J'avais toujours été attirée par l'excentricité de ce genre de lieux - là où certains y voyaient des clichés, des exagérations, j'y découvrais un courage incroyable de vivre authentiquement dans un monde beaucoup trop terne et dur. J'avais l'impression que j'aurais pu être n'importe qui dans ce bar, et pourtant tout le monde m'aurait souri avec un même entrain, une même douceur. Si je n'avais pas été aussi influencée par les convenances, je me demandais comment quelle Maxine aurait pénétré dans ce bar - qui étais-je réellement, voilà la question clichée qui me taraudait tant. Je jetai un coup d'œil discret à l'une des jeunes filles assises plus loin, et sentit mon cœur descendre dans mon estomac. Oui, j'aimais les filles, c'est bon, je l'avais accepté. Ou peut-être que je confondais tout - puisqu'on ne pouvait pas dire que j'avais eu beaucoup d'expériences, de toute façon. Et puis, j'aimais aussi les garçons, ça je le savais, je n'étais pas sortie avec Daniel pendant quatre ans pour rien, n'est-ce pas ?


"Non… C’est même la première fois que je mets les pieds dans ce genre de bar pour tout t’avouer."

Ce genre de bar. Il l'avait dit sans animosité, non, plutôt avec une curiosité qui peu assumée, comme un enfant qui avait l'impression de voir quelque chose sans y avoir le droit, et pourtant, qui lui plaisait franchement.

"Ouais… Je comprends mieux pourquoi il a choisi ce bar pour boire un verre !"

Je ne pouvais pas m'empêcher de me poser un tas de questions - pourquoi son ami l'avait-il amené là s'il n'était pas à l'aise, ou avait-il eu envie de venir avant de regretter une fois arrivé ? Pendant une seconde, il me vint l'idée étrange que le jeune homme essayait peut-être de me parler pour flirter avec moi, et je mordis l'intérieur de ma lèvre, gênée. Il était très mignon, certes, mais je n'avais aucune envie de ça. Mais instinctivement, j'avais l'impression qu'il était plutôt comme moi, attiré par cet endroit sans oser vraiment s'y sentir à l'aise.

"Andy, enchanté ! Et toi alors ? Quelqu’un t’as aussi lâché ou tu es venue seule ? T’es nouvelle en ville ?"

J'avalais une gorgée de mon verre, réfléchissant quelques secondes à ma réponse. Après tout, il n'y avait aucune honte à venir ici toute seule, pas vrai ? Pourquoi tentais-je de me trouver une excuse ?!

"Non, je suis venue seule, j'étais curieuse," expliquai-je en haussant les épaules, tentant d'être aussi légère que si je parlais de la pluie et du beau temps. "Je sens que mon accent m'a trahi encore une fois," plaisantai-je. "Oui, j'arrive tout droit de Londres, je suis là depuis un peu moins d'un mois. Je crois que je n'ai jamais eu autant de jours ensoleillés à la suite." Je jetai un regard circulaire autour de nous. "J'ai l'impression qu'on peut être un peu qui on veut ici, c'est agréable..." Tout à coup, j'eus une idée, et me retournai vers Andy, mon nouveau compagnon de soirée. "Je me demande bien qui tu es. Ca te dit, un petit jeu ? On essaie de deviner quelque chose sur l'autre, et si on se trompe, on doit boire, et si on a raison, c'est l'autre qui boit. Deal ?" Je souris malicieusement. Typique des jeux d'alcool que j'avais appris à l'université. "Par exemple, je pense que tu as... Hm... 34 ans. Tu es célibataire, et tu es né à Brisbane, mais tu as vécu à l'étranger." Je plissai mes yeux, faisant semblant de l'analyser. "Alors ?"

@Andy Hamilton

Mes suppositions n'étaient basées que sur une vague impression, l'histoire que je me racontais sur Andy. Il m'écouta, souriant, riant probablement de l'idée que je m'étais faite de lui.

“Alors tu vas devoir boire autant que moi ! C’est vrai que je suis né ici et que j’ai vécu 8 ans à Seattle, par contre sur le papier je suis marié donc pas célibataire, et je suis vexé que tu me donnes cet âge !”

J'éclatai de rire et, bonne joueuse, je bus mes deux gorgées. Il était marié... Etait-il donc hétéro, me demandai-je, encore plus curieuse. Il y avait pourtant quelque chose dans son regard qui papillonnait dans le bar, une espèce de gêne mêlée à de l'envie - peut-être étais-je en train de m'inventer complètement une histoire, mais pourtant, j'avais l'impression de voir en Andy quelque chose d'étrangement semblable au trouble qui m'animait.

“A mon tour ! Tu es étudiante, tu as une âme d’aventurière, t’as 25 ans, et tu n’es pas venue ici avec l’intention de finir la nuit dans le lit d’une inconnue ?”

Je plissai les yeux, amusée. Comme toujours, je faisais un peu plus jeune, ça m'était égale. Mais il avait clairement vu juste dans ma sexualité, du moins aussi juste que l'on pouvait voir puisqu'elle m'était floue. Mais j'avais été en couple si longtemps avec Daniel... Habituellement, les gens qui me rencontraient ne s'imaginaient jamais que j'étais queer, puisque j'étais avec un homme...

"Aïe aïe aïe... Tu n'as qu'une seule information de juste," dis-je en éclatant de rire et en buvant une unique gorgée. "J'ai 28 ans, et je travaille. Je vais te donner des indices tiens... Je pourrais travailler ici. Mais j'ai aussi un autre travail un peu plus créatif." Je scrutai le visage d'Andy. "Toi, tu bosses dans le social non ?"

Quant à la suite de sa supposition...

"Mais oui, je ne pense pas finir dans le lit d'une inconnue, puisque je ne l'ai jamais fait. Un inconnu, oui. Pas une inconnue..." Je fis la moue. "Mais je ne crois pas que ça me dérangerait. Je ne sais pas trop," admis-je, en haussant les épaules, faisant semblant que cette confession n'accélérait pas trop mon petit cœur.

C'était étrange de se sentir analysée ainsi... Depuis que j'avais quitté Daniel, mon identité m'était devenue très floue et vaporeuse, impossible à saisir entre mes doigts. Daniel m'avait pris beaucoup, sûrement, son jugement sur moi si aiguisé et toujours prêt à me couper, d'une remarque ou d'un regard. Parfois, j'avais du mal à croire que c'était vraiment moi qui était restée avec lui si longtemps, moi qui avait vécu cette relation. Tout me paraissait lointain et incompréhensible. Pourtant, tous les matins, quand je me regardais dans le miroir et que je me sentais mal, c'était la voix de Daniel qui me murmurait dans l'oreille que j'étais une incapable.

"Ah merde ! T’es barmaid ? et… Dessinatrice ?"

Je bus une gorgée, puis fouillai dans mon sac pour en sortir mon petit appareil photo de poche, celui que je trimballais partout quand je n'avais pas la place pour mon énorme reflex qui, de toute façon, était bien trop précieux pour être amené partout. Je l'allumai, et avant qu'Andy n'ai le temps de réagir, je lui tirai le portrait sur le vif.

"Photographe," je souris, et regardai la photo que je venais de prendre lui - une photo flou de lui avec son verre, la lumière rougeâtre du bar derrière lui. "peut-être que je vais commencer une série de photos sur les inconnus de Brisbane qui sont si accueillants."

Peut-être que je devrais prendre en photo la communauté queer de Brisbane, pensai-je silencieusement. Il y avait quelque chose dans l'atmosphère de ce bar, dans les éclats de rire et les verres qui s'entrechoquaient. Même le sourire d'Andy, alors que je me trompais sur son métier, était tout rayonnant.

"Pas vraiment… J’aide les gens mais plutôt en les sortant d’un incendie ou d’une voiture accidentée !"
"Ohhhh, pompier, ça doit demander du courage !" M'exclamai-je sans réfléchir.

Pourquoi me paraissait-il plus simple de me jeter dans un bâtiment en feu que d'aller parler à l'une des jolies filles accoudées au bar derrière nous ?

"Je comprends, c’est pas toujours facile de savoir ce qu’on veut, surtout quand on a l’impression de ne pas entrer dans la norme… Peut être qu’avec un peu d’alcool dans le sang, tu te poseras moins de questions et tu oseras aborder quelqu’un qui te plait dans ce bar ?"

Je murmurai un petit "hmmhmm" peu convaincu. Pourtant, dans le bas de mon ventre, je sentais un courant électrique me brûler à l'idée d'embrasser une fille.

"Comment c'était, pour toi, la première fois que tu as abordé un mec ?" Demandai-je alors.

Puisqu'il semblait qu'on rentrait dans les conversations sérieuses...

"Qu’est ce qui t’a amené à voyager à l’autre bout du monde ? Ton boulot ?"

Oh oh. J'eus un petit sourire mystérieux. Nos verres sont presque vides, et je fais signe au barman pour en recommander.

"Il va me falloir plus d'alcool dans le système pour aller sur ce terrain," plaisantai-je. "C'est ma tournée !" Je tendis à Andy un nouveau verre, et bus une grande gorgée du mien. "J'ai eu une petite crise de vie. J'ai quitté mon ex qui était... Hm. Quelqu'un de... Pas très sain. J'ai été avec lui pendant quatre ans, et je ne savais plus trop qui j'étais, il a beaucoup impacté mon estime de moi-même. Alors j'avais besoin de changement... Et me voilà à Brisbane !"

"C’est chouette comme métier en tout cas ! Tu photographies quels genres de sujets ?"

Ah, voilà toujours la partie décevante de la discussion quand j'abordais mon métier. Comme beaucoup d'artistes autour de moi, ce que je me retrouvais à faire pour gagner ma vie n'avait rien à voir avec qui me passionnait réellement. Je rêvais de pouvoir répondre à Andy en expliquant ma pratique, la vraie, celle où j'étais folle de texture, de ses zooms tellement profond qu'on ne devinait plus la matière capturée, que j'adorais empilé des négatifs de portrait pour les développer en une seule image flou et vive, aux ombres qui se combattaient. Mais la plupart du temps, mon appareil ne capturait qu'une énième campagne publicitaire.

"Je fais beaucoup de campagne publicitaire, des photos de produit quoi, mais c'est pas ma passion, c'est juste que c'est pas facile de vivre de son..." J'hésitais. Art me semblait un bien grand mot. "De vivre de sa passion quoi. J'ai exposé deux fois à Londres, dans un petit collectif de photographes contemporains. J'aime bien retravailler mes pellicules de portrait, empiler les images, jouer avec les textures. Mais bon, hier j'ai pris en photo le nouvel hamburger du fastfood du centre-ville. Tu vois le genre."

Quelle clichée, pensai-je, une artiste ratée, perdue dans sa sexualité, en train de discuter dans un bar avec un parfait inconnu au lieu d'aller offrir un verre à la jolie fille assise derrière moi. J'entendais les éclats de son rire de temps en temps et j'avais un immense creux dans l'estomac à chaque fois.

"J’ai jamais vraiment fait le premier pas pour aborder un mec dans un bar à vrai dire, même aujourd’hui je crois pas que j’en serai capable… Mais la première fois que j’ai embrassé un mec, ça a quand même été un déclic. Je me suis rendu compte que l’intensité de ce que je ressentais n'avait rien à voir avec ce que j’avais vécu avant..."

J'hochai la tête ; je le comprenais, et à la fois, j'avais l'impression que tout mon être repoussait ce qu'il me disait. Oui, les filles que j'avais embrassées en soirée, c'était différent, mais c'était le frisson de la nouveauté, pas vrai ? J'avais aussi des frissons quand j'embrassais des mecs - je ne savais pas trop je voulais absolument m'en convaincre, pourquoi l'étiquette de lesbienne me faisait si peur ? C'était si simple d'imaginer une porte de sortie, le confort d'un couple avec un homme, cette sécurité loin des jugements. De mon jugement.

"Oui, je vois un peu... C'est ça qui fait peur, non ?" Osai-je en souriant.

L'ombre de Daniel plana à nouveau dans la conversation, et je me crispai un peu, comme par réflexe.

“ça n’a pas dû être simple de prendre cette décision… Mais tu as bien fait s’il avait une mauvaise influence sur toi. J’espère que tu vas te plaire ici !”

Je lui souris, laissant mes souvenirs de cette relation s'évaporer, un instant, juste assez pour que je profite de cette soirée.

"Je crois que je m'y fais déjà," dis-je en riant en faisant un signe de la tête vers nos verres.

(Terminé )