Un calme des plus doux régnait dans la librairie, loin du bruissement de la vie qui l’envahissait parfois. Gabriel aimait toutes les nuances qui existaient en ces lieux, le rythme des allées et venues variant sans cesse, la tranquillité de certains jours, l’effervescence des autres. Le silence ne s’installait jamais bien longtemps. Une chose heureuse. Non pas que le bouclé l’eut foncièrement en horreur, il n’aimait cependant guère le voir s’étendre. Il s’y était assez noyé après l’accident, d’abord dans des chambres d’hôpital trop vides, puis dans une solitude qui le suivait partout, entraînant dans son sillage des heures trop muettes. Le calme était une chose, le mutisme en était une autre. Et si le libraire savait parfois se contenter de la quiétude qu’engendrait la première, la seconde en revanche lui était devenue difficilement supportable. Il l’avait assez subi pour ne pas la rechercher, aussi laissait-il couler le bruit et le mouvement, leur offrait de l’espace, pour que jamais le vide ne s’attarde, qu’il ne s’appesantisse pas, que le silence ne devienne pas assourdissant, qu’il ne soit que de passage, par fragments. A cet instant pourtant, rien ne venait troubler l’atmosphère tranquille de la boutique, à vrai dire l’esprit du petit brun était tout occupé ailleurs. Il s’était un peu perdu, le nez dans les livres de la réserve, tantôt songeur tantôt concentré, occupé à vérifier les dernières commandes reçues. L’odeur des livres neufs embaumait la petite pièce, les pages bruissaient doucement sous les doigts précautionneux de l’irlandais. Des ouvrages d’art qui ne manquaient pas de lui rappeler d’anciennes amours. Il y revenait doucement, Gaby, avait ressorti ses appareils photo, ses carnets et crayons. Il les avait délaissés bien trop longtemps, il en prenait peu à peu la pleine mesure. En reprenait conscience. Qu’il s’agissait là d’une grande part de lui qu’il avait laissé de côté, oublié presque, enfoui trop profondément, et qui lui manquait terriblement tant elle s’avérait indissociable de ce qu’il était. Créer avait toujours fait partie intégrante de sa vie. Imaginer, observer le monde, en voir la beauté, la deviner dans les plus infimes détails, la révéler, la montrer. Inventer des univers, les siens. Et rêver. Ah, rêver. La chose lui était autrefois facile, car c’était ce qu’il était, un rêveur plein d’insouciance et de vie. Avant que la tragédie ne frappe et bouleverse son existence. Les songes avaient alors laissé place à la douleur et à la mélancolie, l’insouciance au chagrin, la vie au vide. Gabriel avait tout à réapprendre, pour espérer enfin se retrouver, ou tout au moins arrêter de se perdre en chemin et d’éteindre lentement mais sûrement ce qu’il restait de son âme. Il n’avait pas la moindre idée de comment il fallait s’y prendre pour ce faire, ne savait pas même s’il y parviendrait, tout égaré qu’il était. Pourtant, il se devait d’essayer. Il en avait désormais conscience, que sans cela il finirait par se faire engloutir inexorablement par le vide qui s’était immiscé en lui. Il avait beau être las, épuisé, sûrement malheureux sans qu’il ne s’autorise à s’y attarder, il semblait que le bouclé n’était, au fond de lui, pas encore tout à fait prêt à s’avouer vaincu. Alors il devait s’accrocher, ou tout au moins essayer, encore un peu. Juste un peu.

Songeur, il laissa ses doigts glisser sur les couvertures glacées neuves, jusqu’à marquer un temps sur l’une de celles illustrées d’une clé de sol dont il retraça distraitement les courbes. Il était une chose, néanmoins, qu’il n’avait pas oublié, qu’il n’avait jamais abandonné. La musique, en général. Le piano, en particulier. Il y était revenu, dès que son corps meurtri le lui avait permis, que ses mains abîmées furent remises, assez pour que ses doigts puissent à nouveau glisser sans trop de douleurs sur un clavier,  sur la porcelaine et l’ébène de ses touches. Plutôt que de reprendre ses crayons, de retrouver ses pinceaux, ou de se replonger dans l’écriture, il s’était perdu dans la mélodie, nouant ses larmes aux notes, sa peine aux accords. Avec le temps le chagrin s’était apaisé, le deuil s’était fait, la musique, elle, était restée. Le rapport que pouvait avoir Gabriel à cette dernière était différent de celui qu’il avait au dessin ou à la photographie, il le savait au plus profond de lui, sans jamais avoir éprouvé le besoin d’approfondir la question ni d’en comprendre les raisons. Elle lui était simplement plus intime, touchait d’autres parts de son être, représentait peut-être quelque part un refuge. Elle avait en tous cas toujours eu une place importante dans son existence. Gabriel ne savait s’en passer, en témoignaient assurément les trop nombreux CDs, les partitions qu’il finissait toujours par disperser, le piano qui trônait dans la librairie. Le piano… Gaby leva soudain le nez. Les notes qui s’élevaient n’étaient pas le produit de son imagination, elles existaient bel et bien, dansaient dans l’atmosphère pour mieux venir chatouiller ses tympans. L’espace d’une seconde il demeura immobile. Il était si rare que d’autres mains que les siennes en viennent à se poser sur l’instrument, à le faire chanter. Et pourtant il aimait cela le petit brun, que d’autres que lui s’approprient ce droit. C’était la raison même de la présence du clavier au milieu des livres. D’aucun devait trouver l’association étrange, tant les livres étaient souvent associés à un silence de cathédrale. Gabriel, lui, n’avait jamais été de cet avis, appréciant l’idée que les mots silencieux des livres puissent rencontrer les mots invisibles des mélodies. Ce fut presque sans s’en rendre compte que ses pas suivirent l’origine des notes. Le bouclé demeura en retrait, observant silencieusement la jeune femme qui se trouvait assise là, concentrée, ses doigts délicats glissant de touche en touche. Elle semblait si absorbée, comme perdue dans un monde qui n’appartenait qu’à elle. Cela faisait longtemps que Gaby n’avait pas vu quelqu’un jouer, lui qui s’en était toujours émerveillé, de la beauté d’un instant de communion entre une personne et un instrument, lui qui ne se lassait pas de voir quelqu’un jouer, avec son cœur et son âme, pour donner vie aux notes qui devenaient mélodie. Une fois encore, la magie opérait. Aussi attendit-il respectueusement que le fantôme du dernier accord s’évapore totalement avant d’enfin se manifester, tout en douceur. « Ludovico Einaudi, Nuvole Bianche… » Il n’avait guère eu de mal à le reconnaître, sa mémoire lui faisant rarement défaut sur ce genre de choses, moins encore lorsqu’il s’était lui-même frotter au travail de ce compositeur qu’il appréciait tant. « Très belle interprétation, vraiment. » Chargée en émotions, la musique mentait rarement en la matière, et le libraire soupçonnait un choix qui n’était sans doute pas si anodin que cela. Il lui trouvait un quelque chose de mélancolique, quelque chose qui trouvait forcément un écho en lui, et au fond de ses prunelles bleutées. « C’est un plaisir d’entendre un tel morceau ici, et de voir quelqu’un jouer sur ce piano. Quelqu’un d’autre que moi en tous cas. » Le ton était doux et sincère, autant que l’était le sourire qui vint étirer légèrement ses lèvres. « Est-ce que je peux vous aider ? » Il revenait aux fondamentaux, à la base. La jeune femme n’était certainement pas arrivée là par hasard après tout, peut-être n’avait-elle guère le cœur à parler musique. Gabriel n’imposerait rien, il ne le faisait jamais. Il se contentait d’entrouvrir des portes. Les franchissait qui voulait.

@Heather Harris & Gabriel

La musique l’avait ramené à lui et c’était sans réellement y penser que ses pas avaient suivi les notes, avaient remonté leur piste jusqu’à en trouver la source. Elle tenait là, en une jeune femme blonde, au port élégant, à l’air à la fois concentré et ailleurs. Comme si elle était à la fois proche et lointaine, physiquement là, mais mentalement perdue en d’autres sphères. Ses doigts fins couraient sur le clavier avec une aisance naturelle, faisant naître une mélodie aussi douce que mélancolique. Et ce fut sans doute ce dernier aspect qui marqua tout particulièrement Gabriel, ce quelque chose de fragile qui flottait entre les notes, presque imperceptible, insaisissable. Quelque chose de faillible, qui pourtant tenait bon, ne se brisait jamais. Peut-être était-ce son ressenti propre, peut-être était-ce réel, au fond qu’importait. Le bouclé se contenta de se laisser porter, jusqu’à la dernière note, au dernier souffle. Instant qu’il choisit pour révéler sa présence. Non sans faire sursauter la demoiselle, qui, de surprise, arracha une légère cacophonie au clavier. « Désolé. » Gaby n’avait pas voulu l’effrayer, échec cuisant. « C’est sincère. » La voix était douce, comme pour s’excuser encore davantage d’avoir brusquer involontairement la jeune femme. « Disons que c’est celui de la librairie. » Il eut un sourire le petit brun, cette idée de piano au beau milieu des étagères était presque une histoire de famille. D’aussi loin qu’il s’en souvienne, il y avait toujours eu un piano dans la librairie de son grand-père, en Irlande. Et ses parents avaient, en quelque sorte, poursuivi la tradition dans leur boutique canadienne. C’était désormais au tour de Gaby d’en faire de même, ici, en Australie. Aussi l’instrument avait-il toujours fait parti du paysage de sa vie, une chose qui n’avait pas changé au fil des ans et des événements. « Au contraire, vous avez très bien fait, il est précisément là pour ça. Il est plutôt rare, que d’autres personnes que moi l’utilisent. Trop rare à mon goût d’ailleurs. J’imagine que souvent les gens n’osent pas, ou ont trop l’habitude d’associer livres et silence. Alors c’était vraiment plaisant de vous entendre jouer. D’autant que c’était très beau, vous semblez plutôt douée. » Un constat qu’il avait fait en l’écoutant jouer, en devinant la précision de ses mouvements, en notant leur fluidité. La jeune femme avait joué de mémoire, sans la moindre hésitation, pas un instant elle n’avait semblé chercher ses notes. Les notes étaient simplement nées sous ses doigts, ces derniers trop assurés pour ne pas être habitués à se frotter aux touches d’un clavier. Elles s’étaient nouées les unes aux autres, jusqu’à se fondre naturellement en une douce mélodie. Cette dernière, loin d’être scolaire, s’était au contraire révélé vibrante d’émotions, pleine de mots silencieux qui avaient empli l’atmosphère paisible de la librairie sans souffrir le moindre accroc, la moindre fausse note. Tout au moins jusqu’à ce que Gabriel manifeste sa présence. Alors oui, la blonde qui se tenait devant lui était douée, et loin d’être novice. L’évidence même.

Faisant naviguer ses prunelles du piano au visage de son interlocutrice il noté qu’elle semblait encore toute chamboulée de s’être trouvée nez à nez avec lui, et Gabriel s’en voulut aussitôt de l’avoir mise dans cette situation.  Ses doigts fins s’égarèrent une seconde parmi ses boucles brunes, comme un vieux réflexe, embêté qu'il était d’avoir coupé court à ce moment suspendu, et sûrement bien plus intimiste pour la blonde qu’il ne l’avait imaginé de prime abord. « Encore toutes mes excuses, pour vous avoir surprise. Et fait attendre. » Et désolé il l’était réellement, lui qui, habituellement, s’employait justement à respecter la bulle des autres et ne pas les mettre mal à l’aise. C’était raté pour cette fois. Heureusement la demoiselle reprit bien vite ses esprits, se redressant en un éclair pour lui tendre une liste d’ouvrages qu’il détailla avec attention. « J’en ai une grande partie, oui. Il faudra peut-être commander celui-ci, il faut que je vérifie. Dans tous les cas je ferai en sorte qu’il arrive aussi vite que possible, que vous puissiez l’avoir pour travailler. » La jeune femme avait parlé de rôle, et d’instinct Gaby avait songé qu’elle avait sûrement besoin de ces livres rapidement, délais obligent, afin de pouvoir se préparer au mieux, qu’il s’agisse de représentations ou d’un tournage. « D’ici là je peux vous proposer une ou deux autres références similaires si vous le souhaitez. » Il ne lui avait fallu qu’une seconde pour en faire mentalement la liste, sélectionner les titres les plus pertinents, évincer les autres, et savoir précisément où les trouver. Sa mémoire et sa passion faisaient assurément parties des forces de Gabriel. Sa connaissance de son métier et de son sujet tout autant. « Vous avez sûrement raison. Cela dit je ne vous en aurais pas tenu rigueur. » L’amusement se fit une place sur ses traits, dans l’éclat de ses iris claires, dans le sourire qui vint étirer ses lèvres. Evidemment la demoiselle n’avait pas tort, bien que si la chose venait à arriver un jour l’irlandais ne pourrait s’en prendre qu’à lui-même. « Et ce n’est certainement pas moi qui vous aurez couru après. » L’autodérision transparaissait dans ses mots, alors qu’il s’imaginait pourchassant un éventuel voleur de livres à travers la ville, lui qui n’avait jamais été féru de course. L’image donnait assurément à rire. « Après tout si plus de gens  estimaient les livres comme assez précieux pour être volés, peut-être que le monde s’en porterait mieux. » Il y avait cette légère pointe de malice qui perçait quelque part dans son ton, derrière son sourire. Elle trahissait une espièglerie qui était la sienne, autrefois pétillante au creux de ses prunelles claires il n’en subsistait désormais que quelques touches disséminées ici et là, abîmée qu’elle avait été par des drames trop profonds, laissant d’éternelles cicatrices. Elle figurait au compte de ce qu’il avait égaré en chemin, comme tant d’autres choses. Peut-être les retrouverait-il un jour, peut-être se retrouverait-il lui-même. C’était à espérer, bien que la tâche soit si ardue qu’il ne savait guère par quel bout la prendre. Il essayait toutefois. Et parfois, sans qu’il ne l’anticipe, sans qu’il ne le réalise réellement, la vie lui offrait des parenthèses, véritables petites bulles, le temps d’un instant, au sein desquelles il lui était permis de retrouver davantage de légèreté. Comme à cette seconde, devant cette jeune femme qui avait offert à l’endroit un éphémère moment de grâce, hors du temps, à l’aide de quelques notes de musique dont l’écho flottait encore dans les pensées du libraire.

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Gabriel n’aurait pas dû être étonné de percevoir de la surprise dans le ton de la jeune femme qui lui faisait face quant à la présence d’un piano en ces lieux. Il était, certes, plutôt rare de croiser quelque instrument de musique au beau milieu d’une librairie ou d’une bibliothèque, espaces normalement préservés de tout bruit. Cependant, qui le connaissait savait que le bouclé n’était pas franchement de ceux qui suivent les normes. Plutôt du genre à écouter ses envies et son cœur, il se plaisait à emprunter des chemins de traverse, à laisser libre cours aux rêveries et à croiser les univers pour qu’ils s’entremêlent à loisir. Livres et notes ne lui paraissaient dès lors en aucun cas incompatibles, quand chacun ouvrait des sentiers vers l’imaginaire. « D’aussi loin que je m’en souvienne il y a toujours eu un piano quelque part dans ma vie. J’imagine que c’est pour cette raison que sa présence ici me semblait on ne peut plus normale. » Elle ne l’était assurément pas pour tous, comme le lui confirmaient les propos de la blonde. « Je crois que je vous dois bien ça. » Son aplomb l’amusait, et il se plierait de bonne grâce à la demande de la demoiselle. D’autant plus quand jouer lui était davantage un plaisir qu’une corvée. « Il faudra me dire ce que vous aimeriez entendre. » Après tout, sans même le savoir, elle avait joué l’un des compositeurs qu’il préférait, autant lui rendre la pareille. « Vous m’en voyez rassuré, et reconnaissant. » Un sourire amusé répondit au clin d’œil de la jeune femme, sa répartie offrait vivacité et fraîcheur à l’instant, et c’était bien là quelque chose que Gabriel ne pouvait qu’apprécier, lui que la mélancolie guettait habituellement si aisément.

A l’annonce de l’absence d’un des titres de sa liste, l’actrice laissa une légère déception se dessiner sur son visage fin. Elle était pressée et ne pouvait attendre l’arrivée d’une quelconque commande. « Je comprends. » Et déjà Gabriel s’affairait mentalement à trouver la meilleure des solutions. « Voilà ce que je peux vous proposer, vous jetez un œil aux autres livres, et pendant ce temps je peux appeler quelques collègues afin de savoir si l’un deux a éventuellement en stock l’ouvrage manquant dès aujourd’hui, afin que vous puissiez travailler dessus sans attendre. » Fidèle à lui-même le bouclé était paré à se plier en quatre pour répondre au mieux aux demandes et attentes des autres.

Si la remarque au sujet de son absence n’avait pas manqué d’amuser le libraire, la réponse de sa jeune interlocutrice au sujet d’un potentiel futur effet de mode concernant les livres ne fit que raviver le sourire de l’irlandais. « Vous avez peut-être raison oui. Qui sait, un jour les livres seront peut-être considérés comme vintage et tendance. » N’était-ce, après tout, pas le cas des vinyles ? « Je suis arrivé ici en 2018, mais j’étais déjà libraire bien avant cela. » Libraires de père en fils. Une véritable histoire de famille.

A la dernière question de la blonde, Gaby acquiesça d’un air tranquille, lui offrant un sourire bienveillant comme il lui avait semblé percevoir un léger vacillement dans son assurance. « Bien sûr. » Aucune surprise n’avait traversé ses prunelles claires aux mots de la demoiselle. L’interrogation lui paraissait naturelle, tout autant que la réponse, et ce même s’il savait au fond de lui que c’était loin d’être le cas pour tous, dans ce monde où certains oubliaient bien vite la notion de tolérance au profit du jugement et de la haine. Une chose qu’il ne manquait jamais de déplorer. Laissant un instant de coté la liste de l’actrice tout comme sa promesse de lui jouer un morceau au piano, le bouclé l’invita à le suivre d’un geste, ouvrant le chemin, la guidant à travers les bibliothèques chargées d’ouvrages en tous genres. Grands, petits, anciens, neufs, colorés, austères, tous, sans exception, avaient leur place dans les rayonnages, réunis en ces lieux par un Gabriel qui naviguait entre eux avec le naturel et l’aisance d’un vieux marin en pleine mer. Son pas souple et sûr les mena finalement devant une étagère généreusement garnie. Le libraire fit naviguer son index le long des couvertures variées, son œil expert glissant sur les reliures tandis qu’il essayait de se remémorer avec précision ce qui se cachait derrière chaque titre. Son choix sembla en fin de compte s’arrêter sur deux ouvrages qu’il sortit des rangs bariolés de leurs semblables. « Pour commencer, si vous ne les connaissez pas déjà, je peux vous conseiller deux romans contemporains, The seven husbands of Evelyn Hugo de Taylor Jenkins Reid et Her Royal Highness de Rachel Hawkins. » Un à un il les tendit à la demoiselle, lui laissant le temps de les parcourir, si le cœur lui en disait. « Le premier conte l’histoire d’Evelyn Hugo, une actrice des grandes années hollywoodiennes qui, au crépuscule de sa vie, décide de se confier sur l’existence glamour et rocambolesque qu’elle a mené, faite de scandales, d’ambition et d’amours défendus. Le second évoque, quant à lui, les péripéties d’une jeune américaine qui, après un chagrin d’amour, décide de partir étudier en Ecosse, où elle devra apprendre à connaître et à composer avec sa toute nouvelle royale colocataire. » D’instinct il s’était tourné vers ces titres mais déjà il se tenait prêt à en proposer d’autres, les références s’égrenant une à une dans son esprit. « Voilà pour un début. J’ai également d’autres ouvrages qui pourraient correspondre dans des genres différents, historique, fantasy ou même science-fiction, selon vos préférences. » Gaby se tourna vers la jeune femme, dans l’attente de ses appréciations ou de son verdict. Et s’il le fallait il poursuivrait son enquête au cœur de la multitude de livres qui les entouraient, afin de trouver celui qui conviendrait le mieux à la demoiselle avant de retourner s’occuper de leurs précédentes affaires.

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Toutes sortes de personnes franchissaient les portes de la librairie au fil des jours, cependant il en était qui se démarquaient bien davantage des autres. C’était précisément le cas de la jeune femme qui se tenait face à Gabriel. Et était-ce bien une pointe de défi que le brun décelait dans sa voix alors qu’elle lui laissait le choix du morceau qu’il lui jouerait ? A n’en pas douter.

« Une surprise. J’aime assez l’idée. Je vais y songer, en espérant que vous ne serez pas déçue. Déjà que je vous ai malencontreusement surprise, cela ferait mauvaise presse à force. » Le brun esquissa un sourire amusé, une pointe d’espièglerie dans la voix. Défi accepté. Il était temps d’en revenir aux livres, la raison première de la présence de la jeune femme en ces lieux.

« Je peux toujours les commander et vous les faire livrer directement où bon vous semble en un rien de temps. » C’était une habitude, chez le bouclé, de se plier en quatre pour contenter les uns et les autres, et il ne faisait pas exception dans le cadre de son travail de libraire. Aussi était-il sincèrement prêt à faire ce qui était en son pouvoir pour que la jeune femme qui lui faisait face ait ce dont elle avait besoin et qu’elle était venue chercher dans sa boutique. « Cela étant, si vous préférez revenir je serais ravi de vous accueillir. Et vous aurez tout le loisir de jouer un peu de piano si le cœur vous en dit. » Il était sincère, ce serait véritablement un plaisir de la revoir franchir le seuil de sa porte. Il fallait reconnaître que son interlocutrice dégageait un quelque chose d’assez peu commun, à la manière de ces personnes dont la seule présence suffisait à les remarquer. Sans compter qu’il devinait qu’elle ne semblait pas avoir sa langue dans sa poche, ce qui ne manquait pas d’amuser l’irlandais, et de piquer sa curiosité tout comme l’espièglerie qui demeurait sienne et sommeillait derrière ses prunelles couleur ciel.

« C’est également ce que je pense. Ou peut-être est-ce ce que j’espère, cela m’éviterait de devoir songer à une future reconversion sur le tard faute de clients. C’est qu’au bout de tant d’années les habitudes ont la peau dure. » Un air amusé traversa son visage, y laissant un sourire. A vrai dire, livres et librairies avaient toujours fait partie de sa vie. Ses parents s’étaient rencontrés au beau milieu de rayons chargés d’ouvrages et il avait grandi parmi ceux-ci. Pourtant, il y avait encore quelques années de cela, Gabriel ignorait s’il ferait de la librairie son activité principale. Lui qui s’était envolé quelques temps pour l’Italie afin d’y enseigner au sein d’une université, tout en s’attelant à mille et un projets artistiques. Une vie entre recherches et créations qui lui convenait merveilleusement. Toutefois l’existence avait ses propres tours, et elle avait fini par le rappeler au Canada, auprès de ses parents, suite aux problèmes de santé de son père. C’était alors tout naturellement qu’il avait fini par prendre la relève en tant que libraire. Il n’aurait su s’en plaindre, c’était un métier cher à son cœur, son amour des livres ne faisait pas le moindre doute, pas plus que ses connaissances en la matière, ce qui faisait sans doute de lui un assez bon libraire. Du moins l’espérait-il. Ce fut en tous cas ce que semblèrent confirmer l’air amusé de son interlocutrice et ses propos.

« Vraiment ? Alors il faut croire que je ne suis pas encore trop rouillé comme libraire, ou que mon instinct n'est pas trop mauvais. » Il avait toujours eu tendance à fonctionner ainsi, en fonction de ce qu’il ressentait, au feeling, ce dans bien des domaines de sa vie. Et visiblement à cet instant ça n’avait pas l’air de trop le desservir. « Une reine vous dites ? Serait-ce pour une production historique ou plutôt fantastique ? » Gabriel devait admettre que, malgré une curiosité naturelle qui s’étendait à nombre de domaines, il avait un goût évident pour tout ce qui touchait à l’Histoire ainsi qu’aux univers de fantasy, des penchants qui lui étaient restés de sa jeunesse bercée entre épopées historiques et légendes diverses. Cela dit un personnage de reine pouvait trouver sa place dans bien des genres différents. Du plus réaliste au plus merveilleux. Une immense variété de livres pouvait en attester, et il en était assurément de même à l’écran.

Le sourire du libraire se dissipa soudain, laissant une ombre glisser subrepticement sur son visage, lorsque la jeune actrice annonça avoir dû cacher son homosexualité. « Je trouve profondément navrant qu’encore de nos jours on doive cacher qui l’on est… J’ai toujours espoir que les choses changent réellement un jour. » Car c’était bien là quelque chose qu’il n’avait jamais compris et qu’il ne comprendrait assurément jamais. Que certains se permettent de porter un jugement sur d’autres en fonction de leur identité, à son sens cela dépassait tout bonnement l’entendement. C’était une chose qui l’attristait grandement. Et, fait bien plus rare, pouvait faire gronder en lui un féroce sentiment d’injustice, une colère qui lui était pourtant habituellement si étrangère. Si de son coté il avait eu la chance de grandir dans une famille bien loin de tous préjugés et jugements, il avait néanmoins dû y faire face dans la société. Aussi savait-il ce que signifiait se montrer discret, voire se cacher, pour éviter les ennuis. Il avait vite découvert que l’amour des uns pouvait injustement déclencher railleries, rejet et haine chez les autres, à son grand désarroi. Et il était sérieusement désolé qu’une personne bien plus jeune que lui ait eu un jour à dissimuler une part d’elle-même dans ce monde qui aurait dû se montrer davantage bienveillant. Gabriel retint un soupir à cette pensée, ramenant ses prunelles claires à l’actrice. « Sachez que je suis ravi d’avoir visé juste en tous cas. Laissez-moi vous les offrir tous les deux, si vous n’y voyez pas d’inconvénients. Disons pour me faire pardonner pour les ouvrages que je n’ai pas en stock, et vous remercier de ne pas avoir porté plainte pour vous avoir fait sursauter. » L’esquisse d’un sourire se ranima sur le visage du bouclé, sincère. « Et je crois que je vous dois encore un air de musique. » Ah oui, le fameux défi.

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