Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent en silence, exhumant un parfum chypré qui chatouillait les narines. Chad se retrouva surtout face à son reflet, non sans se demander d'où venait cette obsession des miroirs à une époque où le commun des mortels préférait clouer son regard au sol plutôt que d'affronter celui du reste de l'assistance. Deux autres hommes, et une femme dont la veste était affublée du logo de l'enseigne, se pressèrent sur ses talons, continuant leur conversation à voix basse comme s'il avait le moindre jugement à leur accorder. Il avait oublié depuis le temps que ce bar était l'antichambre des vanités. Pas intéressé pour un sou, il se surprit malgré tout à tendre l'oreille. Il arriva à capter quelques mots par-ci par-là, d'une banalité affligeante. Tech, pipe, deal à closer ou autres « sujets ». Le Sixteen Antlers était le repère des parvenus de Brisbane : trop abordable pour les vrais riches, pas assez pour les classes moyennes. Une espèce d'entre-soi où se rassemblaient surtout des hommes nouvellement bourgeois en quête de virilité, qui se gaussaient de la maniaquerie de leurs fiancées avant de rentrer la queue entre les jambes pour l'heure du dîner. Pour être honnête, il l'avait plutôt choisi pour sa vue imprenable, sa carte originale et l'obligeance de ses serveurs que pour la perspective de faire des rencontres inattendues. L'ascension dura à peine 30 secondes pendant lesquelles Chad avait gardé les yeux rivés en l'air, jusqu'à se brûler la rétine sur les néons jaunâtres qui bordaient le plafond de la cabine. Les deux hommes s'échappèrent aussitôt, sans interrompre l'intensité toute relative de leur discussion, Chad leur emboîtant le pas après avoir été gracieusement invité par la jeune femme à lui précéder. La courtoisie n'avait de toute évidence pas de sexe. Il la gratifia d'un sourire poli, juste assez large pour ne pas paraître hypocrite, les lèvres toujours pincées, tandis que les premières brises d'altitude se frayaient un chemin jusqu'à son visage. Le bar était encore peu peuplé à cette heure, aussi lui avait-il suffi d'un rapide coup d’œil pour remarquer l'absence de Miles. On le plaça près des garde-fou en verre qui enclavaient la terrasse sans s'encombrer de sa commande, de peur sans doute de le mettre face à sa solitude temporaire. Il s'empressa évidemment de se réfugier dans la carte érigée au centre de la table, esquivant ainsi la compagnie de regards importuns. Son instinct lui intima, à raison, de lever les yeux juste au moment où le fraîchement cinquantenaire s'apprêtait à l'interpeller dans sa lecture superficielle des cocktails. La détente apparente de Miles était si communicative que Chad se serait instantanément senti à sa place sans même le connaître. C'était une qualité indéniable chez cet homme qui refusait de grandir, mais qui gardait cependant la tête sur les épaules, même quand le sol se dérobait sous ses pieds. Un vieil amant qu'il était fier de compter parmi ses amis aujourd'hui. « Tiens te voilà, j'ai failli me sentir désœuvré tellement il y a de personnes à juger dans le périmètre. » dit-il pour briser la glace. S'ils nieraient faire parfois preuve de médisance, c'était pourtant bien ce qui les distrayait de temps à autres, quand ils avaient fait le tour des nouveautés de leurs vies respectives. Quelque chose lui disait qu'ils n'auraient pas à se réduire à ce vice ce soir. « Comment tu vas depuis le temps ? » demanda-t-il, déboutonnant le col de sa chemise d'un geste nerveux.

Enfouie dans mon travail, dans des piles de papiers à faire, à lire et à décortiquer, je pense de ne pas me laisser distraire. Le travail a toujours été quelque chose que j’adore, quelque chose où je passais des heures à me perdre, mais depuis quelques jours c’est plus une excuse pour occuper mon esprit. Cela fait plusieurs jours que Niamh, ma fille m’a appris la nouvelle, elle a un cancer des ovaires. L’annonce a eu l’effet d’une bombe et je n’ai toujours pas réussi à complètement accepter et avaler la vérité de la chose. Comment ma fille peut-elle être malade ? Pourquoi elle ? Depuis que je le sais je n’ai pas cessé de me faire tourner cette idée dans la tête, de lire des livres sur le cancer des ovaires, d’appeler des médecins pour tenter le meilleur, mai rien n’arrive à me faire sortir cela de la tête. Alors je tente de me concentrer, mais aujourd’hui ce n’est pas un jour productif et je comprends rapidement que je n’arriverais à rien. Je finis donc par refermer le dossier que j’ai sous les yeux et de me lever pour attraper mes affaires. Cela ne sert à rien de forcer la chose. Je préviens mon collègue, qui est d’ailleurs surpris que je parte ci tôt avant de m’installer au volant de ma voiture. J’ai encore quelques heures avant de devoir retrouver Chad alors j’en profite pour aller courir une petite heure avant de me glisser sous une douche.

Lorsque je passe la porte du bar où j’ai rendez-vous avec le beau brun, je suis un peu en retard. Dix minutes, tout au plus, mais il me connaît assez pour savoir que la ponctualité ce n’est pas mon truc. Je cherche mon ancien amant du regard et un sourire vient se caler sur mes lèvres lorsque je le remarque installé tranquillement dans un coin. Je viens vers lui. « Tiens te voilà, j'ai failli me sentir désœuvré tellement il y a de personnes à juger dans le périmètre. » Je ris un peu avant de prendre place en face de l’homme. « Comment tu vas depuis le temps ? » Me demande-t-il alors qu’il déboutonne le col de sa chemise. Chad et moi avions partagé une histoire, courte, il y a quelques années, mais nous sommes resté amis après. « Ben écoute ca va, et toi alors ? » Je lui adresse un sourire avant de prendre une carte à mon tour et de baisser la tête dessus quelques secondes. « Ca me fait plaisir de te voir, ca faisait longtemps qu’on a pas pris le temps de dîner ensemble. » Avec nos vies personnelles, avec nos emplois du temps il n’est pas toujours facile de trouver le temps. Je sais qu’il n’y a pas encore si longtemps Chad était également en pleine instance de divorce avec sa femme. Nous avons un peu une histoire similaire quand on y pense. « Tu sais ce que tu vas prendre ? Je t’invite. » Je lui demande.