« Le laissez pas approcher de mon élastique. » Je l’entends, bien sûr que je l’entends. Et ça fait si mal, que je pourrais tout abandonner sur le champ. Elle ne veut pas que je l’approche, elle ne veut pas le faire avec moi. Un instant, mon regard se pose sur elle. Kelly. Celle que j’avais adorer dès les premiers instants, celle qui m’as démontré que parfois on pouvait se tromper sur les gens. Je pensais avoir découvert quelqu’un de bien, je pensais m’être fait une véritable amie dans cette aventure. Et voilà où nous en sommes. Interdiction de l’approcher. Pourtant, je ne laisserai aucunes de ses remarques m’atteindre. Pas aujourd’hui, pas alors que j’ai décider que je ferais tout pour repousser mes limites. Elle en fait partie ma coéquipière. Repousser mes limites au points de tolérer une homophobe, juste encore un peu.

Je ne perds rien de mon sourire, lorsque je lui affirme que l’on va réussir, qu’on peut le faire. J’ai foi en nous, je le sais. On est pas arriver jusqu’ici pour rien. On a pas fait tout ce chemin depuis Brisbane en croisant des malades, en manquant de mourir par poupée vaudou, pour ne pas tout simplement se jeter dans le vide. « Je sais pas. » Je relève la tête et croise son regard. « Tu va y arriver Kelly, j’en suis certain. » Elle ne me prendra pas ma joie de vivre et mon envie de l’aider à se surpasser. Elle me déteste ? Très bien. Qu’elle se laisse nourrir par sa colère et son dégoût. Qu’elle en crève même. Je m’en fou, mais elle sautera de ce pont. « On a pas fait tout ça pour rien ! » Que je lui affirme alors que je monte sur le petit tremplin.

Et là viens l’erreur. Je regarde dans le vide. La seule chose qui ne fallait pas faire et comme un con, je tombe dans le piège. Il est où l’abruti avec la patate qui lui sert de nez. Je suis persuadé qu’il a mal mis mon harnais. Faut vérifier tout ça une fois ou deux avant de sauter non ? Ouais c’est plus sûr. Bordel c’est quoi son nom déjà ? Dane ? Dean ? Non je sais… « I NEED DICK ! » Je hurle un peu paniquer, légèrement pâle. Faut qu’il vérifie le matériel ce couillon. Je saute pas sinon.

Si Kelly s’était souvent révélé être l’atout calme de son duo avec Loan, cette fois, c’était le jeune homme qui paraissait beaucoup plus serein qu’elle. Etait-ce seulement en façade ou se sentait-il vraiment à la hauteur du défi ? Avait-il déjà sauté à l’élastique ? S’ils n’étaient pas en froid et que la mâchoire de Kelly n’était pas serrée au point de faire grincer ses dents à cause de la peur que lui inspirait le vide, c’était autant de questions qu’elle lui aurait déjà posées dans le but de se rassurer -ou de paniquer à deux. « Tu va y arriver Kelly, j’en suis certain. » Il était difficile pour elle d’admettre qu’il avait ce regard à la fois doux et franc qui lui permettait, depuis le début de l’aventure, d’avoir confiance. Il avait cru en elle dès le départ, lorsqu’ils avaient pris la route pour Toowoomba sous ses directives alors qu’il ne la connaissait que depuis une poignée de secondes et qu’elle aurait pu les perdre dès la première semaine. Quant à elle, elle s’était sentie en sécurité avec lui, malgré sa trouille devant les créatures sauvages du bush et sa tendance à se cacher derrière elle au moindre danger. « On a pas fait tout ça pour rien ! » Elle ne se l’avouait pas, mais c’était encore à leur synergie qu’elle se raccrochait pour se donner du courage. Elle ne voulait pas laisser tomber, que tous les efforts pour arriver ici aient été pour rien, non. Si elle abandonnait, si elle refusait de sauter, sa déception envers elle-même serait terrible. A peine les encouragements de Loan commençaient à faire leur effet que celui-ci plongea son regard dans le vide, et son calme s’envola aussitôt. « I NEED DICK ! » qu’il s’écria. La bouche de Kelly, dans un rond parfait, traduisait tout son choc dans une seule image muette. “LOAN !” hurlait-elle à son tour, offusquée comme tout par son élan d’obscénité… Avant de comprendre que Dick n’était rien d’autre que le moniteur en charge de leur sécurité. “Oh, pardon. J’ai cru…” Elle se ravisa. Non, elle ne leur devait aucune explication. Le quiproquo était tout naturel et… “Pardon.” ajouta-t-elle malgré tout, le rouge teintant ses joues. A son tour, elle observa le vide. Bizarrement, elle ne paniquait pas de manière outrancière. Intérioriser avait toujours été sa marque de fabrique. “T’as pas intérêt à me pousser.” lâcha-t-elle à Loan qui faisait revérifier son harnais douze fois. Savait-on jamais si l’idée lui avait traversé l’esprit, ou si la tentation le titillait.

Il accourt comme un parfait larbin le fameux Dick. Au même moment où Kelly s’offusque comme jamais, hurlant mon prénom, comme si je venais de balancer la pire des insanités. Et soudainement, je réalise. Le quiproquo est si énorme que j’explose de rire. Je ne sais plus si c’est les nerfs ou le fait que ma coéquipière devienne rouge écarlate tout en tentant vainement de se reprendre. « Pardon. » Je hausse les épaules en riant toujours de bon cœur. « C’est rien… » Vraiment ce n’est rien. Je vais sûrement finir au bêtiser après avoir crier de la sorte, mais je m’en fiche. Je fixe le gars comme si ma vie en dépendait. Clairement, c’est le cas. « Faut bien que ce soit attacher. » Et je la voix Kelly, qui m’observe, alors que Dick – quel prénom de merde quand même – revient serrer une sangle bien trop proche de mon entrejambe. Je retiens une réplique emplie de sarcasme, pour lui faire savoir que seul Clément à ce genre de privilège. Je refuse d’afficher mon couple à la télévision. Je suis fâché après Kelly, mais jamais je ne me permettrais de l’afficher devant l’Australie tout entière. Je la respecte encore un peu trop pour cela.

« Tout est en place Loan, t’as pas de souci à te faire. » Je le fusille légèrement du regard, Dickhead, alors que je reprends place sur le tremplin juste à côté de Kelly. J’ai toujours voulu faire ce genre d’expérience. Se jeter dans le vide… C’est la définition même de repousser ses limites après tout, non ? « T’as pas intérêt à me pousser. » Mon regard se tourne vers la jeune femme, alors que mon sourire reprend sa place naturelle. « Même si tu m’as blessé, je ne ferais pas ça. » Je vois qu’elle n’aime pas le vide. Elle ne cesse de se balancer sur ses pieds, prête à faire marche arrière. Je relève la tête, refuse de regarder dans le vide, mais observe plutôt l’horizon. Il faut qu’on le fasse, si on veut continuer. Je me sens prêt. Martin n’aurait même pas hésiter, je dois le faire pour lui. Mais je ne le ferais pas sans elle. Alors, je me tourne complètement vers Kelly pour lui faire face et tends une main vers elle. « Tu me fais confiance ? » Dans le fond, je sais que la réponse est non. Mais une part si optimiste de ma personnalité, voudrais croire au contraire. « On le fait en même temps. » Tu as juste à prendre ma main Kelly.

Une fois son regard posé sur le vide, impossible de l’en détacher. Il lui semblait que la passerelle tanguait, tournait sur elle-même, de la même manière qu’un bateau en pleine mer. Tantôt le sol lui semblait si proche, puis si loin -menaçant dans tous les cas, dangereux, prêt à accueillir le sommet de son crâne et l’écraser comme un fruit mûr. Loan cédait finalement à la panique, ce qui lui ressemblait beaucoup plus. Kelly, elle, demeurait de marbre -tétanisée à sa manière. Elle sondait encore son fort intérieur, cherchait au fin fond d’elle-même le courage de littéralement sauter le pas. Encore fallait-il qu’elle parvienne à approcher du bord, alors que ses pieds semblaient fermement ancrés au sol, fusionnant avec la passerelle à chaque seconde qui passait. Tu peux le faire, Kelly. Non, pas moyen. Ce saut, c’était définitivement sa limite. Ses jambes se transformaient petit à petit en coton tandis que son visage en prenait la teinte blanche laiteuse. Plus elle restait là, plus sa volonté se faisait la malle. Si elle devait sauter, c’était vite. Vite avant que cette peur qui la gagnait ne la dévore toute entière, vite avant qu’elle ne soit définitivement plus capable d’envisager la chose. Vite avant que Loan ne la pousse pour s’assurer qu’elle effectue bel et bien ce fichu saut. Lee le savait pourtant que ce n’était pas le genre de son partenaire et que cette pensée était motivée par sa rancune envers lui. « Même si tu m’as blessé, je ne ferais pas ça. » qu’il lui assura, effectuant un pas vers le bord sous les yeux ronds de la sommelière. Son palpitant s’emballait de plus belle. Etait-elle inquiète pour lui ? Non, impossible. Elle se fichait bien qu’il s’écrase par terre. Bien sûr qu’elle s’en fichait. « Tu me fais confiance ? » Il se tourna vers elle, proposa sa main, à elle qui ne se voyait pas bouger d’un pouce. Prendre sa main ? Autant toucher un lépreux. Lui faire confiance ? Jamais. Elle demeura de marbre. Serrant ses poings, elle sentit ses doigts trempés de sueur. Elle devait se rendre à l’évidence : elle n’arriverait pas à sauter seule. « On le fait en même temps. » C’était si tentant. “Pourquoi tu fais ça ?” demanda-t-elle, fixant désormais la main tendue de Loan. “Pourquoi tu continues à être comme ça avec moi ?” Après tout ce qu’ils s’étaient dit, après qu’elle ait souhaité qu’il brûle en enfer. Elle mettait cela sur l’esprit de compétition. Dans d’autres circonstances, il l’aurait fustigée comme Chad l’avait fait.

Elle panique en silence Kelly. Je ne la vois pas et pourtant, je le ressens fois milles. Elle est tendue comme jamais. Elle a peur de sauter dans le vide et je ne pourrais jamais lui en vouloir. C’est beaucoup demander que de faire confiance à un simple élastique. D’ailleurs, ce n’est pas le moment de penser à cela, sinon je vais paniquer de nouveau. Je veux sauter. J’en suis certains. Je veux me prouver que je peux le faire. Je veux ne pas réfléchir et juste y aller. C’est comme monter sur scène pour la première fois, il ne faut pas penser au reste, juste se laisser porter par le flot. Pourtant, je refuse de laisser ma coéquipière sur le bord de la route. On est arrivé jusqu’ici ensemble. On partira ensemble. Qu’importe si elle ne veut pas m’approcher, si elle a besoin que je sois loin d’elle. Pour le moment, je la vois tétanisé et je n’ai jamais été méchant au point de laisser quelqu’un derrière moi. « Pourquoi tu fais ça ? Pourquoi tu continues à être comme ça avec moi ? » Est-ce vraiment le moment de se lancer dans une conversation à cœur ouvert ? Je ne pense pas, mais si elle a besoin de réponse, je vais tenter de lui en donner. « Quoique tu pense de moi, je n’ai pas honte de qui je suis. » Autant mettre les choses à plat, directement. Je l’ai pensé après notre dispute, après qu’elle m’est mis plus bas que terre, mais Clément m’a rappelé qui j’étais, m’as redonné l’envie de me battre pour ce que je crois. Je ne laisserais pas Kelly et ses croyances gagner. « J’essaye de ne voir que la Kelly avec qui j’ai passé de si bon moment depuis le début de l’aventure. » que je murmure un peu fébrilement. « Celle qui veux que j’aille brûler en enfer… Je crois pas que ce soit la vraie Kelly. En tout cas, pas celle que tu m’as laissé voir. Alors je crois en ça… Qu’importe ce que toi tu penses de moi, tu m’as fait du mal, mais je ne suis pas quelqu’un de méchant. » Je hausse les épaules lentement, de nouveau un sourire qui se dessine sur mes lèvres. C’est comme ça, je verrais toujours le positif avant tout. « On a commencé ensemble, on finit ensemble. » Et une nouvelle fois, je lui tends la main. « C’est ça, l’esprit d’équipe. » Et je m'avance a nouveau sur le tremplin. Prêt à sauter. Je ne reculerais pas. « Alors, tu viens ? »

Kelly avait été on ne peut plus clair vis-à-vis de ses croyances, de son avis forgé par son éducation, ses opinions préparées pour elle comme un plat préchauffé à mettre au micro-ondes -prêtes à être recrachées. En un instant, lorsqu’elle avait compris l’orientation sexuelle de Loan, elle l’avait diabolisé, faisant abstraction de tout le reste, de toutes les fois où il avait prouvé sa valeur et où elle avait vu en lui quelqu’un de bien, quelqu’un de fiable, quelqu’un sur qui se reposer. Et maintenant qu’elle avait besoin de lui, de son soutien, de ses encouragements, de tout ce qu’il lui avait donné depuis le début de l’aventure, la seule chose qu’elle voulait plus que sa damnation éternelle, c’était d’oublier ces fables bibliques qui l’empêchaient de tout simplement prendre la main d’un ami et effectuer ce fichu saut qui les mènerait à la prochaine étape, c’était tourner le dos, encore une fois, aux dogmes qui l’empêchaient de faire ce qu’elle voulait de sa vie, qui lui mettaient dans les roues -ces mêmes préceptes supposés accompagner son existence vers un salut qui lui paraissait de moins en moins valoir le prix des sacrifices. N’était-elle pas là, dans cette émission, pour elle et elle seule, après tout ? Ne cherchait-elle pas à voir au-delà de tout ce qu’elle avait toujours connu, vivre l’inédit, remettre en question son petit univers égocentré ? Lee se pinçait les lèvres, regarda le vide une dernière fois. « Quoique tu pense de moi, je n’ai pas honte de qui je suis. » Cela résonnait en elle, comme la porte que ses parents lui avait claquée au nez à cause de ses choix de vie. « J’essaye de ne voir que la Kelly avec qui j’ai passé de si bon moment depuis le début de l’aventure. Celle qui veux que j’aille brûler en enfer… Je crois pas que ce soit la vraie Kelly. En tout cas, pas celle que tu m’as laissé voir. Alors je crois en ça… Qu’importe ce que toi tu penses de moi, tu m’as fait du mal, mais je ne suis pas quelqu’un de méchant. » Elle a le regard embué, l’australienne, mais le coeur enfin tranquille, les deux pieds bien stables, les tremblements calmés. Jamais n’aurait-elle pensé que c’était de la part d’un homosexuel dont elle avait besoin du pardon, de la validation. « On a commencé ensemble, on finit ensemble. C’est ça, l’esprit d’équipe. » Et ils en étaient une foutue bonne, d’équipe. Elle approuva d’un signe de tête. Sa main se glissa dans celle de Loan. « Alors, tu viens ? - C’est parti." Soufflant un grand coup, elle remplit largement ses poumons ; elle savait qu’elle en aurait besoin pour hurler de toutes ses forces pendant la chute. Trois, deux, un… Elle se sentit basculer, quitter la passerelle, tomber, loin, longtemps, voler un peu, comme si sa peur, elle était restée tout là-haut. Cela dura une fraction de seconde et une éternité à la fois. Mais ils l’avaient fait. Et dans un rebond, Kelly sentit son front se cogner contre celui de Loan. Le déclic qui lui permit de revenir à la réalité, de rouvrir les yeux. Tête en bas, comme ils étaient ridicules. Assez pour qu’elle se mette à rire, rire de leurs tête, de leurs craintes, de leurs différents.