Début novembre 2022

Les derniers mois ont été difficiles pour Lexie. Il y a un an environ, elle commençait à fréquenter Noah, en plus d’autres hommes. Ce n’était pas une relation de couple, juste une histoire de sexe, un moyen de tromper la solitude qui la rongeait pendant la nuit. Mais rapidement, Lexie tombait enceinte, une grossesse non désirée, un accident de parcours, un affolement immédiat. La brunette avait de suite voulu avorter : elle n’était pas prête à élever un enfant. Pire : elle n’était pas capable d’élever un enfant. Comment le pourrait-elle, alors que sa mère ne l’avait jamais aimé et n’avait été qu’une accumulation de défaillances. Pourtant, à force de discussions, Noah l’avait convaincu de tenter l’expérience. Il lui avait assuré qu’il serait toujours là pour elle, qu’ils formeraient ensemble une équipe et réussiraient, à deux, à élever l’enfant dont il rêvait depuis longtemps. Finalement, Lexie avait baissé sa garde, petit à petit, et avait laissé le jeune homme se faire une place dans son cœur. Avec lui, elle avait vécu sa première expérience d’histoire de couple. Il s’était insinué en elle au fil des jours, à pas de velours, sans qu’elle ne le remarque d’abord. Elle aurait d’ailleurs férocement nié éprouver des sentiments pour le jeune homme, si on lui avait posé la question. Et pourtant …
Mais Noah avait menti, comme tous les autres. Et Noah était parti, comme tous les autres, comme ses amis, comme son père, tous ceux qui avaient abandonné la brunette à un moment ou à un autre de sa vie. Quand Lexie avait perdu le bébé, il n’était même pas venu à l’hôpital, et Lexie n’avait ainsi plus eu de ses nouvelles depuis la fin du mois de juin.
Quelques jours après l’accouchement prématuré, la brunette était retombée dans ses anciens travers : soirées à outrance, alcool et cocaïne. Après tout, son corps n’abritait plus la vie, Noah n’était plus là pour la sermonner : elle n’avait plus à faire aucun effort pour autrui. Il n’y avait plus qu’elle, plus seule que jamais.

Ce soir-là, Lexie pénétra dans le taxi qui la conduisit chez l’ami d’une connaissance … à moins que ce ne soit la connaissance d’un ami d’un pote. Peu importe, au final. Dans tous les cas, elle ne connaissait pas le type qui organisait cette soirée, et elle n’en avait que faire. Elle avait envie de faire la fête et de relâcher la pression, un point c’est tout. Elle ne faisait d’ailleurs que cela, depuis la fin du mois de juin : relâcher la pression. Elle avait besoin d’oublier. Oublier que le bébé n’était plus là. Oublier que Noah l’avait quitté. Oublié qu’il avait arraché son cœur en partant et l’avait emporté avec lui.
La brunette jeta un regard dubitatif à la maison sans prétention devant laquelle le taxi venait de la déposer. Elle s’attendait à une demeure luxueuse, celle d’un gosse de riche, d’un héritier quelconque, mais s’en fichait en réalité. L’hôte de la soirée lui-même l’indifférait, tout ce qu’elle voulait, c’était retrouver quelques potes, boire plusieurs verres, et consommer quelques grammes de cocaïne. Les basses qui pulsaient à travers les murs de la maison ne trompaient pas : elle était bien à la bonne adresse.
Lexie pénétra dans la demeure, attrapa un verre qu’on lui tendit alors qu’elle venait à peine de franchir la porte et, sans prêter attention à son contenu, elle le but cul sec. Elle déambula ensuite dans plusieurs pièces de la maison, à la recherche de têtes connues, et finit par retrouver une bande de potes autour d’un jeu de beer pong. La brunette aimait beaucoup jouer et était plutôt habile avec une balle de ping pong : des années d’entrainements, des centaines de fêtes. Rapidement, elle rejoignit le jeu et enchaîna les parties. Mais elle avait beau être redoutable, ses adversaires n’étaient pas mauvais, et les verres s’enchaînaient, sans qu’elle ne sache réellement ce qu’elle consommait.

Lexie profita d’une pause pour se rendre à l’extérieur de la demeure et se griller une cigarette. Au milieu des fumeurs, elle retrouva l’un de ses dealers habituels, et il n’en fallait pas plus pour qu’elle aille s’isoler avec lui dans une salle-de-bains de la maison pour consommer de la cocaïne, cette drogue qui la réconfortait depuis si longtemps maintenant. La cocaïne avait été là au décès de son père, lorsque son monde avait basculé et que son seul repère l’avait abandonné. La cocaïne avait été sa bouée de sauvetage à de nombreuses reprises au fil des années, lui avait permis de survivre, d’affronter les épreuves de la vie. Lexie n’en consommait que quelques fois par mois et pourtant, son addiction était réelle. Elle en avait besoin. La cocaïne l’aidait à oublier, elle lui permettait de s’évader lorsque le quotidien devait insoutenable. Elle ne saurait pas vivre sans, elle en était persuadée.

Quelques instants plus tard, Lexie quitta la petite salle-de-bains avec cette sensation caractéristique liée à la cocaïne : elle se sentait belle, sexy, forte, invincible. Tout était possible, rien ne pouvait l’atteindre. Pendant quelques minutes, elle se sentit enfin bien. Elle était sur un nuage et, alors qu’elle rejoignit une nouvelle partie de beer pong, elle maniait la balle avec une impressionnante dextérité. Le monde était magique … jusqu’à ce qu’il se mette à tanguer dangereusement et à ce que sa perception se modifie. Le salon était trop bruyant, les gens qui l’entouraient trop nombreux, et leurs visages ne semblaient plus du tout accueillants. Leurs cris d’encouragement devinrent soudain un brouhaha agressif, et la brunette s’effondra par terre, en position fœtale, les mains sur les oreilles, murmurant des propos incohérents à voix basse, son regard trahissant la peur qu’elle ressentait.

Rien ne va. Rien ne va depuis la grossesse et l’arrivée de Noah dans sa vie. En réalité, rien n’allait déjà avant. Rien ne va depuis le départ de son frère Elijah et sa fuite à l’autre bout du monde lorsqu’elle avait douze ans. Rien ne va depuis le décès de son père à ses 16 ans. Rien ne va. Rien ne va depuis trop longtemps, et la cocaïne est devenue, au fil du temps, la bouée de sauvetage de la brunette. Elle est celle qui la réconforte quand ceux qu’elle aimait l’ont abandonné. Elle est celle qui rend le quotidien supportable et qui permet de continuer à avancer. Rien ne va depuis trop longtemps, et pourtant tout semble s’accélérer encore. Le bébé de Noah n’est plus là. Noah n’est plus là. De nouveaux abandons que Lexie a du mal à gérer, alors qu’elle retombe de plus belle dans ses anciens travers. Seule, elle est désespérément seule, et seule la cocaïne l’apaise le temps de quelques heures.
Mais pas ce soir. Ce soir, la cocaïne la trahit. Le monde lui appartient, elle est belle, forte, indestructible. Tout est à sa portée … jusqu’à ce que Lexie heurte le sol de cette grande maison débordant de jeunes alcoolisés et drogués. Le bruit est trop fort, la température de la pièce, étouffante, et la masse de fêtards, oppressante. La brunette appuie ses mains sur ses oreilles du plus fort qu’elle le peut afin de faire disparaitre l’environnement qui l’entoure. Elle finit par fermer les yeux, souhaitant les rouvrir dans son lit. Elle n’entend pas le pompier qui somme les invités de reculer. Elle ne réagit même pas lorsqu’elle sent qu’on la porte, appuyant davantage les mains sur ses oreilles et fermant obstinément les yeux. Bientôt, pourtant, le bruit s’estompe, la chaleur s’évanouit. Doucement, précautionneusement, Lexie ouvre les yeux et ôte les mains de ses oreilles. Elle n’est plus dans des bras chauds, elle est sur une surface dure et froide, et elle sent la fraîcheur du métal la glacer à travers ses vêtements.  

« Ça va aller, madame... Je m'appelle Loukas, je suis pompier... ici, nous sommes en sécurité, d'accord ? Respirez doucement... comment vous appelez-vous ? Vous vous rappelez du jour que nous sommes ? »

Lexie dévisage le pompier qui se trouve à ses côtés, sans doute celui qui l’a emmené ici, clignant plusieurs fois des paupières alors qu’elle l’écoute débiter son speech.

« Madame ? Madame ?! J’ai l’air d’une vieille de 40 ans ? P’tit con, va ! »

Elle peste : la dame, c’est sa mère, la matriarche des Walker, cette horrible femme, cette horrible mère. Celle qui ne s’est jamais occupée d’elle, celle qui ne lui a jamais donné l’amour qu’elle méritait. Celle qui s’est contenté de faire en sorte qu’elle apprenne – plus ou moins – à se tenir en société. Elles n’ont rien en commun, à part leur sang, et Lexie grince toujours des dents quand on l’appelle Madame.
Avec toute la classe dont elle est capable, la brunette se penche et vomit à côté de son transat. Elle se sent mal, elle a envie de rentrer chez elle, de retrouver son lit, et de ne jamais en sortir. Elle redresse la tête, l’air penaude, gênée que le pompier la voit ainsi. Elle doit faire peur à voir, et pitié sans doute, aussi.

« Désolée. »

C’est le moment que choisi l’un de ses dealers habituels, celui qui lui a fourni de la cocaïne, pour traverser le jardin, non loin d’eux. Son regard passe de Lexie, pâle comme un linge, au jeune homme à côté d’elle, et la jeune femme l’interpelle.

« Kyle ! »

Il a immédiatement un mouvement de recul, lève les mains en signe d’apaisement. Il a sans doute compris ce qu’il se passe, certainement avant Lexie, et ne veut pas y être mêlé.

« Kyle, attends ! C’était quoi ? Tu m’as donné quoi ? »

Le gars recule encore.

« La même chose que d’habitude. La même, Lexie. Je … je me casse. »

Et le voilà qui prend la poudre d’escampette alors que la brunette l’appelle, désespérée d’avoir un visage familier auprès d’elle. Elle se courbe à nouveau, son estomac se tordant alors qu’elle vomit une nouvelle fois. Elle s’allonge ensuite en position fœtale, resserrant ses bras autour d’elle, comme pour éviter qu’elle ne se désagrège ou s’éparpille en millions de morceaux brisés. Elle est très pâle, ses yeux sont rougis et soulignés par des cernes immenses. Soudain, elle n’a plus chaud, mais terriblement froid, et elle se met à trembler.

« Je veux rentrer chez moi. »

Lexie ne comprend pas ce qu’il lui arrive. D’habitude, la cocaïne l’aide à supporter les épreuves, à endurer le quotidien. La drogue est une bouée de sauvetage, elle n’est pas un élément en plus qui l’enfonce. Et pourtant, ce soir, elle se sent trahit. Est-ce la cocaïne ? Est-ce la quantité qu’elle a ingéré, mélangée à l’alcool ? Est-ce une drogue de mauvaise qualité ? Elle s’en sait rien, et serre les dents quand son corps manifeste sa désapprobation. Kyle, l’un de ses dealers habituels, n’est pas enclin à lever les doutes et à aider la brunette. Son seul soutien dans cette épreuve semble être un pompier, un inconnu qui ne fait que son devoir, semblant faire des heures supplémentaires en dehors des heures à la caserne. Ses copains, les connaissances qu’elle a rejoint pour faire la fête, ne sont pas dans les parages. Qu’ils soient au courant ou non de l’état de la brunette, elle ne s’attendait de toute façon pas à ce qu’ils volent à son secours : ils n’étaient pas amis, et ils n’avaient d’ailleurs pas plus de moralité et de dévouement que la jeune femme.
Lexie serre contre elle la veste que le pompier a déposé sur ses épaules, frissonnant toujours contre le métal froid du transat.

« Ca va aller, Lexie … Je peux vous ramener chez vous, mais j’ai besoin de savoir ce qu’il s’est passé … Est-ce que vous vous rappelez du jour que nous sommes ? Qu’est-ce que vous avez pris exactement ? Je ne suis pas de la police, je ne vous juge pas. Je veux juste m’assurer que votre vie n’est pas en danger. »

Il maitrise son travail, sans aucun doute. Il sait comment évacuer les peurs primaires des individus, même si Lexie ne se soucie pas personnellement de la police. Elle aurait de quoi payer sa caution ou une lourde amende, et s’en fichait royalement. Quant à son image, elle n’en avait que faire non plus. Au contraire, elle adorait faire enrager sa mère, lorsque les tabloïds publiaient des articles sur elle et ses excès. Elle fait tous les efforts du monde pour se rappeler des questions posées par le pompier et ordonner ses idées.

« Je ne sais pas … vendredi ? Tous les jours se ressemblent. »

Pour elle, ce n’était pas une question pertinente. Elle pouvait travailler aussi bien la semaine que les week-ends, pour présenter la météo, et pouvait sortir n’importe quel soir de la semaine. Elle pouvait donc avoir du mal à se repérer dans le temps.

« De la cocaïne … je crois. J’ai acheté de la cocaïne, en tout cas. »

Seul Kyle pouvait être affirmatif sur ce qu’elle avait consommé, et il semblait avoir pris la poudre d’escampette. Elle frissonne toujours et multiplie les efforts pour éviter de continuer à vomir, alors que son ventre est secoué de spasmes.

« Je peux vous amener jusqu’à ma voiture, elle a le chauffage, vous pensez pouvoir marcher ? »

Elle met de longues secondes avant de hocher la tête : elle a envie de dormir. Elle se sent toute engourdie, soudain. Et si elle a acquiescé, elle met encore de longues minutes avant de réussir à s’asseoir, puis à se lever. Une fois debout, elle tangue, ne sachant pas si ce sont ses talons qui lui jouent des tours, si la pelouse est morcelée de nids de poule ou si ce sont les substances qu’elle a dans le sang qui ont fait disparaitre son équilibre. Soudain, rejoindre la voiture du pompier lui semble insurmontable, et elle s’accroche désespérément au bras du jeune homme.

« Vous avez bu beaucoup d’alcool ? Quoi, exactement ? »

Elle hausse mollement les épaules.

« Je sais pas. Plein de trucs. »

Elle avait toujours eu un faible pour la vodka, mais elle avait enchaîné les verres à une vitesse folle, surtout lors du beer-pong. Elle n’avait aucune idée de ce qu’elle avait pu ingurgiter, s’étant contenté de boire ce qu’on lui avait demandé.
Quelques minutes plus tard, blottit contre les sièges de la voiture de Loukas, Lexie resserre la veste du pompier contre elle.

« Je veux rentrer chez moi. »

Elle rêve de son lit, de tout oublier, de se réveiller demain en meilleure forme. Elle voudrait qu’il la ramène chez elle. Et si en temps normal, elle l’aurait dragué et aurait tout fait pour qu’il reste partager son lit, lui permettant de chasser la solitude le temps de quelques heures, ces considérations sont hors de sa portée à l’heure actuelle. Elle n’est pas sexy. Elle ne ressent même pas le délaissement qui la taraude si souvent. Elle se sent tout simplement mal, et a envie que cette sensation disparaisse.

Loukas est prévenant, doux. Il soutient Lexie jusqu’à sa voiture et l’y installe comme si elle était un animal blessé. C’est peut-être un peu ce qu’elle est, à l’heure actuelle. Un animal sauvage, qui déguerpirait s’il en avait la force, mais qui capitule pour ce soir.

« Pas de problème, je vous ramène chez vous. Expliquez-moi juste où vous habitez. »

Sa voix est faible, tremblante, quand elle reprend la parole. Habituellement, quand un homme la ramène chez elle, elle fait de l’humour et joue de ses charmes. Ce soir, elle en est définitivement incapable.

« Au centre-ville. Un graaand appartement. On voit toutes les lumières de Brisbane, c’est beau. »

Et ça l’était, mais ce n’était pas le sujet du moment.

« Vous savez, je n’habite pas loin, si vous n’avez pas peur des animaux, je peux vous emmener chez moi. Et vous partez quand ça va mieux. Ca me dérange pas en tout cas, sachez-le. »

Elle hausse très faiblement les épaules, dans un geste qu’il ne peut sans doute pas voir.

« Ok, comme tu veux … »

Elle n’en a que faire, tout ce qu’elle veut, c’est dormir. Elle lutte déjà contre le brouillard qui menace de l’envelopper, sans doute tenue éveillée par le froid qui la transperce, malgré la couverture, et la conversation que Loukas continue de vouloir entretenir. Elle n’en a que faire de ses paroles ou de son vouvoiement. Elle voudrait juste pouvoir dormir, et se réveiller sans trop de dégâts. Elle sait qu’au fond, elle rêve déjà. Demain, le réveil sera difficile et douloureux. La descente sera brutale, sans aucun doute. Est-ce que, pour quelques minutes de bonheur, ça valait le coup ? Est-ce que, pour quelques instants d’invincibilité, ça valait le coup ? Peut-être. Peut-être pas. Pour Lexie, ça demeurait nécessaire pour affronter son quotidien et s’échapper de la réalité, aussi brève cette parenthèse soit-elle.
Un homme toque à la vitre, et Lexie n’a même pas la force de sursauter. Elle écoute l’échange qui s’ensuit entre Loukas et l’inconnu, alors que ce dernier semble bien remonté. Il insulte Lexie et, en temps normal, elle aurait réagi. En temps normal, elle lui aurait répondu, lui aurait cloué le bec, et lui aurait fait passer l’envie de parler d’elle ainsi, et de s’adresser comme ça au pompier. Elle déteste cette agressivité dont il fait preuve, et si elle n’est pas la personne la plus sympathique du monde, elle prend toujours un malin plaisir à remettre les gens à leur place – une place inférieure celle de la brunette, sans aucun doute.

« Désolée … c’est mon ex … j’ai rompu il y a quelques semaines … il n’est pas méchant, c’est même un gentil garçon mais … je l’ai blessé … »

Elle s’en fiche. Royalement. La vie de ce pompier l’indiffère. En temps normal, elle n’en aurait déjà que faire. Mais alors qu’elle frissonne sur la banquette arrière, luttant contre l’envie de vomir à nouveau, elle n’a pas envie d’entendre les états d’âmes de Loukas sur sa vie amoureuse.

« Ouais, c’est ça, ok, l’Abbé Pierre. »

Elle trouve un petit surnom à son sauveur, qui semble faire preuve d’un grand sens du devoir et du sacrifice.

« On y va ? »

Une trentaine de minutes plus tard, Loukas aide Lexie à s’allonger, alors que ses jambes se dérobent sous elle. Elle n’a plus la force de lutter. Ni contre les effets de la drogue, ni contre le sommeil, qui l’enveloppe peu à peu. Avant de s’endormir, elle trouve la force de prononcer quelques mots à l’attention de Loukas.

« Je suis pas en état de coucher avec toi ce soir, mais demain, si tu veux. »

Parce que c’était ainsi que ça fonctionnait, dans le monde de Lexie, avec le sexe. Le sexe était une distraction, une récompense, et si le pompier était bi, il voudrait sans doute son dû. Fermant les yeux, la brunette laisse la fatigue la submerger et l’emporter.
Le lendemain matin, elle ouvre finalement les yeux en gémissant. Tout son corps la faisait souffrir, mais pas autant que sa tête. Elle se sentait mal, très mal, et son regard bleuté fouillait les lieux, essayant de comprendre où elle se trouvait. Ce n’était pas la première fois qu’elle se réveillait dans un endroit inconnu, sans aucun souvenir de comment elle était arrivée là. Ce ne serait qu’une fois de plus, en attendant la prochaine.

Loukas comprend trop tard et de façon brutale que Lexie n'a pas envie de faire la conversation. Il est comparé à l'Abbé Pierre... celle-ci, personne ne la lui a encore faite. Les gens l'ont déjà affublé du nom de Soeur Emmanuelle, de Saint François d'Assise ou de Jésus Christ, même une fois de Vierge Marie, mais jamais du célèbre abbé français. Certes, Loukas ignore globalement qui sont ces gens et ne cherche pas à se renseigner davantage. Il évite la religion, de façon générale. Cela n'a pas été une chose aisée avec un père et une mère orthodoxes. Fort heureusement, ses parents ont eu une attitude constructive et intelligente. Ils ne l'ont pas forcé à s'instruire sur le plan religieux, ils l'ont laissé libre de ses choix, une fois qu'il serait mâture et grand. Il n'empêche que quand les offices religieux avaient lieu, Loukas y était un peu traîné. Et même pas de force. En tout cas pas avant qu'il ne découvre sa préférence pour les garçons. Il ne se sent pas à l'aise avec la religion, par rapport à son homosexualité. Il n'éprouve aucun sentiment d'acceptation et sans cela, il n'arrive pas à faire confiance et à se laisser influencer. Il ne ressent aucune haine, aucune colère, simplement de l'indifférence. Un peu comme il peut en vivre avec les gens qui nie ses préférences sexuelles. S'il doit se définir, il sera bien embêté. Parfois, il croit en Dieu, quand il voit des miracles se produire ou qu'il sauve une vie. Il est prompt à se dire que le Tout-Puissant l'a mis sur la route des gens pour les aider. Comme ce soir, avec Lexie, par exemple. Mais les 3/4 du temps, il ne possède aucun avis sur la question. Ses élans de "foi" semblent n'être que le reliquat de ses parents, qu'il vit par procuration mais sans conviction. Athée ou agnostique ? Il se dira plutôt athée, terre à terre, mais pas fermé. Après tout, il croit aux extra-terrestres et à la fameuse zone 51... Alors pourquoi pas laisser la porte ouverte à un être surnaturel immortel omnipotent ?

Lexie s'évite en tout cas les confidences de chauffeur de taxi et ce n'est pas plus mal pour elle. Dans son état, il vaut mieux qu'elle ne se fasse pas casser les oreilles ! Le pompier se mure dans le silence. Il a compris le message et même si ça lui fait l'effet d'une claque, il n'oublie pas sa mission. Il n'ose pas lui dire que la deuxième description de son lieu de résidence est trop vague et que cela peut se trouver n'importe où. Brisbane est quand même une grande ville ! En fait, il n'a pas envie de la mettre dans une situation plus inconfortable encore que celle dans laquelle elle se trouve. Et de toute façon, il sait qu'il ne pourra pas obtenir de détails plus précis. Elle n'est pas en état. Il prend la décision de la conduire chez lui, sans dire un mot. Il s'est fait remballer une fois, cela ne le tente pas de recommencer. Même s'il aimerait pouvoir se confier sur le drame vécu avec son ex, à quelqu'un d'autre que sa psy. Ils ne tardent pas à arriver à son domicile. Loukas se gare et après avoir coupé le moteur, il sort de son véhicule et vient ouvrir la portière arrière. Il l'aide à sortir. Le spectacle n'est pas beau à voir. Elle est pâle. Pourvu qu'elle ne se mette pas à vomir partout ! Il l'aide à marcher, en la soutenant fermement. Quand ils rentrent dans la maison, toute la ménagerie de Loukas vient les voir, par curiosité. Il n'a pas besoin de faire un rappel à l'ordre pour que les animaux comprennent que la situation n'est ni au jeu, ni à la découverte. Il les cajolera plus tard. Pour l'instant, sa préoccupation, c'est d'amener Lexie jusque dans sa chambre. Il la sent ployer et avant qu'elle ne tombe, il décide de la porter dans ses bras. Il l'allonge sur le lit et tandis qu'il met la couette sur elle, il entend sa proposition.

Oui, sur le moment, Loukas est tellement surpris par son propos, qu'il ouvre de grands yeux. L'idée d'avoir un rapport avec une fille ne lui a jamais traversé la tête et ça ne sera jamais le cas. Lui, il aime les corps masculins. Il n'a pas du tout l'intention de coucher avec Lexie. Il est prêt à le lui expliquer mais il se ravise quand il la voit s'endormir. Il la borde une dernière fois puis sort de la chambre pour rejoindre son salon et s'installer sur le canapé. Il ne s'endort pas tout de suite. La présence d'une autre personne chez lui n'est pas habituelle et naturellement, il s'inquiète de savoir que la jeune femme ne soit pas au meilleur de sa forme. Il prend le soin de programmer son réveil à espaces réguliers. C'est un filet de sécurité qui lui évitera de s'endormir trop longtemps et de passer à côté de quelque chose. Maintenant, il n'y a plus qu'à attendre que Lexie ne redescende et qu'elle puisse tenir debout. Il alterne micro-sommeil, contrôle de l'état de son invitée, séries Netflix, lecture et même un peu de grignotage. Il se sent sur le fil, à la limite du gouffre de la boulimie dans laquelle il partait se réfugier autrefois. Et pour l'instant, ce qu'il voit en contrebas est si effrayant qu'il n'est pas tenté de rechuter. Il lui faudra un énorme choc pour que l'enfer ne recommence. Au petit matin, Loukas sent qu'il manque de sommeil, alors, il se dirige vers sa cuisine et se fait couler un café. Il se dit qu'aller prendre une douche sera aussi salutaire. Ça lui fera le plus grand bien. Et tout en y réfléchissant, il a l'idée d'aller leur chercher quelques viennoiseries à la boulangerie du coin. Elle se trouve juste à côté de chez lui, ce qui est toujours très pratique. Discrètement, il sort et en profite pour prendre Athéna et Niké, ses deux huskies avec lui, afin qu'elles puissent se dégourdir les jambes.

Il est un peu plus de neuf heures quand il revient chez lui. Et qu'il se résout à prendre sa douche. Les chiennes s'en sont données à cœur joie et l'ont fait marcher beaucoup plus vite que prévu. L'eau tiède sur sa peau lui donne un peu plus d'énergie. Bon, il n'est pas prêt à courir un marathon. Ce n'est qu'une fois sorti de la douche, qu'il se rend compte qu'il a oublié d'aller chercher des vêtements propres dans sa chambre ! Il n'a pas le choix, il ne va quand même pas remettre ses habits de la veille... ils ne sont plus très frais ! Doucement, il entre dans sa chambre, serviette nouée autour de la taille. Il entend Lexie respirer mais ne va pas la déranger. Il lui laissera tout le loisir de se réveiller à son rythme. Il commence à chercher dans les tiroirs de sa commode, pour récupérer une paire de chaussettes et un boxer. Puis il ouvre son armoire pour prendre un t-shirt, un sweet à capuche et un pantalon. Petit moment de pause, pour s'assurer qu'il n'a pas réveillé sa protégée. Mais au moment où il s'apprête à ressortir, son pied percute le pied d'un meuble lui arrachant un juron étouffé. Il vient de s'exploser l'orteil contre le pied du lit et la douleur le coupe dans son élan. Il se mord la lèvre inférieure en grimaçant. Le "Holly fucking Molly, you piece of shit" qui est sorti de sa bouche a fusé, brisant un peu toutes les règles de politesse et de dignité. D'habitude, ça n'est pas comme ça que Loukas dit bonjour.