“Et bonne journée à vous !”, lança Mila avec son plus grand sourire en tendant le paquet à la cliente. Une fois celle-ci partie, Mila baissa les yeux sur la caisse enregistreuse et poussa un gros soupir. La matinée avait été longue, mais le rush était passé. Elle adorait son travail - enfin, tout du moins, elle s’en contentait au vu du salaire qu’on lui versait - mais elle devait avouer que parfois, gérer des clientes qui ne trouvaient rien de mieux que de traîner pendant des heures dans le magasin, en se plaignant qu’il n’y avait pas leur taille, c’était épuisant. Maintenant que le plus gros de la clientèle était passé, la jeune adolescente allait pouvoir s’occuper de ranger le magasin. C’était le problème, avec les clientes. Elles essayaient une quantité effarante d’articles - beaucoup plus que ce que Mila pourrait jamais s’acheter - mais ne rangeaient jamais rien. En s’avançant vers une pile de t-shirts en boule, Mila ne peut s’empêcher de les jalouser. Toutes celles qui peuvent repartir avec des sacs à plusieurs centaines de dollars, tandis que Mila compte chaque pièce de monnaie comme si sa vie en dépendait.

Occupée à plier les vêtements pour les remettre proprement sur l’étagère, Mila est tirée de ses pensées par une voix féminine qu’elle commence à connaître. « Excusez-moi ? Si je vous demandais votre impression, comme ça, de but en blanc… Vous me diriez quoi ? ». Mila relève la tête vers la cliente. Elle ne la connaît pas personnellement, mais Mila l’a déjà vue plusieurs fois au magasin. Elle repart souvent avec des sacs remplis à ras bord. Mila observe la jeune femme, essayant de ne pas trop la dévisager. Elle a l’habitude. “Vous ne trouvez pas que ça me rend grosse, ce pantalon ?” ; “Cette robe est trop décolletée pour moi, non ?”. Mila doit, à chaque fois, sortir son plus grand sourire, et ne pas froisser la clientèle. Alors que parfois, elle aurait bien envie de les envoyer promener et de leur dire ce qu’elle pense vraiment. Bien sûr que ton décolleté est bien trop grand, il t’arrive jusqu’au nombril, un seul mouvement et les filles seront à l’air. Mais elle ne peut pas, alors elle sourit, et elle sort des phrases bateaux, comme ses collègues. Mais là, avec cette cliente, c’est différent. Elle a l’air nerveuse, et a l’air de vouloir un avis sincère. “Je pense que vous devriez essayer…”. Mila n’a pas le temps de terminer sa phrase que la jeune femme repart déjà essayer un autre vêtement, tel un tourbillon. Une fourmi trop pressée. Mila observe la combinaison blanche qu’elle vient d’enfiler, laissant la jeune femme parler sans l’interrompre. « J’ai rendez-vous. ». Ah, c’était donc ça, la raison. Elles avaient toutes une raison. Un dîner d’affaires, une visite à la belle famille, un goûter d’anniversaire, un mariage. « Je suis désolée… Je ne voulais pas paraître impolie. Je suis un peu nerveuse… je crois. ». Sans blague, aurait lâché Mila si elle n’avait pas été au travail. Mila observa la dernière pièce que la cliente lui montrait. “Si je puis me permettre, Mademoiselle, je pense qu’aucune de ces pièces ne vous conviennent. Elles ne vous mettront pas assez en valeur”. Mila était rarement aussi franche avec les clientes du magasin, mais elle sentait que celle-ci en avait besoin. Mila s’approcha d’un portique non loin des cabines d’essayage. Elle commença à fouiner parmi les pièces, sachant à peu près ce qu’elle voulait trouver. “Où a lieu le rendez-vous ?” se permit-elle de demander. C’était important. S’il s’agissait d’un pique-nique dans l’herbe, peut-être valait-il mieux éviter la mini-jupe et les talons hauts. Mila sortit deux nouvelles pièces du présentoir, une première robe verte qui ferait ressortir les cheveux de la jeune femme et une deuxième bordeaux, plus habillée. Elle les tendit à la jeune femme. Elle attendit patiemment derrière le rideau pendant qu’elle se changeait. “Je vous vois souvent ici. Vous devez beaucoup aimer les vêtements !”. Mila se mordit la lèvre inférieure. Elle savait ce qu’elle allait dire ensuite, ce n’était pas très professionnel - du moins, pas pour son job ici. “Si ça vous intéresse, je…”. Elle hésita légèrement. Elle aimait parler de son travail, mais elle n’en parlait rarement à des inconnus. Encore moins aux clientes du magasin. “J’ai eu l’occasion de créer quelques pièces, si ça vous intéresse”. Quelques pièces. Quel doux euphémisme, alors que sa chambre était pleine à craquer de tissus en tout genre. Mila continua à patienter quelques instants. “Alors ?”. Elle avait hâte de savoir si les pièces choisies convenaient.  

Mila n’était pas du genre à dire ce qu’elle pensait vraiment à ses clientes. Parce qu’elle n’avait pas le droit, déjà, et qu’elle tenait beaucoup trop à son travail. Elle avait besoin de son travail et elle n’avait pas de temps à perdre. Comme ses collègues, elle sortait des phrases déjà toutes préparées. “Mais non, Madame, ce vêtement vous va trop bien, peut-être qu’il faudrait préférer une taille au-dessus”. Répondre aux clients sans les froisser était tout un art dans lequel Mila commençait à exceller. Mais aujourd’hui, avec cette cliente là, c’était un peu plus particulier. La jeune femme semblait très stressée, et Mila ne put s’empêcher de vouloir l’aider. D’autant que dans sa précipitation, elle essayait des vêtements qui ne la mettaient pas en valeur, et la jeune adolescente trouvait ça plutôt dommage. Il était grand temps qu’elle intervienne. Pour l’aider au mieux, elle se permit de demander où avait lieu le rendez-vous. L’observatoire de la ville. Mila n’y connaissait rien du tout, mais ça avait l’air romantique. Elle essaya de trouver tant bien que mal des pièces qui pourraient correspondre, mais la jeune Mila n’était pas convaincue. “Peut-être en douterez-vous, mais… d’ordinaire, je ne me trompe jamais. J’adore la mode.” Les bras croisés sur sa poitrine, Mila haussa les épaules. "Ça arrive à tout le monde, vous savez, même aux meilleurs !”. Sauf à elle, bien entendu. Mila ne se trompait jamais. Hormis les journées où elle préférait rester en jogging à la maison parce qu’elle s’y sentait plus à l’aise, ses outfits étaient toujours on point. Et en parlant de ses tenues, une petite graine d'idée avait commencé à germer dans la tête de Mila. Jamais elle n’aurait osé proposer ça à une autre cliente, mais cette cliente-là venait régulièrement. Alors elle lui parla de ses créations. La curiosité de la jeune femme sembla piquée. Touchée !. La cliente s’enquit de photos. Mila hésita. Elle n’était pas certaine que ce soit le meilleur endroit pour faire ça mais...elle avait beaucoup trop de fierté envers ses créations pour ne rien montrer. Elle vérifia d’abord que personne ne les observait, et sortit son téléphone de sa poche. Elle chercha les photos adéquates, les créations qui pourraient plaire le plus à la jeune femme. Elle décida de lui présenter une de ses premières pièces, une robe plutôt simple dans sa forme mais qui faisait toujours son petit effet. Mila ne la portait toutefois jamais, ses jambes abîmées par les lames bien trop visibles. Elle tourna son téléphone vers la jeune femme. “Je vous voyais bien dans une robe de ce type. Simple, mais élégant. Quant à la couleur…”. Mila chercha quelques instants sur son téléphone. Si elle allait à l’observatoire, il lui fallait quelque chose de noir, ou bleu nuit. Elle trouva un motif qui ressemblait à des constellations. “Avec ça, en guise de motif. Ou quelque chose de plus sobre, si vous préférez”. Elle releva les yeux vers elle, cherchant son approbation. Rangeant son téléphone dans sa poche, elle baissa légèrement la voix. “Je ne vais pas vous mentir, je ne suis pas certaine que vous arriviez à trouver quelque chose qui vous plaît, ici…”. Elle marqua une légère pause, pas certaine de ce qui allait suivre. “Mais je me ferais un plaisir de vous concevoir quelque chose, si cela vous dit”. Nouvelle pause, bras croisés sur la poitrine. “Moyennant quelques pièces, bien sûr”. Mila voulait bien aider, mais elle n’était pas folle non plus. “Alors, qu’en dites-vous ?”.

Mila était plutôt du genre opportuniste. La cliente du jour, c’était du pain béni pour elle. Une adepte de la mode, qui semblait plutôt fashion-addict qu’autre chose, et qui, d’après ce que Mila voyait, était plutôt du genre à avoir les moyens. Alors la jeune adolescente n’allait pas se priver d’en profiter. D’un côté, elle était vraiment ravie de pouvoir mettre ses talents de créatrice à contribution. C’était plutôt rare que cela arrive dans le cadre de son métier, alors dès que l’occasion se présentait...elle n’allait pas faire la fine bouche. Sa cliente du jour avait l’air plutôt intéressée, mais elle avait l’air également assez exigeante. Mila lui proposa une robe, ainsi qu’un motif, mais la jeune femme n’avait pas l’air convaincue. Ou peut-être que c’était trop pour elle. Les créations de Mila n’étaient peut-être pas pour tout le monde, peut-être que cela sortait trop de sa zone de confort. La jeune adolescente s’apprêtait à abandonner en haussant les épaules, en se disant que quelqu’un d’autre - de plus censée peut-être - en profiterait. Mais la jeune femme proposa une autre couleur. Crème. Mila fit mine de réfléchir. Beige, ça pouvait être joli. Mais ça pouvait aussi avoir un effet “mémé qui va chercher ses courses”, et Mila n’était pas certaine que ce soit l’idéal pour la jeune femme. “Si vous voulez avoir l’air d’une grand-mère qui a trois chats chez elle, optez pour du beige, oui”. Mila se mordit la langue, consciente qu’elle allait peut-être trop loin. Mila insista toutefois, indiquant à la jeune femme qu’elle ne trouverait probablement rien qui l’intéresse, ici. Elle avait peur de se faire jeter. Mais contrairement à toutes ses attentes, la cliente était partante. “C’est décidé. J’aimerais que vous me réalisiez la robe parfaite. De quoi avez-vous besoin ? Mon rendez-vous est dans moins d’une semaine. Est-ce que cela vous semble réalisable comme délai à tenir… Mila ? ». Pour la première fois, Mila fut contente que son badge soit aussi voyant. Elle sourit à celle qui venait de se présenter comme une certaine Callie. “Une semaine, ça fait un peu court, surtout si vous voulez une création originale”. Elle réfléchit. C’était peut-être l’occasion de mettre à profit des créations qu’elle avait rangées au placard. Elle se replongea dans ses croquis, cherchant un modèle de robe plus classique que ceux qu’elle avait présentés jusque-là. “J’ai peut-être quelque chose à vous proposer. Elle est déjà prête. Elle nécessitera sûrement quelques retouches mais...ça peut être une idée”. Simple. Sobre. Voluptueux. Comme la cliente qu’elle avait devant les yeux, en fait. “Elle vous plaît ? C’est peut-être un peu sombre pour un rendez-vous, mais je pense qu’elle vous irait parfaitement”. Légère pause. “Je pourrais vous proposer d’autres modèles, sinon, si vous passez à mon...atelier”. Son atelier, avait-elle osé sortir. Son atelier, aka sa chambre, aka son sol jonché de morceaux de tissu en tout genre. Ça ferait bien l’affaire pour le moment...non ?