Son visage était amoché, souvenir de sa rencontre avec Jet Etish dans l’appartement d’Alice.  Ses phalanges portaient les marches des coups portés et certaines parties de son visage étaient en train de prendre une belle couleur violacée.  Sa colère était noire, tout comme son humeur de manière générale. A vrai dire cela faisait déjà des semaines, voir des mois. Cela  avait commencé avec sa confrontation Raelyn, avec la porte claquée sur le Club et sur leur amitié en plein mois d’Août au cœur de l’hiver australien. Sa colère n’avait fait que s’approfondir en apprenant que Mitch était entré en contact avec Alice et l’avait menacée. Mais s’il était honnête avec lui-même, cela avait commencé bien avant. Car tous ces évènements n’avaient fait que réveillé une rancœur qu’il avait enfouie contre son ainé.  Des doutes il en avait toujours eu, mais depuis un an, c’était devenu des voix de plus en plus bruyantes qui se réveillaient à chaque constat que Mitchell ne lui faisait plus confiance, le tenait en dehors de ses décisions, que son excessivité comme sa paranoïa n’avaient fait qu’empirer. Et surtout, le constat plus brutal de l’impression d’avoir finalement gâcher une vie entière pour quelqu’un qui n’en avait probablement rien à faire. Ses discussions avec Raelyn comme Amos n’avaient fait qu’ouvrir un peu plus ces plaies déjà béantes dans son cœur et aujourd’hui il se sentait à bout, sans possibilité de retour en arrière.

Pourtant il faisait tout pour l’ignorer, se contentant d’éviter l’ainé, de se contenter sur le restaurant ce qu’il faisait. Mais sa visite dans l’appartement d’Alice cette après-midi avait réveillé une colère qu’il ne contrôlait plus et son boulot au restaurant le soir même en avait les frais.  Il était en cuisine, le service terminé. Le bar clandestin et ses salles de jeux devaient probablement être remplies. Sa cuisine à lui était vide, ses employés renvoyés chez eux, il était seul à finir de nettoyer, d’une humeur massacrante. Le service avait été catastrophique et Alec savait que c’était en grande partie due à son humeur massacrante. A croire que sa vie entière était en train de le bouffer et qu’il avait la terrible impression de s’y perdre complètement.  La porte de la cuisine s’ouvre et Alec relève la tête, déjà prêt à renvoyer le premier qui vient le déranger. Le problème est que l’homme en question n’est pas de ceux à qui on peut demander de partir.  Surtout quand l’homme était chez lui ici, grand patron, ce restaurant, cet immeuble lui appartenait tout autant qu’à lui. Le regard d’Alec se détourne vite, la mâchoire serrée, il se concentre sur la poêle qu’il est en train de nettoyer. « Qu’est ce que tu veux Mitch ? » Pas un bonjour, pas une marque d’affection, pas de sourire. Cela fait des semaines que le cadet l’évite, ils le savent tous les deux, Alec quitte les conversations bien trop rapidement, s’échappant de toutes possibilités de discussions, n’étant présent que lorsque cela concernait les affaires du Club. Il n’avait pas regardé Mitchell dans les yeux depuis bien trop longtemps par peur de laisser cours à une colère qu’il tentait désespérément de contrôler. Sans succès. « Je suis occupé. » Occupé à rien, occupé à tout faire pour éviter cette conversation.

Mitchell ne partira pas de cette cuisine, ça Alec le sait, pas tant qu’ils auront parlé, pas tant qu’il aura eu une explication. Il reste silencieux avant d’enfin lui demander ce qu’il se passe. Les muscles de l’américain se tendent et il est déjà prêt à trouver une énième excuse pour ne pas affronter cette conversation, pour partir de cette pièce et ne pas avoir à parler de ce qui ne va pas. Car en parler veut dire remettre en question les quinze dernières années il le sait. Mais c’est la dernière phrase qui aurait raison de son contrôle, de son déni de la colère qui le dévore depuis déjà trop longtemps. Alec se tourne lentement vers son frère, plantant ses prunelles froides dans les siennes, articulant les mots comme pour confirmer qu’il avait bien entendu.  « Tu pensais qu’on se disait tout ? »  Un air faussement surpris apparait sur son visage alors que ses épaules sont secouées d’un rire jaune. « On se dit tout ? » Apparemment un des frères n’avait pas été mis au courant de cet aspect de leur relation parce que les confidences n’existaient plus depuis un long moment entre les deux.

Et plus Mitchell l’avait tenu loin de ses choix, plus Alec avait développé lui aussi son jardin secret, si bien qu’aujourd’hui les deux frères qui avaient été soudés depuis l’enfance n’auraient pas pu être plus éloignés.

«  Je sais pas dans quel monde tu vis mais apparemment on vit pas dans le même. » Le ton se fait plein de sarcasme, de colère contenue, car Alec se contrôle encore, repousse au plus loin tout ce qui lui donne envie en vérité de foutre son poing dans la gueule de Mitchell. Il aurait prétendu que c’était pour son absence de confiance, pour ses choix, mais en vérité c’était peut-être bien plus poussé que ça, peut être que le poing aurait été pour toute cette vie dont il ne voulait plus, pour ce reflet qu’il ne reconnaissait pas dans le miroir. Il provoque, Alec, sait pertinemment que son comportement ne va faire que semer plus de doute dans la tête de son frère qui ces temps-ci voyait des trahisons partout. « Ca fait combien de temps que tu me laisses hors de tes décisions ? Je ne saurais même pas compter le nombre de putain d’années tu vois. Pour te dire à quel point on se dit tout. » Il frotte plus violement sa poêle, les dents serrées, cherchant à éviter de nouveau ce regard de l’ainé devant lequel il avait trop souvent ployé l’échine. Raelyn avait raison, il n’avait été qu’un toutou à le suivre sans poser de questions. Et les derniers mots que la blonde lui avait adressés ne faisaient que résonner encore et encore dans son esprit sans qu’il n’arrive à les effacer.  Soudain il se tourne de nouveau vers lui, comme pris d’un courage dont il ne connait pas la source. « Tu veux savoir ce qui me plait pas Mitch ? »  Il fait semblant de réfléchir avant de cracher avec une colère qu’il n’avait que rarement montré à l’encontre de son ainé. « Je sais pas moi si on regardait les quinze dernières années et on commençait depuis le début ? » Le ton est monté sur les derniers mots, il balance la poêle sur le rac pour la faire sécher avec violence, le bruit résonnant dans la pièce.

Alec avait l’impression d’avoir repoussé ce moment depuis des mois comme depuis des années. Il avait la sensation aujourd’hui que son frère et lui étaient sur deux falaises opposées, un fossé les séparant.  Mais Mitchell ne semblait pas réaliser la profondeur de ce fossé, l’absence totale de pont pour le franchir. Le déni démontrait par ses paroles ne faisaient que rendre un peu plus fou son cadet, chaque muscle tendu à l’extrême, chaque moment, chaque regret ressassé dans son esprit encore et encore.  L’excuse de la protection était ancienne, habituelle, Alec s’y attendait pourtant il ne put s’empêcher de lever les yeux au ciel. Il aurait pu lui dire alors,  que si Mitchell avait peut être tout réussi, s’il avait tout ce qu’il voulait, lui en était bien loin. Mais pour ça il aurait fallu avouer l’erreur de départ, il aurait fallu avouer qu’il n’avait jamais voulu de cette vie, qu’il rêvait d’autre chose, qu’il en avait assez. Mais cela impliquait de perdre un avantage qu’il n’était pas prêt à perdre, pas maintenant quand il avait tant de choses à lui reprocher, trop de colère à déverser.

“ Pour me protéger ?  On a plus onze et sept ans mon frère.” Sa voix est glaciale. Non ils sont loin de cette époque où Alexander empêchait son petit frère d’entrer dans la cuisine, de voir le corps sans vie de leur mère et le sang qui coulait sur le carrelage. Alec n’a plus l’âge d’être infantilisé et il n’a pas la patience d’entendre parler de protection quand il n’y croit plus aucune seconde, parce qu’il était persuadé que Mitchell n’avait pas pensé à une seule seconde à lui lorsqu’il avait pris ses décisions ces dernières années. “ Tu n’as pas cherché à me protéger, protéger de quoi ?” Protéger de rien, aucune réponse n’allait le satisfaire, il ne savait pas pourquoi il posait la question.  Alec le regarde allumer une cigarette, la tension à son comble, la poêle lui servant de défouloir avant d’être violement jetée dans le rac pour éviter d’être lancée à la tête de la personne en qui il avait toujours voué une loyauté aveugle.

“Ne va pas trop loin ?” Il répète les mots, incrédule,  se demandant comme son frère pouvait être aussi aveugle. “Comme toi peut être ?” dit-il glacial en s’avançant vers Mitchell, un air mauvais sur le visage. “Parce que je l’ai voulu ? Ou parce que je t’ai suivi comme un chien ? Ouais c’est le terme qu’à employer Raelyn tu vois et tu vois je commence à me dire qu’elle n’avait pas si tord que ça.” Les souvenirs de la dernière fois qu’il avait vu la blonde étaient encore gravés sans sa mémoire et causaient toujours une douleur lancinante qui ne faisait qu’augmenter sa colère alors qu’il fixait ses prunelles dans celles de son frère.  “Elle est partie et elle reviendra pas. Jamais j’aurais dû garder ton putain de secret. Et rien ne serait arrivé si t’avais fait preuve de confiance, si t’avais pas envoyé Aaron en pâture aux flics dès ton premier élan de paranoïa ! ” Ce n’était qu’un de ses méfaits, le plus récent tout comme un des plus anciens en vérité. Il aurait pu commencer par tant d’autres choses. A vrai dire il aurait dû commencer par le départ en Australie, celui qui l’avait amené ici, celui qui qui avait tout changé. Mais c’était le départ de Raelyn qui aujourd’hui causait le plus de culpabilité, qui l’avait amené à cette confrontation. Le sujet pourtant n’était pas nouveau, les frères avaient déjà eu de nombreuses disputes à ce sujet, Alec insistant pour que son ainé lui en parle, avoue ses méfaits avant de s’aplatir toujours face aux belles paroles prononcées.. “Mais est ce que t’en es encore capable d’avoir confiance en quique ce soit ? J’pense pas. En tous cas moi ça fait déjà des années que t’as plus confiance en moi. Et si t’as pas confiance en moi Alex, t’as confiance en personne. ” Il ricane soudain, méprisant, lassé par les trop nombreux secrets de Mitchell, lassé par son excessivité comme sa paranoïa.

« Parce que tu crois que je les ai pas quand même sur la conscience ? Parce que tu crois finis pas pas être au courant Mitch ? » Il a envie de rire. Son frère semblait persuadé de l’avoir protégé de tous ses choix. Pourtant Alec n’avait jamais été aveugle, il avait certes pris ses distances avec le plus gros de l’illégalité du Club mais il était resté le bras droit de son frère. Et il avait appris bien malgré lui certains de ses méfaits. Comme le meurtre de Blanche pour atteindre Aberline par exemple. Information qu’il avait gardée pour lui jusqu’ici et qui aujourd’hui ne faisait qu’attiser sa colère, ne supportant pas l’idée de voir Alice blessée. Il devrait taire cette information, sa connexion à la jeune femme pourtant il se laisse emporter par sa rage, par l’envie de cracher ses quatre vérités à l’ainé.  « On en parle des Tirel ? Ca te suffisait pas de tuer Blanche,  il faut que tu menaces sa sœur maintenant ? »

Sa colère semblait sans fin, comme s’il avait des années de rancœur à lui adresser, comme s’il regrettait une vie entière. Il l’écoute pourtant, il l’écoute l’insulter,  entend son véritable prénom prononcé pour la première fois depuis des années,  entend des affirmations auxquelles il ne croit pas. Il le regarde jeter sa cigarette, l’écraser sur le sol de sa cuisine, ce qui ne fait que noircir le regard d’Alec. Mais elle est là la vérité, celle qu’il n’en a rien à faire. Comme toujours ce n’est jamais de sa faute, son frère se plaçant tout à tour en victime et en protecteur, saint martyr et non monstre de contes de fée. Il ose se plaindre et c’est la goutte de trop pour Alec qui abat son poing sur la table avec violence pour se retenir de l’abattre sur la gueule de son frère. « T’es allé en prison à cause de ta connerie Mitch, à cause de nos conneries. » A cause de ce Club, à cause de cette vie, à cause de l’erreur de Aberline. « Pitié épargne moi ton scénario de la pauvre petite victime de prison. Tu devrais toujours y être. On devrait tous y être. T’es dehors non ? T’es riche non ? On domine Brisbane non ? » Il crache chaque mot comme une insulte.

« Boire des coups tu crois c’est ce que j’ai fait quand t’étais pas là ? Est-ce que le Club était toujours en vie quand t’es sorti ? Ouais, grâce à qui Mitch ? Grace à moi parce que comme toujours je t’ai fait passer avant moi. » Il avait fait de son mieux pour empêcher la maison de s’effondrer complètement, d’assurer les arrières de son ainé pendant qu’il était enfermé. De diriger le temps de quelques mois quand il n’en a jamais eu l’envie juste pour pouvoir sauvegarder le royaume de son frère. « T’as raison Mitch j’ai aucune envie de les assumer tes décisions, parce qu’elles ne sont pas les miennes. Parce qu’on a commencé ça ensemble et pourtant depuis le début c’est moi qui te suit. » Il se force à reculer d’un pas, un air de dégoût sur le visage : « Sois pas aveugle mon frère, tes décisions je les assume autant que toi. Parce que c’est moi qu’on regarde quand tu vas trop loin, moi à qui on reproche de ne pas avoir su  ralentir  ta main.  Parce que ça sera toujours toi et moi. » Sauf que cette fois, ce n’est plus quelque chose de positif mais bien un fait qu’il déteste car il est synonyme de sa loyauté aveugle,  de cet homme qui l’a entraîné dans la vie qu’il voulait.

Un dommage collatéral. Le mot fait bouillir son sang. C’est dans ces moments qu’Alec a un aperçu d’à quel point il se sent loin de cette vie, à quel point elle n’est pas faite pour lui. Parce qu’il ne supportait pas l’idée de dommages collatéraux. Il ne supportait pas l’idée que quelqu’un d’innocent soit blessé dans le but d’atteindre une autre personne et c’était bien pour ça que cela faisait des années qu’il gardait ses distances avec toutes les personnes qu’il appréciait hors du Club et en particulier toutes les femmes dont il aurait pu se rapprocher, refusant l’idée de venir déposer une cible sur leur visage dans le simple but de l’atteindre lui.

« Puis au sujet d'Alice, disons que je n'aimerais pas me prendre un coup de poignard par mes gardes. Je couvre mes arrières, c'est tout.»  Alice avait toutes les raisons de haïr les Strange, toutes les raisons de vouloir leur mort. Mais pourtant Alice avait été aussi capable de lui rouvrir la porte de sa vie, de le laisser s’expliquer, d’être capable de voir au-delà que le meurtre commis par son frère. Alice était douce et généreuse et il ne l’aurait pas imaginée une seule seconde capable de prendre un poignard pour le planter dans le cœur de son frère, malgré toute la haine qu’elle avait pour lui. Non elle laisserait faire Lou et ses petites abeilles, elle fêterait cette victoire mais elle ne serait jamais celle à commettre l’acte. L’idée qu’il puisse penser que la jeune femme puisse être capable d’une telle chose le fit secouer la tête, c’était simplement la preuve que la paranoïa de Mitchell atteignait des sommets. « Elle est innocente. C’est pas elle qui te mettra un coup de poignard, crois moi d’autres le feront bien avant elle. » Il crache les mots avec dégoût. « C'est quoi l'histoire ? Pourquoi tu te soucies de cette pâtissière » Son visage se ferme, l’indifférence dans son regard s’installe avec facilité, mensonge bien rodé même face à l’ainé, car même à lui il refuse de lui montrer depuis des années qu’il s’attache à quique ce soit, car cette partie-là de sa vie fait partie de ce jardin secret qu’il garde pour lui, jardin où sont enterrés tous ses regrets, toutes les personnes qu’il a laissées derrière lui en faisant le choix de cette vie. « J’en ai rien à foutre. » Peut être que la réplique claque trop rapidement, trop sèchement pour sonner vrai. Il refusera d’admettre qu’il tient à cette femme peu importe si on lui mettait un flingue sur la tempe. « Elle est innocente, elle a rien à faire dans toutes ces conneries. »


Mitchell ne lui avait jamais parlé de cette année en prison en détail. Mais Alec n’avait que faire de ses sentiments à ce sujet-là aujourd’hui. Il ne voyait ça que comme une énième excuse permettant à l’ainé de se cacher, de se justifier encore et toujours. Il n’avait plus la patience ni l’empathie pour tenter de la comprendre, pas quand la colère le dévorait tout entier.  Il était clair que Mitchell n’en avait rien à faire et pour la première fois il l’avouait.

Les mots blessent bien plus fort que le poing qu’il pourrait lui foutre dans la figure.  Les mots blessent bien plus que les brûlures de cigarette que leur père leur avait un jour infligées. Parce qu’il a raison tout simplement. Personne n’a forcé Alec à faire les choix qu’il a fait.  Personne ne lui a demandé de faire de sa loyauté le centre de ce qu’il est, d’aligner sa vie en fonction de celle de son frère, de faire le choix de sa famille avant n’importe qui d’autre y compris lui-même.  Pourtant il l’a fait. Il l’a fait encore et encore peu importe les conséquences, repoussant chaque jour plus loin les doutes, la sensation de ne pas se reconnaître dans le miroir, de ne pas être à sa place dans cette vie-là.

« A ta place j’aurais laissé tombé à la minute où les emmerdes ont commencé. » Elle est là la vérité devant ses yeux. Alec avait un jour demandé à son frère si à sa place il aurait fait les mêmes choix pour lui. Aurait-il tout quitté pour le suivre en Australie s’il le lui avait demandé ? Aurait-il eu la même loyauté si leurs rôles avaient été inversées ? A l’époque son frère lui avait répondu que oui. Et aujourd’hui Alec ne voyait que mensonges après mensonges. Mitchell n’en avait jamais rien eu à foutre de lui et de son bonheur parce qu’il ne s’intéressait qu’à sa petite personne.  Il avait raison, Alec avait fait ses choix. Et il avait mal choisi.

Il rit alors, s’allumant une cigarette, soudain plus calme, comme si ce que son frère venait d’effacer le moindre doute restant, la moindre hésitation. « T’as raison Alex, tu m’as pas mis un couteau sous la gorge. » Il tire une longue bouffée, regarde l’homme avec dégoût. « Tu ne regrettes rien ? T’as de la chance, moi je regrette une vie entière. » Son sourire sonne faux parce qu’il est aussi colérique que triste.  « Mais ouais je commence à m’en rendre compte que si les rôles étaient inversés tu m’aurais laissé tomber il y a longtemps. » Une nouvelle bouffée. Une colère qui a laissé place à une lassitude, à un sentiment de trahison qu’il n’avait jamais ressenti auparavant. « C’est terminé. » Il plante ses prunelles dans les siennes et cette fois cela sonne comme définitif. Il ne sait pas comment il a réussi à ne pas céder à sa colère, à ne pas abattre son poing sur le visage de Mitchell, la violence bien trop courante chez lui quand il perdait le contrôle. Peut-être parce que cette fois il est aussi blessé qu’en colère. Peut-être aussi parce que malgré tout son frère compte trop, il a toujours compté bien trop. « Dégage de ma cuisine Mitch. C’est terminé. »

Ta gueule. Ta gueule. Ta gueule.

Il n’a pas besoin que son frère lui rappelle qu’Alice s’est rapproché de la Ruche. Pas besoin de savoir qu’elle était devenue une cible ambulante. Il n’avait qu’une envie lui dire de ne pas toucher à un seul des cheveux de la jeune femme. Mais prononcer les mots aurait été admettre son attachement pour l’infirmière ce qu’il n’avait aucune intention de faire aujourd’hui.

Peut-être qu’il était trop sentimental. Sûrement à vrai dire. C’était sa nature la plus profonde comme la plus véritable, pourtant cela faisait des années qu’il ne se laissait s’attacher à personne, gardant sa loyauté pour les membres du Club et pour personne d’autres. Le mot sur la langue de son frère sonnait comme le pire des défauts.  Alors Alec s’accroche à sa colère et choisit d’attaquer. « Et toi peut être que si tu l’avais été un peu plus peut être que ta femme serait pas morte ! » Il crache, cherchant à blesser. Ce n’est pas pour ça que Mavis est morte mais pourtant tous les moyens sont bons pour toucher son frère d’une manière ou d’une autre. Et ce coup-là était bien plus bas que les autres, parce qu’il savait parfaitement à quel point sa mort l’avait affecté.

Il arrête le couteau qui glisse jusqu’à lui. Ses doigts se refermant sur le pommeau, son regard d’une froideur polaire s’ancrant dans celui de son frère. « Me tente pas. » Me tente pas quand j’en suis pas si loin de ça.  Il fait de nouveau glisser le couteau vers son frère, lui renvoyant l’arme. « Je savais que t’étais parano Alex mais là un de ces quatres tu vas finir tout seul. Six pieds sous terre. » Parce que personne ne sera plus là pour te protéger. Parce que je serais plus là.  L’idée que son frère puisse penser qu’il pouvait être capable de lui planter ce couteau en plein cœur le dégoûtait profondément. C’était une insulte à tout ce qu’il était, une insulte à une loyauté prouvée et démontrée d’année en d’année quand il avait tout sacrifié pour le suivre.

Il ne reconnaissait plus son ainé. A vrai dire, il était perdu, une vie entière remise en question, les regrets le dévorant déjà depuis bien trop longtemps. Avait-il eu ce qu’il voulait comme disait Mitchell ? Que voulait-il à vrai dire ? Ne s’était-il pas persuadé que cette vie, le Club, l’illégalité, que tout lui convenait ?  Lui-même ne savait plus, était à vrai dire perdu depuis longtemps, conscient pourtant d’avoir l’envie d’autre chose, de rêver de plus. Ne jamais regarder en arrière, c’était ce qu’ils s’étaient promis.   Il tressaillit à la mention de leur père, démon de leur enfance, à la mention de leur mère, partie trop tôt, à leur sœur laissée dans leur ville natale.  Si Mitchell était en train d’essayer de lui faire avoir une révélation sur le fait que sa vie était aujourd’hui bien mieux que celle d’avant il n’en avait pas besoin. Il était conscient des nombreux avantages de sa vie, il était conscient qu’une partie de ses rêves s’était réalisée, qu’il s’était plu à vrai dire longtemps dans cette vie, l’illégalité lui convenant. Il aimait n’avoir aucun problème d’argent, avoir pu se payer cette maison à Toowong, avoir son restaurant, ne plus vivre dans la misère. Le problème de cette vie était qu’aujourd’hui elle ne suffisait plus. Qu’elle n’était plus assez.

Il était temps de rompre ce maillon qui le reliait à son frère et qui depuis quelques années lui donnait l’impression d’être une chaine dont il ne pouvait se débarrasser.  Pourtant l’annonce ne semble pas choquer l’ainé. Il reste figé, dans un silence lourd de sens, avec pour seul réaction un regard incertain. Et tout comme il a lui-même utilisé le prénom d’emprunt, Mitchell fait de même et le fossé se creuse irrémédiablement.  Et lorsqu’il s’avance vers la porte le cœur d’Alec se serre. Parce qu’au fond il ne pensait pas que ça serait aussi facile. Il ne penserait pas que Mitchell se laisserait aussi facilement chasser, que cette relation serait aussi facilement terminée. Il a trop donné de lui pour que cela puisse être terminé aussi facilement. Il y a une part de lui, l’enfant qui admirait son grand frère, qui aurait tout donné pour être comme lui, cette part a envie de lui hurler de revenir, elle a envie de lui hurler de se battre pour lui quand lui a passé sa vie à se battre pour lui.  Mais la fierté et la colère sont bien plus fortes que la nostalgie de l’enfance et Alec ne le retient pas. Ne voit son départ que comme une déception de plus, une preuve qu’il n’en a en réalité rien à faire de cette relation. Sa voix claque une dernière fois dans l’air tendu de la cuisine.  « J’en ai plus rien à foutre de ce que tu voulais ou pas. »

Des sentiments il en avait toujours eu bien trop.  Il en avait bien trop pour son frère. Bien trop pour Raelyn. Bien trop pour Alice. Bien trop pour Mia.  Toutes ces personnes qui gravitaient autour de sa vie et pour qui il était trop attaché, trop loyal, trop lâche ou trop fermé. Dans tous les cas tout était trop. Il avait du mal à se souvenir d’un temps où cette vie lui convenait, où il avait même ressenti un certain plaisir à être à la tête d’un gang, à dominer le monde illégal de Brisbane. Non cela lui semblait être une autre vie.

« Tu ne sais pas de quoi tu parles. » Son sourire cruel s’élargit parce qu’il a touché juste et qu’il a envie de lui faire mal autant que lui a mal. Il savait pertinemment que sa mort avait ramené les souvenirs de leur mère. « Oh je crois que si justement. »

« Si tu étais réellement en colère, tu te serais servi de ce couteau, comme tu as à l’époque réagit face à papa. »  Les mots s’ancrent en lui et il plante son regard aussi blessé que dévoré par la rage dans celui de son frère.  Il n’a pas le droit. Pas le droit de mentionner leur père, pas le droit de mentionner un meurtre qui le hante encore parfois. Pas le droit surtout d’oser insinuer qu’il aurait été capable de lui faire la même chose. Pas quand cela avait toujours été lui et Mitchell contre le reste du monde. Pas quand il avait tout sacrifié, tout donné pour son frère.  Ses poings se serrent. « Parle pas de lui » Il n’a pas d’arme, pas contre ça.  

Tu n’es pas mieux mon frère.  Il suffit de ça pour que le cadet balance son poing dans la figure de l’ainé, cédant à la violence qu’ils ont connu tous les deux. « J’ai jamais prétendu être mieux que toi. » Il crache, parce qu’il ne s’est jamais considéré sur un piédestal, il avait suivi Mitchell par loyauté mais aussi par envie, il avait était tout aussi peu respectable que lui et il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même pour cela. Il se force à reculer, à s’éloigner pour ne pas utiliser ses poings une deuxième fois, pour tenter de reprendre le contrôle de cette colère qu’il n’arrive pas à calmer. Il lève un doigt vers lui. «  Me pousse pas Mitchell. » Parce qu’ils savaient tous les deux que Alec n’a pas assez de contrôle dans ses moments là, trop facilement contrôlé par ses émotions, par la violence dans laquelle il a été élevé.

C’est terminé. Aussi simplement que ça. Il aura suffi de quelques mots.  Une relation entière oubliée, effacée, brisée et son frère ne tente rien pour empêcher que le fossé se creuse. Non il se contente de s’éloigner comme si ce n’était rien. Et la loyauté d’Alec se brise, s’écrase en mille morceaux sur le sol de cette cuisine car toute sa vie a été régi par celle-ci et qu’il a fait tous les mauvais choix pour quelqu’un qui ne lui a jamais accordé la même importance.

« Et toi le tiens. »  Il crache alors que son frère claque la porte derrière lui. La douleur qui se répand en lui se mêle à la colère, à la déception. Une vie entière à le faire passer avant quiconque. Une vie entière qu’il ne reconnaissait pas.  Il sort dans l’allée et s’allume une cigarette.

C’est terminé et il ne s’est jamais senti aussi seul