« Non ! Non ! Ce n’est pas ce que j’ai dit. Ce n’est pas un mauvaise idée. C’est juste que je sais pas si je suis vraiment prêt à affronter tout ça.» Il se justifie et je tente de deviner quelle part de lui pense vraiment ce qu’il dit et quelle part tente de s’en convaincre pour ne pas prendre le risque de me décevoir. J’ai proposé parce que j’ai pensé que ce serait salvateur et je l’ai fait parce qu’il m’a partagé son envie que je les lui envoie cette photo, mais je ne veux pas qu’elles soient la cause d’un émoi trop grand pour lui. Du reste, je suis certaine que je serais bouleversée moi aussi, j’ai juste oublié d’y penser. « Mais, on peut essayer…  » Je sonde son regard et je hoche la tête. « On peut essayer. » Pas de promesses. Pas d’engagement non plus. Essayer c’est bien et cela sauve l’autre d’un sentiment d’abandon si l’un de nous deux ne s’en sentait finalement pas la force. « Mais je décline toute responsabilité si ça dénégérait. » Ce serait mentir que de dire que je n’y ai pas pensé à cette éventualité, tant je me suis retenue de me blottir contre lui pour chercher ses lèvres toute la journée, à chaque fois que je me suis sentie faillir. Mais nous méritons mieux, je pense, que de renier le contact par la force de l’attraction sans savoir où nous allons. S’il devait espérer la même chose que moi - un avenir pour nous deux - je voudrais que ce soit parce que nous avons réussi à retrouver notre chemin l’un vers l’autre mais je ne peux nier que sa confession, en plus de me faire sourire et même rire, me donne un peu plus d’espoirs.

« En général, oui, mais là, je t’assure, c’était très clair...  » J’abandonne et j’accepte son constat : je n’étais pas là de toute façon, pas complètement. « Et ce n’était pas prémédité. J’en ai été surpris, autant que toi. » Je sais. Je me doute qu’il n’a pas fait le pied de grue en bas de mon immeuble pendant des semaines en attendant de pouvoir voler à mon secours. « Moi non plus, ça ne l’était pas. » Je l’ai déjà dit, mais je le répète. Je n’ai rien fait de tout ça pour attirer son attention. La seule chose dont je suis peut-être coupable, c’est d’un appel à l’aide de mon inconscient qui a guidé mon corps jusqu’au téléphone dans le but de me sauver.

Lorsqu’il est question d’Alec en revanche je suis surprise : où l’a-t-il trouvé ce culot de venir agresser mon amant chez lui pour une faute qu’il a commise ? Comment ose-t-il venir pleurer auprès de celui qui a révélé un secret qu’il n’aurait jamais dû accepter de garder en premier lieu ? « Il n’est pas venu me voir. Il est venu m’agresser. Chez moi. Il a eu de la chance de m’y trouver d’ailleurs. » Colérique et incontrôlable, j’imagine facilement Alec être violent et agressif. « Il l’est. C’est par là qu’il a commencé : tout est ma faute. C’est à cause de moi si tu es éloigné de lui. Eloignée… si ce n’est pas de la jalousie et de l’amour alors je sais pas ce que c’est... » Je fronce les sourcils et je réfléchis avant de parler. Je ne veux minimiser ce qu’il ressent mais, comme je l’exprime « Ça n’a pas de sens. » Je ne veux y croire : c’est la jalousie de mon amant qui l’a poussé à penser ça. « Pourquoi il ne me l’aurait jamais dit ? Il cherche un coupable, c’est tout, quand il ferait mieux de se regarder dans la glace. » Je suis amère mais je ne laisse au moins aucun doute : je lui en veux terriblement à Alec, et le pardonner n’est pas au programme. « Il avait aucun droit de le faire. » Venir jusqu’au catamaran pour y débusquer Amos.

Est-ce que c’est saint que de se pencher sur les photos de nos mois de bonheur ensemble, alors que nous ne savons pas où nous en sommes et comment nous situer ? Certainement pas, mais si nous avons envie d’essayer, si nous en avons besoin, devrions nous les fuir pour autant ? Y trouverons nous une réponse, dans ces clichés ? Je ne sais pas, mais je crois qu’au delà de les observer, j’ai besoin de l’observer lui pendant qu’il les contemple. J’ai besoin de lire dans ces yeux quelque chose, je ne sais pas quoi encore, mais qui m’aidera à nager dans des eaux un peu moins troubles en ce qui concerne notre relation.

L’affection d’Alec à mon égard, il l’a toujours interprétée comme de l’amour Amos. Moi, j’avais le sentiment de trop connaître mon ami pour ne pas être capable de le deviner, si c’était le cas. Sauf qu’aujourd’hui je dois me rendre au fait accompli : je ne le connais plus du tout, mais je me dis que s’il avait nourri ce genre de sentiment à mon égard cela rendrait sa trahison pire encore. Alors je n’y crois pas, je ne veux pas y croire. « Au contraire, ça en a beaucoup. C’est même cohérent. Je te l’ai toujours dit. » Je ne dit rien : à quoi bon ? Je n’ai jamais réussi à le convaincre du contraire et je ne sais ce qu’Alec lui a dit, mais il a l’air de ne plus être prêt à en démordre. « Et la raison pour laquelle il n’a rien dit est évident : il faut une paire de couilles pour ça. Or, Mitch porte les siennes en pendentif autour du coup et c’est toi qui tenait celle de l’autre. Il faut aussi des couilles pour admettre qu’on est coupable. » Je déglutis et si je dois admettre qu’il n’a pas tort, je sais aussi qu’il fut une période où Alec aurait pu tenter de profiter de ma faiblesse pour tenter quelque chose, une approche ou une déclaration : mais il ne l’a jamais fait. A mes yeux, il a toujours fait un transfert sur moi, par rapport à ses soeurs qu’il a laissées en arrière. « Et il faut être un putain de lâche pour être venu jusqu’à moi.... Il n’avait pas l’air de savoir que j’étais impliqué quand il a débarqué. » « J’ai pas dit qu’il était pas lâche. Il l’est, il l’est tout autant que son frère. » Je hausse les épaules. « C’est juste que… Je sais pas, j’y crois pas et je crois que je m’en fous. » Parce que ça n’aurait jamais été réciproque et ça le deviendra encore moins après tout ça.

Il se gare devant la pizzeria et, avant qu’il ne sorte, je ne peux m’empêcher de poser ma main sur son avant bras pour l’arrêter. « Et ça remet en cause ce que tu penses de moi ? De ma sincérité quand je te dis que de mon côté, les choses ont toujours été claires ? »

Aujourd'hui comme hier, Amos ne me convaincra pas de sa théorie. J’entends qu’il ait aujourd’hui plus d’arguments tangibles, d’autres que ceux soufflés par sa jalousie maladive, mais je n’y crois pas. Elle a trop de failles cette théorie. Il a eu trop d’occasions Alec de faire un pas dans ma direction, j’ai dormi sur son canapé pendant des semaines après la mort d’Aaron. J’ai passé trop de déjeuner en sa compagnie au restaurant, à fumer des joints, refaire le monde et profiter de ses talents culinaires. Il m’a trop ramassée allumée ou déchirée. Mais je ne dis rien : à quoi bon nous disputer pour ça quand notre relation n’est plus menacée par mon ami : il ne l’est plus et nous n’existons plus non plus. « Et je ne dis pas que tu l’as dit ou que tu le penses, ni même que tu essaies de me convaincre du contraire. Ce n’est pas après toi que j’en aie, Rae. » « Je sais. » Mais ne se dit-il pas au moins que je l’ai toujours su et que je ne suis qu’une menteuse ? Que je lui ai manqué de respect en niant l’évidence alors que je la savais ? Il n’en est rien, je suis prête à mettre ma main au feu : Alec ne m’a jamais désirée, par comme ça. « Et j’aime l’idée que tu t’en foutes. » Je sonde son regard et si sa déclaration me laisse à penser qu’il ne me tiens pas rigueur de ce qu’il croit avoir deviné, ses mots me reviennent. Ceux qu’il m’a jeté à la figure dans le taxi, après Lou, alors que c’est moi qui avait le droit d’être en furie pas lui.

Qu’est-ce que j’étais moi ? Un pis-aller parce que tu n’as pas pu avoir Alec ou parce que Mitchell t’a préféré Lou ?

Ils étaient dégradants. Chaque mot, chaque phrase. Alors, maladroitement, je l’interroge. « Non ! Et si tu te demandes si je pense tout ce que je t’ai dit le taxi, c’est non aussi. » Un sourire en demie teinte étire mes lèvres : il m’a percée à jour sans même trop essayer et je suis obligée d’admettre que cet épisode reste fiché dans mon coeur comme un poignard. « Ce qu’il ressent pour toi n’implique pas que ça soit réciproque et la majorité de  ce que j’ai dit ce jour-là, ne devrait pas compter. » La majorité ? Je m’interroge. « Je vois. »

Il m’a dit qu’il m’aimait ce jour là. Il l’a jeté comme un pavé dans la mare qui m’a éclaboussée sans que je ne sache quoi répondre puisqu’il n’avait pas le droit, il n’avait pas le droit de l’admettre à voix haute pour la première fois comme ça. Pas pour mettre en lumière mon égoïsme, ma cruauté et mon hypocrisie. Est-il en train de les reprendre ? De me dire que, ça aussi, il l’a dit sur le coup de l’émotion ? Que c’était faux ? Je devrais le savoir mais, sur l’instant, je ne sais plus rien avec certitude. « Merci. » Je hoche la tête et je lâche doucement son bras avant d’ouvrir à mon tour ma portière et de faire le tour de la voiture. Comme prévu, le pizzaïolo nous accueille d’un grand sourire, de regard appuyés dans ma direction et nous tient la jambe une bonne dizaine de minutes. Lorsque nous ressortons de son établissement, j’ai attrapé le pizza et je les dépose à l’arrière de la voiture. « On rentre les manger à l’appartement ? » La vérité c’est que je commence à sentir la fatigue et à accuser le coup.

Notre expédition pour récupérer notre repas du soir, celui qui nous transportera sans doute sur les chemins de la mélancolie, elle me sert à me recomposer et à masquer mon trouble. A quoi pensait-il lorsqu’il a parlé de la majorité des choses qu’il a dites ce jour là ? A sa flamme qu’il m’a déclarée en quelques mots qui n’avaient pas leur place dans une discussion si houleuse ? Et en y réfléchissant, est-ce que je ne me fais pas plus de mal qu’autre chose ? Je statue pour un oui et si je n’y parviens pas réellement, je tente de chasser cette pensée de mon esprit.

Mes sourires au pizzaïolos manquent de conviction et mes rires sont plus feints qu’à mon habitude. Mais n’est ce pas le cas de mon complice également ? N’est-ce pas douloureux que de remettre les pieds ici, où nous ne venions qu’ensemble et de prétendre face au commerçant qui n’a pas à connaître les tempêtes qui nous agitent ? Je suis soulagée de ressortir de l’établissement, de respirer l’air extérieur lorsque je m’installe sur le siège passager après avoir déposé les pizza à l’arrière, je me contente de le questionner sur l’évidence. « Oui ! On rentre. On a des photos à regarder en plus. » Des photos. Sommes nous réellement prêts ? J’ai pensé que cela nous ferait du bien sans me poser la question en ce qui me concerne, mais le concernant lui cela me semble plutôt clair : il n’en a pas l’air. «  A quoi tu penses ? » Au taxi. Mais ce n’est pas avouable. « Ou, qu’est-ce que j’ai dit si tu préfères… Moi ou quelqu’un d’autre... » Je tourne mon visage dans sa direction et j’attrape son regard dans le mien. Me confier, lui avouer la vérité, c’est admettre que sa déclaration me torture encore, non pas à cause de sa nature mais du timing et du contexte, et je n’en ai pas envie, pas après cette journée particulière, pas alors qu’ils appartiennent certainement au passé et qu’ils ne devraient pas compter, d’après ses dires. S’ils ne comptent pas, j’en deviens ridicule de leur avoir attaché une telle importance, de l’avoir rappelé des jours après, pathétique, en soufflant qu’il n’avait pas le droit de me dire ça comme ça. « Rien de grave, je suis simplement fatiguée c’est tout, je commence à sentir le contrecoup. » Après tout, ce n’est pas un mensonge. Fatiguée je le suis, et c’est du manque et d’une journée à crapahuter après tant de temps sans rien faire enfermée dans mon appartement que je sens le contrecoup. « Si tu n’as plus envie, les photos je veux dire… On peut manger et aller se coucher... » Nous n’avons besoin de quelques minutes pour rejoindre l’appartement et, alors qu’il se gare au pied de mon immeuble, et qu’il avance l’hypothèse que je n’ai peut-être plus envie de regarder les clichés dont nous avons parlé tout à l’heure, je me demande si ce n’est pas de ses désidératas à lui qu’il est question. « C’est pas que j’ai plus envie. Je suis simplement fatiguée. Laisse nous le temps d’arriver, on mange et puis on voit ? » Même si, dans les faits, j’ai déjà décidé et j’utiliserai ma fatigue comme prétexte pour l’épargner puisqu’il n’est pas prêt.

« Très bien. Je n’insiste pas. » Je ne pourrais lui apporter une réponse différente de toute façon. Que lui dire ? Je n’ai pas aimé les circonstances dans lesquels tu m’a fais ton aveux, je les ai même abhorré, mais j’ai cru qu’il était sincère ? Que tu avais si mal qu’il t’as échappé et que, à présent, je souffre que tu avoue que rien de toute ce que tu as dit ce jour là ne compte ? Je ne peux l’admettre, ses mots je les lui ai reproché. Je l’ai fait à cause de la forme et du moment, pas du fond, mais ce serait être inconstante que de dire maintenant que j’aurais aimé que ça ce soit vrai. Je ne peux l’admettre puisque cela n’apporterait rien de bien, si ce n’est remuer le couteau dans la plaie.


Je profite de notre arrivée au pied de mon immeuble puis dans le loft pour masquer mon trouble et faire place à des temps plus serein. Je m’y emploie tandis que je m’installer sur le canapé et que j’ouvre l’un de deux carton pour attraper une part de la pizza prédécoupée et croquer dedans avec un semblant d’appétit. En revanche, je ne le quitte pas des yeux tandis qu’il s’approche en me dévorant des siens et qu’il s’installer à côté de moi. « Tu as passé une bonne journée, donc ? Parce qu’on peut le refaire tu sais. » J’esquisse un sourire. « Tu t’es pris de passion pour les antiquités ? » La plaisanterie comme arme pour masquer mon émotion, je prends sa phrase au sens le plus strict. Mais oui, j’ai passé une bonne journée, oui, cela me plairait d’en vivre d’autres, des moments où ne nous sommes pas enfermés tous les deux à affronter mes démons dans l’appartement. « Ailleurs. Un endroit qui te ferait plaisir. Je suis ton garde-fou, pas... » Tu n’es pas ma prisonnière. C’est cette plainte qui a motivé cette sortie. C’est elle qu’il a tenté de contrer. « Oui, ça me ferait plaisir. J’ai passé une bonne journée. » C’était agréable de ne pas se déchirer. Elle a été riche en émotions par moment, mais dans l’ensemble, je n’en regrette pas une seule seconde. « Je compte sur toi pour trouver quelque chose de plus surprenant encore, comme une semaine Western avec des concours de taureau mécanique ou de danse en ligne. »

Nous terminons doucement notre repas ou en tout cas j’atteins la fin de mon appétit et je repousse le carton sur la table basse en verre. « Pour les photos, plus tard ? » Je lève un regard plein d'appréhension vers lui. Il n’est pas prêt et moi je suis prête à prendre le blame. « Je suis épuisée, ce serait dommage de le faire maintenant je n’en profiterais pas. » Je me redresse doucement, sans trop savoir sur quel pied danser. Me retirer dans ma chambre ? Après cette journée ensemble cela sonne faux. « Je vais me coucher... »