussi.

« J’ai envie de glace. » elle pouffe de sa gaminerie, quitte la route des yeux une seconde une seule pour attraper, un sourire bien niché sur ses lèvres, le profil pensif de son ami. « Choisir un parfum que je connais pas. » son sourcil se hausse devant le potentiel (discutable) risqué de la chose. Ils sont des adultes ayant besoin de faire une pause après tout, tous les moyens sont bons pour grappiller un temps d'arrêt loin de tout le reste, à deux apparemment. « Et voir la tête d’Ailis quand on lui fera goûter. » elle hoche de la tête bien plus parce qu'elle lui montre qu'elle accepte déjà quand bien même ses mots seront d'office là pour se moquer. « Tu es conscient qu'il est soit trop tôt soit trop tard pour trouver un marchant de glace ouvert? » en pleine nuit, ne se reflètent sur la chaussée que les lumières des lampadaires et les néons des villes qui bordent la nationale.

Elle s'engage pourtant à la prochaine sortie de route, leur repérant l'enseigne d'une station-service ouverte 24/7 qui doit bien avoir quelques échantillons à mettre sur le palais des deux Atwood qu'elle a si légitimement kidnappés pour une durée indéterminée. « Challenge accepted. » les rayons sont aussi aseptisés que prévu, il y a peu de munitions à prendre au combat mais elle repère une glace à la barbe à papa aux couleurs douteuses et une autre au cheesecake qui semble avoir vu la guerre. Ils feront un mélange et ça sera ça, la saveur à laquelle il n'a jamais goûtée.

« Elle est chanceuse, de t'avoir. » dans la file pour payer, derrière un camionneur bourru et un couple d'adolescents qui se vernissent le visage l'un l'autre de salive, Chloe se hisse à l'oreille de Cían après avoir pointé du menton la gamine endormie profondément dans la siège qu'il tient à bout de bras. « L'oublie jamais. » à la main du pilote elle joint la sienne, l'aidant à porter le berceau au mieux de sa force limitée. Ils passent, ils paient, ils récupèrent des cuillères et se posent désormais sur le capot de la voiture encore arrêtée de Cohen. « Ok, prépare-toi. » elle jubilerait presque, la brunette, en ouvrant les deux réceptacles à la fois, en y plongeant sa cuillère dans l'un comme dans l'autre une première fois.

« Tu es conscient qu'il est soit trop tôt soit trop tard pour trouver un marchand de glace ouvert? » 
« T'aurais pu faire semblant de jouer le jeu. » 

Je ronchonne pour la forme, c'est dans mon caractère, personne n'en réchappera jamais. La seconde d'après, la brunette prends la sortie d'autoroute pour nous emmener tout droit vers une station-service, Saint Graal de ma soudaine fringale glacée. À l'instant où nous sommes monter dans sa voiture, il a été déterminé qu'elle prendra les rennes. Fait rare chez ma personne, je ressens le simple besoin de me laisser guider. Vivre à un rythme différent de mon quotidien, me donner le droit de lâcher prise, juste quelques jours. Manger de la glace si l'idée m'en vient, comme ça, alors qu'il est tard. « Challenge accepted. » Et bien sûr qu'elle trouve les pires parfums de la création. Et bien sûr que ça la fait rire, je le vois dans ses yeux alors qu'elle se précipite vers la caisse, des glaces à la main.

« Elle est chanceuse, de t'avoir. L'oublie jamais. » Un haussement d'épaule en guise de réponse alors que mon regard se perd sur Ailis qui dort. Petit ange qui n'a rien demander à personne. « Je l'aime plus que tout. » C'est bien la seule chose qui compte d'ailleurs.

Assis là, sur un parking désert, voilà que l'on goûte à nos trouvailles. Pas le temps de respirer que Chloe m'enfourne une cuillère dans la bouche. « Hmmm barbe à papa, pas mauvais. » Je savoure jusqu'à cet instant fatidique ou un arrière goût imprononçable remplace les saveurs sucrées. « Okay, arrière goût chimique. » Je me précipite sur la bouteille d'eau pour faire passer le goût. « Ca a gâché le plaisir. » La glace au cheesecake est immangeable pourtant, c'est comme des gamins que l'on en goûte plusieurs cuillères. Ailis se mêlera à l'instant pour goûter un peu elle aussi. Sa grimace face au goût douteux de nos choix parfum déclenche un fou rire qui finira de m'apaiser pour le reste de la soirée.

***

Tout est paisible dans cette maison. Isolé des autres, je découvre une autre façon de vivre. Privé de mon téléphone, je profite pleinement des journées qui s'offre à nous. Prendre le temps de respirer, de penser à rien surtout. À l'horizon, le soleil entame sa descente, dans mon dos Chloe s'agite dans la cuisine. La journée fut douce, la soirée s'annonce tout aussi tranquille. Allongé sur un transat, Ailis babille joyeusement assise en équilibre précaire sur mes jambes. Je prends une pause. Une vraie.

« On est bien ici. » Énième remerciement déguisé que je lance à mon amie, alors qu'elle prend place à mes côtés. Le jardin s'étend sous nos yeux et rien ne pourra venir nous perturber ici. « J'ai rappelé mon boulot, pour repousser la date de mon retour. » que je lui annonce dans un léger sourire. À son tour, Ailis s'exprime à sa manière, criant un peu avant de tendre les bras vers Chloe pour finir par éclater de son rire de bébé. « Elle vit sa meilleure vie. »