Aujourd'hui, c'est vraiment le genre de journée où j'aurais mieux fait de rester au lit car rien, absolument rien ne va. Ça a commencé ce matin alors que tous les efforts du monde n'étaient pas assez bons pour me permettre de mettre ma prothèse. Les douleurs les fantômes m'ont gardé éveillé pendant toute la nuit et en général, elles disparaissent une fois que j'ai un visuel sur mes deux pieds, mais rien à faire. J'ai passé une bonne heure au téléphone avec Robert, mon orthoprothésiste, suivant ses conseils à la lettre, mais même ses consignes à lui n'ont rien changé. Je n'avais donc pas d'autre choix que d'abandonné ma prothèse dans un coin de la pièce et de sortir mon fauteuil roulant. Si je n'ai absolument aucun scrupule à l'utiliser chez moi, à la maison, je dois avouer que l'utiliser à l'extérieur est une sacrée contrainte. C'est assez ironique en vrai tant je n'ai aucun problème avec le fait de montrer ma prothèse et que celle-ci soit visible. Le souci n'est pas tant le fauteuil en soit, c'est surtout le fait qu'ainsi, je me rends réellement compte qu'absolument rien n'est accessible aux handicapés. Ce pour quoi je me bats depuis des années n'est pas mis en place et si, en temps normal, je me dis que les gens ont simplement besoin d'un peu plus de temps pour bien comprendre la problématique, aujourd'hui ça me décourage plus qu'autre chose.

Alors que j'étais là, dans un rayon du supermarché, en train d'observer, impuissant, les œufs qui viennent de s'éclater devant les roues du fauteuil faute de pouvoir les tenir et manœuvrer en même temps, l'idée que mon combat ne sert absolument à rien et que je ferais mieux de ne pas gâcher mon énergie là-dedans, s'immisce de plus en plus dans mon esprit. Le responsable du rayon s'est confondu en excuses, m'a assuré que ce n'était pas grave, mais je ne l'ai pas écouté : j'ai simplement laissé mes courses sur place et m'en suis allé.

En arrivant chez moi après avoir passé plus d'une heure dans les bouchons, j'ai sorti mon portable et j'ai composé, par réflex, le numéro de ma mère. C'est, au moment où j'ai entendu le message automatique disant que ce numéro n'était pas attribué, que la dure réalité m'a à nouveau frappé : je n'ai personne qui puisse me comprendre. J'ai des amis, de très bons amis même, des frères et des sœurs de cœur qui m'ont toujours dit être là pour moi. Mais aucun d'eux n'est orphelin de mère et je ne suis pas sûr qu'ils peuvent un jour comprendre ce que je ressens.

C'est ainsi que je me retrouve là, assis sur le canapé, bière posée sur la table basse devant moi, à contempler la bouteille en me demandant si ça vaut le coup de l'ouvrir ou non. Je ne suis pas alcoolique, je ne l'ai jamais été et je ne le serais jamais et je sais que boire de l'alcool alors qu'il n'est que 11 h, ce n'est pas la solution. Et pourtant, quelque chose en moi me dit qu'en enivrant un peu mon esprit, je pourrais l'empêcher de partir trop loin dans ses pensées et de me laisser un peu tranquille.

Quand bien même son état se serait dégradé, l'ex agent demeurait trop préoccupé par la carrière de son fils pour supporter y mettre un frein. Par miracle, depuis sa crise de Noël le père de Micah – et surtout les médecins, dont il était plus disposé à croire la parole – lui avait assuré ne pas avoir montré de signes dramatiques de sa démence, hormis les pertes de mémoire occasionnelles, qu'il avait remisées au rang d'anecdotes avant le diagnostic. Micah avait pu s'envoler vers les Etats-Unis avec un semblant de sérénité, quoiqu'il se surprenait à être plus accroché à son téléphone que d'ordinaire, inquiet à l'idée de manquer la moindre mauvaise nouvelle. Il s'était beaucoup occupé l'esprit, entre les rendez-vous professionnels et les soirées informelles, et avait profité de la présence de Lena à Los Angeles pour accorder leurs calendriers afin de vendre quelques clichés scénarisés aux photographes. L'occasion rêvée de consolider leur relation aux yeux du public. La jeune femme était d'une extrême conciliance, ne rechignait jamais à l'accompagner malgré un emploi du temps bien rempli, rançon d'une gloire naissante que lui procurait leur petit arrangement. Pour Micah, habitué à parader seul ou tout du moins rarement avec une même cavalière, leurs discussions forcées dans les chambres d'hôtel prenaient des allures de rituel. S'il ne perdait pas de vue les raisons de leur idylle préfabriquée, il commençait doucement à s'attacher à la blonde et à ce qu'il considérait déjà comme une amitié. Il était rentré à Brisbane quelques jours après le festival Coachella, où après avoir méticuleusement choisi leurs tenues, les deux amoureux des réseaux sociaux s'étaient fait photographier sous tous les angles, entre deux story Instagram alimentées avec un soin particulier du détail et du timing.

Le vol du retour avait été aussi léger que son esprit. La date de tournage de son prochain film n'était pas encore fixée, le réalisateur étant particulièrement pointilleux sur le choix du casting. Deux mois déjà qu'il cherchait sa tête d'affiche féminine. Micah ne se plaignait pas, car la promotion de son film avec Maddy étant repoussée, il pouvait se concentrer sur sa vie personnelle, redorer son image et suivre d'un œil impliqué la progression de la maladie de son père, qu'il savait conditionnée en partie au soutien de son entourage et à la stimulation de ses capacités cérébrales. Il en avait d'ailleurs profité pour se lancer dans un projet immobilier, jusque là repoussé par manque de temps. Depuis le divorce de ses parents, plus de dix ans auparavant, Micah n'avait plus remis les pieds dans leur maison du littoral, chargée de mauvais souvenirs. Des bons également, mais il ne supportait pas l'idée que sa mère puisse débarquer à tout moment en compagnie de sa nouvelle famille. Il avait donc entrepris d'acheter sa propre villa sur la côte, villégiature entre Brisbane et Sydney, où il avait gardé un loft pour se préserver de passer la nuit chez n'importe quel membre de sa famille. Andrew habitait à quelques rues d'ici. C'était la réflexion qu'il s'était faite en débarquant dans le quartier. Les deux hommes ne s'étaient pas revus depuis le décès de la mère d'Andrew ; l'inconvénient de devoir voyager partout et entretenir un réseau dont on se passerait parfois. Lorsqu'il avait pris des nouvelles pour la dernière fois, Andrew avait prétendu être en forme. Il avait eu l'air presque peu affecté. Peut-être s'était-il convaincu qu'en tant que son ainé, il devait assumer d'être toujours le plus infaillible des deux. Avant sa visite, Micah s'autorisa donc un détour. Au pire Andrew serait en cavale, et il aurait eu au moins la décence d'avoir tenté. Il sonna à la porte, après avoir franchi une forteresse dont il connaissait tous les secrets. Les secondes passèrent, et son espoir de voir son ami lui ouvrir s'envola. Il manqua de tourner les talons quand finalement Andrew se dévoila à la porte. « Wouah, si j'étais un fan j'aurais déchanté. » avait-il plaisanté. Les deux acteurs accordaient de fait la même importance à leur apparence, et Andrew avait l'air au bout du rouleau. « J'ai affaire dans le quartier et je me suis dit que ce serait quand même dommage de ne pas en profiter pour te rendre visite. Tu me laisses entrer ou t'as juste l'air fatigué parce que t'es pas tout seul ? » avait-il demandé avec un air graveleux, son regard inspectant derrière la silhouette de son ami.

Alors que j'étais en train de me pencher en avant, main tendue en direction de la bouteille, je suis stoppé dans mon mouvement par la sonnette de ma porte d'entrée qui retentit brusquement, me faisant presque tressaillir. La seconde d'après, l'image de ma caméra de sécurité s'affiche sur mon portable posé à côté de moi, montrant la tête de Micah. Je pense que si ça avait été quelqu'un d'autre je l'aurais sans doute tout simplement ignoré, mais je ne peux pas laisser un de mes plus chers amis dehors. Alors, dans un soupir et effort qui me paraît surhumain, je me hisse dans mon fauteuil et roule jusqu'à la porte d'entrée que j'ouvre après quelques petites et rapides manœuvres.

Celui avec qui j'ai partagé l'écran à plus d'une reprise, m'accueille avec une pique d'ironie qui, en temps normal, m'aurait sans doute faite rire, mais qui, aujourd'hui, me donnerait presque envie de lui claquer la porte au nez. Mais je n'en fait rien et me recule simplement pour le laisser entrer, refermant la porte derrière lui alors qu'il m'explique avoir affaire dans le quartier et s'être dit qu'il ne pouvait pas passer ici sans venir me voir, se demandant toutefois si j'ai cet air fatigué parce que je ne suis pas seul. « T'as vraiment un humour de merde aujourd'hui, Tomlinson» grognais-je, lui faisant ainsi bien comprendre que je suis loin, très loin, d'être d'humeur joviale et que les blagues les plus courtes sont les meilleures «C'est cet humour, d'ailleurs, qui me fatigue d'avance, c'est pour ça que j'ai l'air crevé » haussais-je les épaules tandis que je roule à nouveau vers le salon.

Là, mon regard se posant sur la bouteille, toujours fermée, qui trône encore sur la table basse, je soupire et me passe une main sur le visage. À quoi bon lui mentir ? Le manque de sincérité n'a jamais été mon fort, encore moins face à Micah qui a toujours su être là pour moi. Même à l'autre bout du monde, il a su trouver les bons mots dans un bon nombre de situations. « Désolé» commençais-je par m'excuser pour la façon et le ton sur lequel je lui ai répondu « J'ai passé une journée de merde» peu importe si Micah ne veut pas m'entendre me plaindre, peu importe s'il s'en fou de mes jérémiades, je ressens de plus en plus le besoin de me confier. Peut-être que ça aidera. « J'ai passé une nuit de merde pour la 5e fois consécutives, les douleurs fantômes sont particulièrement violentes aujourd'hui, ça fait 48h que j'arrive pas à mettre ma prothèse, faire des courses en fauteuil roulant, c'est un enfer à n'en plus finir et en rentrant, j'ai composé le numéro de ma mère dans le but de tout lui raconter et me plaindre à elle, mais ...» ma voix se brise alors que je déglutis, fermes yeux et lutte contre les larmes qui menacent de couler. «Elle me manque, aujourd'hui plus que jamais. »

La patience était la base d'une amitié comme celle qu'ils entretenaient. Quand on ne s'embarrassait plus des nouvelles quotidiennes pour prouver son attachement, qu'on intercalait des retrouvailles entre deux avions comme un rendez-vous professionnel, on pouvait bien attendre 2 minutes sur un porche investi à l'improviste. Malgré son handicap, Andrew s'obstinait à vouloir vivre comme tout le monde, et Micah avait accepté plus ou moins tacitement de le traiter comme tel. Mais franchement, n'avait-il pas assez d'argent pour automatiser certaines des tâches qui lui rendaient la vie dure ? Comme déverrouiller sa foutue porte d'entrée sans avoir à se jeter dans son fauteuil roulant. A sa place, Micah aussi aurait du mal à sourire à la vie quand elle s'acharnait à faire de tout mouvement une épreuve. Il laissa donc couler l'humeur bougonne de son ami, non sans un dernier sursaut d'humour primitif : « Seulement aujourd'hui ? Je m'améliore. » avait-il déclaré alors qu'il se dirigeait vers le salon comme s'il était chez lui. « Je sais que tu crois le contraire, mais t'es encore trop jeune pour être aussi grognon. Qu'est-ce qui t'arrive ? » Micah avait remarqué la bière non entamée qui trônait sagement sur la table basse, témoin dangereux d'un besoin de décompression. A moins d'être alcoolique, on buvait rarement seul sans raison apparente. Les excuses ne tardèrent pas, aussi accessoires que sincères. Andrew savait bien que son ami n'était pas susceptible, mais il ne tenait pas tant à se faire pardonner son tempérament qu'à le justifier. Micah le fixait avec compassion. La surenchère de ses tracas avait failli lui donner le vertige, aussi s'était-il installé au coin du canapé.

« Merde Drew. Pourquoi tu gardes tout ça pour toi ? Tu sais que même si je suis de l'autre côté de l'océan, que ce soit la veille ou le lendemain là où je me trouve, tu peux me contacter à tout moment. Tu le sais ? » avait-il demandé, insistant pour que son ami relève les yeux dans sa direction afin de s'assurer qu'ils ne mentaient pas. La détresse d'Andrew n'était pas une surprise, comme lui tous ceux qui réprimaient leurs sentiments finissaient par exploser. Micah était tout l'inverse face à ses proches, un livre ouvert, des sentiments à fleur de peau qu'il exprimait même lorsque le moment n'était pas opportun. Il faisait assez semblant devant la caméra. « Je suis ton ami, t'as le droit d'être vulnérable devant moi alors que tu fais croire au reste du monde que tout est parfait dans ta vie. Sinon à quoi je sers ? » avait-il renchéri, tendant le bâton pour se faire battre. Il n'en voudrait pas à Andrew de dire qu'il ne servait à rien, juste pour le plaisir d'égaler son humour de bas étage. « Je suis vraiment désolé pour ta mère. » Que pouvait-il dire de plus pour le réconforter ? Que voudrait-il qu'on lui dise lorsque son père aurait perdu tout souvenir de lui ? Sans doute pas grand-chose. Chacun gérait le deuil à sa manière. « Et pour tout le reste. T'as besoin de quelque chose ? De te changer les idées ? » Il pouvait claquer des doigts pour annuler sa visite immobilière et affréter un avion pour s'échapper de Brisbane. C'était ce qu'il faisait pour mettre ses problèmes sous le tapis. « Attends, j'ai bien entendu que t'es allé faire tes courses en fauteuil ? T'es le seul foutu acteur que je connaisse qui se fait chier à aller faire ses courses. Si t'as besoin de normalité tu peux trouver des activités mieux adaptées et moins chiantes que ça. »

Je ne devrais pas être aussi froid avec Micah. Dans le fond, je m’en veux un peu (beaucoup) de l’accueillir de cette manière, et pourtant, je ne peux pas gérer mes états d’âmes sur le coup. Je parviens toutefois à m’excuser et fini par lui avouer le pourquoi du comment je suis dans cet état aujourd’hui. La réaction de Micah est sans appel : il s’inquiète et me fait bien comprendre que j’ai merdé pour le coup. Son ton sec et froid lorsqu’il me rappelle être là pour moi peu importe où il se trouve sur le globe et quelle heure il est, me met encore plus mal à l’aise. Sans doute, ne pense-t-il pas à mal en disant cela, mais fait est que, pour le coup, je n’avais pas besoin d’être encore une fois mis face à mes erreurs.
Je prends toutefois sur moi, encore plus lorsqu’il commente le fait que j’ai été faire mes courses moi-même alors que j’ai une panoplie d’employés qui pourraient le faire pour moi. Il a tout à fait raison pour le coup, et pourtant, il devrait savoir que ce n’est pas mon genre. Sans savoir pourquoi il y a des choses dans mon quotidien que je n’ai pas envie de changer, encore moins depuis l’amputation. Je suis bien capable, en temps normal, d’aller faire des courses, alors pourquoi je ne le ferais pas ? D’autant plus que ça me fait sortir, que j’ai mes habitudes et que c’est toujours quelque chose de plutôt agréable.

 «J’y pensais pour la prochaine fois » soufflais-je avant de déglutir  «ce que j’aimerais, là, maintenant, tout de suite, c’est partir » reprenais-je pour répondre à la question de Micah  « Me casser de Brisbane et partir quelque part. Aux Maldives par exemple et dormir dans une des maisons sur Piloties» je me passe une main sur le visage puis pince les lèvres  «Tu veux venir avec ? » Demandais-je en relevant mon regard sur mon ami  « deux jours et deux nuits dans le luxe le plus total » histoire que je me remémore qu’il a raison : oui, je peux me payer deux nuits dans une de ces maisons, manger dans les meilleurs restaurants et me détendre dans un des plus beaux endroits du monde afin d’occuper mon esprit avec autre chose que les pensées noires qui me suivent depuis deux jours.

Les gens normaux avaient tendance à ne pas prendre au sérieux les états d'âme de leurs idoles, ces divinités médiatiques trop inaccessibles pour avoir de véritables problèmes que l'argent ne pouvait résoudre. C'était en partie pour cette raison que Micah avait tenu à garder sous silence si longtemps la maladie de son père, parce qu'il connaissait le cynisme dont pouvait faire preuve une partie du public, et que le sujet était bien trop sensible pour le prémunir d'une sortie de route impulsive qu'il aurait aussitôt regrettée. Il n'y avait qu'entre pairs que les sentiments pouvaient être authentiques, et que l'écoute pouvait être sincère, alors qu'ils n'étaient finalement jamais plus humains et abordables que dans ces moments-là. Micah se demandait si Andrew avait eu quelqu'un à qui se confier lui aussi. Ou plutôt quelqu'un à qui il aurait eu envie de se confier sur sa peine sans avoir l'impression de déranger. Paradoxalement, Micah n'était jamais moins égocentrique que lorsqu'il était question de ses véritables problèmes. Pas ceux que le public considérait à raison comme des problèmes futiles, à des années lumières de la réalité, mais ceux qui touchaient l'intimité avec laquelle il n'était pas tout à fait à l'aise. Andrew était peut-être pareil. Peut-être avait-il jugé à tort que ses humeurs dépressives n'intéressaient personne, et qu'il aurait mieux fait de sourire et d'être beau comme on lui avait appris à le faire. Et peut-être était-ce pour cette raison qu'il avait accueilli si froidement sa compassion ; comme une remise en question d'une prétendue virilité à laquelle ils tenaient tous les deux. Les hommes ne pleuraient pas, et parlaient encore moins de leurs sentiments à d'autres que leurs petites amies insistantes, juste pour le plaisir de ne plus les entendre.

Sans surprise, Andrew se plia à la norme en proposant de fuir ses problèmes. Exactement comme Micah l'aurait fait à sa place. Ce dernier esquissa un sourire. « Fais attention, t'auras pas à me le dire deux fois. » avait-il mis en garde, comme s'il considérait Andrew bien trop sérieux pour mettre ses beaux projets en exécution. « Tu sais, j'ai toujours deux valises prêtes pour ce genre d'escapades improvisées : une pour l'été et une autre pour l'hiver. J'ai même pas besoin de repasser chez moi, je peux les faire porter directement à l'aéroport. » avait-il déclaré très sérieusement. De toute manière, à en juger par le décor qu'avait dépeint Andrew, ils n'auraient pas besoin de beaucoup plus que quelques maillots de bain pour profiter de l'eau azur sous leurs pieds. « Si on va aux Maldives, tu ne pourras pas aller faire tes courses t'es conscient de ça ? » avait-il ajouté pour plaisanter. Il ne laissa pas la légèreté s'installer trop confortablement avant de reprendre : « Sérieusement Drew, la prochaine fois appelle-moi si tu veux te plaindre. Et même pour des trucs sans importance du genre il n'y avait plus de lait à l'épicerie. On sait tous que c'est qu'une excuse pour aborder les vrais problèmes. »

Par sa simple présence, Micah me rassure et arrive à me sortir de cette torpeur dans laquelle je me trouvais depuis plusieurs jours déjà et qui a connu une sacré évolution négative ces dernières heures. Au final, j’ai l’impression que tout ce qui me fallait c’était la proximité d’un ami très cher, qui connaît mieux que quiconque à quel point la vie des acteurs peut être horrible. Les gens pensent que, sous prétexte que nous avons de l’argent à foison, nous n’avons pas le droit d’aller mal et se demandent souvent si nos états d’âmes sont légitimes. Si je n’avais pas ce compte en banque remplie, peut-être me prendrait-on un peu plus au sérieux.

Dans tous les cas, lorsque Micah me demande ce que je souhaite faire là, maintenant, tout de suite, ma réponse est évidente et c’est, sans réfléchir, que je lui annonce vouloir fuir mes problèmes, lui proposant en même temps de venir avec moi. Avec un sourire en coin, l’acteur me répond que je n’ai pas besoin de le lui dire deux fois car dans tous les cas il a déjà deux valises de prêtes : une pour les pays chauds et une pour les pays froids. « parfait alors !» m’exclamais-je en me redressant, avant de relever mon regard sur le jeune homme lorsqu’il reprend, avec une certaine légèreté, qu’aux Maldives je ne pourrais pas aller faire les courses avant de reprendre son sérieux en me sommant, à nouveau, de l’appeler, peu importe les problèmes.  Déglutissant, je pince les lèvres et baisse le regard, hochant doucement la tête   « j’y penserais » soufflais-je   « merci en tout cas » ajoutais-je avec un petit sourire à l’attention de l’acteur avant d’aller me préparer.

***

Le voyage jusqu’à notre destination se déroule sans encombre. Comme nous n’allons sans doute pas rester longtemps, je n’ai embarqué que le stricte nécessaire et à notre arrivé à l’aéroport, c’est un jet privé qui nous attendait. Celui-ci nous a emmener jusqu’à un petit aéroport sur une des nombreuses îles où un chauffeur privé nous a conduit à une des nombreuses maisons sur pilotis que nous avions réservées entre temps.

Et c’est là, sur la terrasse en bois, face au coucher de soleil sur la mer, que nous nous trouvons actuellement. Fraîchement douché et verre de vin en main, je dois avouer que je me sens bien mieux qu’à notre départ. Mentalement, en tout cas. Physiquement, les douleurs se sont peut-être légèrement atténuées mais elles sont loin d’avoir disparues. «Comment va ton père ? » demandais-je à mon ami pour briser le silence. Depuis des heures nous ne parlons que de moi et d’autre sujets plus ou moins futiles, mais jamais je n’ai pensé à lui poser cette question.   «et toi ? Des projets pour la fin d’année ? »

Depuis combien de temps Andrew était-il dans cet état d'inertie, à attendre que l'orage passe ? Ne l'ayant pas revu physiquement depuis le décès de sa mère, Micah le soupçonnait de plus en plus d'avoir édulcoré ses messages pour ne pas inquiéter ses amis, tandis qu'il se retrouvait le soir, seul avec ce vide qui lui déchirait le cœur. Cette vision l'horrifiait autant qu'elle lui rappelait à quel point lui non plus n'avait personne vers qui se tourner quand la vie lui rappelait que riches, modestes, célèbres et inconnus étaient tous égaux face au malheur, et surtout face à la mort. Des deux, Andrew n'était pas le plus spontané, alors lorsqu'il accepta la proposition folle de s'enfuir sur le champs, Micah ne put s'empêcher de penser un fraction de seconde que c'était un symptôme évident de sa détresse. Son sourire était amer, son enthousiasme également, mais la perspective de redonner un peu d'éclat au quotidien maussade de son ami suffisait à légitimer leur entreprise. Micah rédigea de plates excuses à Tanya, qui était censée lui faire visiter une villa dans le coin, et demanda à Gary – comme il surnommait de façon soi-disant affectueuse son assistant – de leur réserver un vol privé, de faire porter ses affaires à l'aéroport et de planifier la logistique de leur voyage, pendant que Drew préparait ses maigres valises.

Le décalage horaire leur fut favorable et, à leur arrivée, l'averse de mousson était passée. L'air était chaud et humide et sentait encore la pluie. Le soleil cognait entre les averses comme une tape amicale qu'on vous assénait dans le dos après vous avoir charrié d'un coup de poing dans le ventre. Douloureux au départ, il présageait des moments plus agréables et chaleureux. Le voyage était passé relativement vite, et les discussions étaient restées superficielles, comme on pouvait s'y attendre dans l'habitacle d'un jet. Micah avait expliqué comme il s'était résigné à reconquérir Penny un jour, les circonstances dans lesquelles il avait rencontré Lena, ses sentiments mitigés envers Maddy, avec qui il avait récemment tourné un film, et toutes ces actrices qui faisaient des enfants aux périodes les moins opportunes de sa vie. Au cas où Andrew ne l'aurait pas compris, il avait une dent contre la paternité, surtout depuis que ce concept le mettait face à l'échec de ses relations sentimentales, ou entravaient ses plans de carrière. Ses bagages l'attendaient au pied du lit qui contemplait l'océan. Il fouilla à l'intérieur pour en sortir un short de bain qu'il enfila après s'être glissé deux minutes sous la douche pour se rafraichir du voyage.

Andrew paressait sur la terrasse l'air serein et détendu. Cette vision arracha un sourire satisfait à Micah. « Avoue que tu avais déjà en tête de finir ta semaine ici, avec moi ou quelqu'un d'autre. » Le cadre semblait bien trop logique pour être tout à fait fortuit. Micah s'installa sur un transat près de son ami. Il avait plaqué ses cheveux en arrière et chaussé des lunettes de soleil. « Son état s'est stabilisé depuis Noël dernier, mais les médecins disent que ça peut se dégrader à tout moment. J'ai un peu honte de ne pas passer plus de temps avec lui, mais j'ai trop peur d'être là quand il finira par ne plus être lui-même. Je saurais pas comment réagir. » avait-il confessé, le regard fixé sur le plancher en bois. Selon Angus, son comportement paradoxal était normal et légitime. Après tout, Micah était revenu à Brisbane pour son père mais n'avait cessé de se déplacer d'un bout à l'autre du pays, quand ce n'était pas sur un autre continent, pour éviter d'être témoin de sa dégénérescence. « On devrait reprendre la promo avec Maddy, une fois qu'elle aura accouché. Le film devrait sortir à la fin de l'année. Entre nous je pense que ce sera un gros bide, mais j'ai au moins l'argent du cachet. » avait-il assuré sur un ton péremptoire, sans la moindre émotion. Ce film avait le don de le rendre amorphe et particulièrement avare en compliments. « Je dois débuter un nouveau tournage l'année prochaine. Le projet était confidentiel jusqu'au bouclage du casting. C'est une adaptation en deux parties de Fates and Furies. J'ai obtenu le rôle de Lotto. » avait-il ajouté avec plus d'enthousiasme. Ce rôle, sur le papier, lui semblait le digne successeur de celui qui lui avait valu des critiques dithyrambiques, et qui avait lancé sa carrière à Hollywood. Un personnage qui lui collait à la peau, et dans lequel il avait hâte de se glisser. « La seule ombre au tableau, c'est que le tournage est long, et qu'il se déroule aux Etats-Unis. C'est pas très raisonnable, mais je sais que mon père refuserait catégoriquement que je passe à côté d'une opportunité pareille. »