J'avais soupiré plusieurs fois avant de me résoudre à tirer un numéro dans la boîte excentriquement décorée aux couleurs de Noël. Une partie de mon être désirait ardemment tenter l'expérience : j'étais un homme qui croyait au destin, qui ambitionnait de saisir un maximum d'opportunités, qui appréciait défier sa chance. En addition, j'étais aussi sévèrement épris de la volonté ardente de chasser un peu plus les pensées inavouables que je nourrissais inlassablement tantôt vers Ryan, tantôt vers Raphael ; deux hommes qui m'attiraient bien plus que ma raison ne me l'autorisait. Ce fameux événement de secret santa speed dating paraissait détenir des clefs de résolution à mes dilemmes internes et je me surprenais à provoquer l'univers : qu'il m'associe à une femme, j'aurais bien raison de croire que mes attirances naturelles pouvaient être défaites, qu'il m'attribue un homme, je me risquerais à envoyer un message privé via Instagram à Raphael. Le défi me faisait tant frémir que je ne démontrais même pas mon indignation lorsque Jiyeon m'annonçait qu'elle ne m'accompagnerait pas à ce jeu sous prétexte de sa relation avec Marceline et que Noor me déclarait passer son tour. La coréenne me poussa un peu plus vers l'atmosphère violemment romantique en me priant de prendre deux verres de soju pour elle et avec un sourire pincé et le regard quelque peu inquiet face au sourire éloquent de l'elfe organisateur, je tirais le numéro 26.

Je me râclais nerveusement la gorge, faisant déjà des associations personnelles avec ce numéro. Une date d'anniversaire, une charge microbactérienne, une vieille adresse, un chapitre de recherches mais assurément pas le numéro 38. Je considérais l'elfe qui me soutenait que je devais découvrir qui possédait ce nombre, les lèvres entrouvertes, sidéré par ce manque de logique flagrant qui me faisait douter de plus en plus de ce jeu. J'entendais encore Noor m'indiquer que ce secret santa speed dating ne possédait aucune règle traditionnelle.

J'éprouvais moins de difficultés à dénicher deux verres de soju que la personne ayant tiré le numéro 38. Alors que je venais à étudier sérieusement la possibilité d'aborder celle ayant obtenu le nombre 26 pour répondre à mes propres règles, mes yeux se posaient enfin sur le fameux nombre qu'on m'avait désigné. Mes pupilles s'orientèrent vers l'individu installé à la table et mes épaules s'affaissèrent en découvrant la jeune femme blonde, non sans un pincement au cœur en songeant à Raphael et la multitude de potentiels messages qui avaient déjà germé dans mon esprit.

« Peut-être que l’après-midi ne sera pas aussi terrible que ce à quoi je m’attendais. » Un sourire en coin naît sur mes lèvres et je dépose les deux verres de soju sur la table. « J’étais sur le point de simuler un faux coup de téléphone pour partir en urgence. Ça aurait été un chef d’œuvre théâtral. » « Rien que pour ça, je t'invite à le faire si jamais je deviens trop barbant, » je formulais, amusé et appâté par cette possible prestation qui amoindrirait la désolation de se prendre un vent. « J’étais supposée venir avec une amie, j’étais loin d’imaginer un cadre aussi romantique et une distribution des places aussi… aléatoire. » « Ah ! Merci ! » Je m'exclamais. « Je me sens moins seul à penser que cette distribution n'ait pas grand sens. » Je présentais, démontrant mes paumes comme pour exposer ma confusion. Dans quel monde le numéro 26 allait-il avec le 38 ? « Et sinon, c'est drôle, j'avais aussi prévu venir avec une amie, » je soulignais la coïncidence. « Elle m'a fait promettre de boire du soju alors... A la tienne ? C'est un alcool coréen. » Je proposais en poussant doucement un des verres vers la vingtenaire. « Je suis Emery. » « Kai, enchanté, » je saluais avec un sourire amical. « Pour pousser le vice... Que penses-tu de la technique de verser le lait avant les céréales et de mouiller la brosse à dent avant d'y mettre le dentifrice ? » J'enchérissais avec malice.

La pointe de regret insufflant quelques nuances de manque qui me perçait sournoisement le cœur à l'idée de ce pari cocasse que je venais d'adresser à l'univers et qui me privait d'envoyer un message privé à Raphael car ma compagnie s'avérait de prime abord être de genre féminin s'effaça doucement lorsque je découvrais que la prénommée Emery possédait un sens de l'humour doublé d'une franchise surprenante. Un sourire en coin habita mes lippes et je prenais place sur le siège paré de vert sapin en face d'elle, valorisant ses potentiels talents en sortie théâtrale. « Merci de ta compréhension, je ferai en sorte de ne pas te décevoir. » Je ris brièvement, conservant mon sourire pendant que je me plaisais à souligner les points communs que nous partagions : une incapacité à déceler tout sens à cet événement - qui n'en avait aucun de toute façon à mes yeux - et le lâche abandon d'au moins une de nos amies. « Et encore, je maintiens qu’on a été chanceux, » juge Emery en balayant les alentours de ses prunelles azurées. « C'est vrai. » je concédais avec un rictus discret, tout de même touché par ce que je considérais tel un compliment déguisé de la part de mon interlocutrice. « Peut-être qu'il nous arrive le même phénomène que pour les gens qui ne peuvent pas être hypnotisés sur scène : quand on croit trop à la mascarade, on l'attire moins. » Manifestement, les individus trop conscients du risque d'être hypnotisés ne peuvent l'être et par association, peut-être que celles qui perçoivent de manière conséquente le loufoque d'une situation se voie immunisées contre une nouvelle dose d'incohérence générée par l'univers. « Si je ne connaissais pas mon amie, je dirais qu’elle m’a posé un lapin pour me faire passer un message subliminal. J’espère que ce n’est pas le cas pour toi aussi. » Je levais les sourcils, ma curiosité derechef piquée, tant que j'en venais à me pincer les lèvres pour ne pas questionner la jeune femme sur la nature de ce message subliminal, que je m'autorisais ainsi uniquement à conjecturer. Seul un timide « Ah oui ? » se glissa, que je noyais promptement en enchérissant, comme pour ôter tout sentiment d'obligation de préciser son aveu : « Je ne pense pas que ce soit le cas pour la mienne. Elle est en couple et essaie d'être sage. » Les paroles défilaient spontanément et ce n'est qu'après coup que je me rendais compte à quel point j'affichais le caractère volage de ma meilleure amie. « Enfin elle est adorable hein. Je suis sûr qu'elles sont très heureuses ensemble. » Et je divulguais son orientation sexuelle en prime en essayant de me rattraper, pour la peine. J'inspirais, offrais un sourire désolé, optais pour arrêter les frais en usant des verres de soju que j'avais apportés, en honneur à Jiyeon que j'étalais sombrement - mais avec regret - sur cette table.

« Je refuse généralement les verres qui viennent d’inconnus, mais puisqu’il faut faire des écarts aux règles aujourd’hui... A la tienne. » Je souris largement, tintant doucement mon verre contre celui d'Emery. « Vive l'audace, » je présentais tout en considérant la première rencontre entre la blonde et l'alcool coréen. Pour ne pas faciliter cette familiarisation, j'enchaînais sur les façons de faire insensées de certains. « Si tu me dis que tu verses le lait avant les céréales, je vais quitter cette table dès maintenant. » Un rire franchit la barrière de mes lèvres et je hochais la tête en signe de dénégation. « A mes yeux ça perd tout l'intérêt de mettre du lait. Les céréales doivent tous en être aspergés, non ? En plus sinon ça te fait plein de textures différentes... » Je fais en grimaçant, le regard néanmoins taquin. « Mais personnellement, je mouille la brosse à dent avant de mettre le dentifrice, alors si c’est un sujet à débat, j’imagine que je serai un peu plus flexible sur le sujet… » Je plissais légèrement les yeux, songeur. « Quelle bienveillance. » Je valorisais. « Je la mouille après mais après réflexion, je peux comprendre l'intérêt de la mouiller avant, vu que le dentifrice en lui-même est humide... » Je confessais. « Mais si tu veux jouer à ça : sécher ta vaisselle au torchon ou la laisser sécher à l’air libre ? Et tu déroules le papier toilette par au-dessus ou par en-dessous ? Attention, il y a une très mauvaise réponse dans le lot. » J'émettais un nouveau rire. « Alors, j'ai été robotisé par la sécher au torchon et la ranger aussitôt parce que j'ai longtemps vécu avec des gens qui supportaient difficilement le désordre, » j'avouais. « Mais ça ne m'empêche pas de la laisser sécher à l'air libre quand je vis seul et je suis pressé, » j'ajoutais. « Ou que j'ai beaucoup trop la flemme, » je confessais. « Pour le papier toilette, tu savais qu'il y a eu une étude là-dessus ? » Je formulais, malicieux. « Apparemment, le faire dérouler par en-dessous est plus économique, on utiliserait moins de papier. » Néanmoins : « Mais je le fais par au-dessus parce que j'aime voir où se trouve la délimitation entre les différents carrés et c'est plus facile à attraper comme ça. Je perds des points ? » Je faisais, amusé. « Rincer la vaisselle avant de la mettre dans le lave-vaisselle ou pas ? » Je poursuivais. « Attention, il y a une étude aussi là-dessus, » je prévenais, taquin. « Et sans vouloir préjuger de quelconque notions hétérocentrées, j'aurais posé cette question à toute personne téméraire qui jouerait à ce genre de jeu avec moi : passer une nuit avec Donald Trump ou Kim Jong-un ? » Je baissais les yeux vers le verre de soju, promettant : « Tu en penses quoi ? La première gorgée peut arracher mais la seconde passe normalement déjà mieux. » Je buvais dans mon verre, sourire en coin. « Ca fait longtemps que tu es à Brisbane ? Si tu me réponds oui, je risque fortement de te demander les éventuelles adresses où les événements loufoques comme celui-ci peuvent être organisés. Ca pourrait même être l'occasion de faire un guet-apens à nos amies, si t'es d'humeur revancharde. »  

Mon scepticisme vis-à-vis de cet événement de speed-dating avait été tenace, néanmoins, force m'était de constater que considérer connaître les plans du hasard composait une excellente manière de se faire contrarier. Cela n'était assurément pas pour me déplaire : la jeune femme prénommée Emery que je rencontrais constituait une compagnie à la fois brillante, amusante et intéressante ; sans compter que plusieurs points communs nous unissaient, dont celui qu'une de nos amies respectives nous ait incités à nous inscrire à ce rassemblement loufoque. « Elle n’aurait probablement pas trouvé son bonheur ici de toute façon. Et me concernant, je soupçonne juste mon amie d’en avoir eu marre de m’entendre parler de la même relation qui ne va nulle part. » J'offrais une grimace sincèrement désolée à mon interlocutrice. « Je soupçonne que la mienne veuille que je sois plus audacieux sur ce volet-là de ma vie, » je partageais. « C'est pas le cas de mon amie, mais j'ai l'impression que beaucoup de gens jugent la valeur des gens à leur capacité à être en couple. Je trouve ça désolant. Comme si pour réussir notre vie, il fallait que quelqu'un nous ait validé assez en partageant son quotidien avec nous. » Je soumettais, songeur. « J'espère que ça évoluera comme tu le souhaites, sur ce volet-là, pour toi. » Je souhaitais avec franchise. Que ce soit avec cette personne avec qui la relation n'allait pour l'instant "nulle part", ou au sein de tout autre scenario possible qui la comblerait.

Le rythme de la conversation se veut dynamique avec une envolée sur des éléments si ancrés au quotidien qu'ils peuvent en paraître dérisoires. « Le problème de texture entre les céréales et le lait est en effet un problème. Après, pour être très honnête… je déteste le côté mollasson des céréales trop imbibées et aurais tendance à ne pas mettre de lait du tout, en réalité. » Un rictus désapprobateur étire mes lèvres à la description de céréales détrempés, rejoignant la jeune femme sur la caractéristique déplaisante de cette texture. Néanmoins, je ne voilais pas ma surprise quant au fait de grignoter des céréales sans y ajouter le moindre lait. « Dans ma tête, si j'ajoute du lait, c'est un repas. Si j'en ajoute pas, c'est un snack à grignoter en faisant autre chose, » je présentais. « J’aurais tendance à dire que la brosse à dent mouillée est plus agréable, et que mouiller le dentifrice empêcherait les poils de bien l’être… Mais j’imagine que le résultat est similaire dans les deux cas. L’important étant de se brosser les dents. » J'acquiesçais tout en me concentrant sur ce débat, visualisant les deux options en termes de brossage de dents. Quant à sécher la vaisselle au torchon ou la laisser le temps s'en charger : « Je n’ai jamais trouvé l’intérêt de directement la sécher et la ranger. » Je haussais les sourcils. « L'ordre ? » Je proposais. « Genre, ton évier est vide et c'est plus joli ? » Une formule inusitée d'afficher ma maniaquerie inavouée. Pour ce qui était de la thématique du papier de toilette, il s'avérait que je détenais en mémoire une étude scientifique à ce sujet, ce qui ne manqua pas de faire sourciller - avec  raison, j'en conviens - Emery. « Tu es un scientifique ou quelque chose comme ça pour avoir connaissance de ce genre de recherches ? Mais non, tu ne perds pas de points. Je m’autorise à utiliser autant de papier toilette que nécessaire, et je trouve ça également important de couper les feuilles civilement. » Je laissais échapper un petit rire. « Je suis d'accord. C'est beaucoup plus plaisant esthétiquement de respecter ces petites délimitations entre les carrés. Elles sont faites pour ça, après tout. » J'exprimais avec un sourire en coin. « J'ai en effet une carrière dans les sciences mais je suis tombé sur cette étude en naviguant dans les tréfonds d'Internet. » Je marquais une pause puis me mordillais distraitement la lèvre inférieure. « J'en ai une autre pour toi, à moins que tu la connaisses déjà : selon toi, qui vit le plus longtemps : la personne qui vit que de chocolat, que de thé, ou que de café ? Sachant qu'aucun autre aliment ou boisson n'est jointe au régime. » Et puisque cela ne suffisait pas, j'ajoute une couche entre une partie de jambes en l'air avec Kim Jong-un ou Donald Trump. « Je dirais Kim Jong-un, allez. Et je te retourne la question, histoire de ne pas être la seule à souffrir des images que je viens d’avoir en tête. » Un nouveau rire fila entre mes lèvres. « J'avais pas imaginé que tu puisses me la retourner. Mais j'avoue mériter la punition de ces images plus que troublantes, » je répliquais en grimanaçant avant de m'autoriser quelques secondes de réflexion et une longue gorgée de soju. « Je dirais Donald Trump. Je le trouve moins flippant que Kim Jong-un, » je concédais. « Bon j'aurais quand même préféré des choix féminins, » je mentais éhontément.

Je m'adosse davantage à mon siège, traçant un trait sur les dossiers inusités pour tenter d'en connaître davantage sur Emery et suggérer une petite vengeance, me sentant d'humeur complice avec elle. « Je suis née à Brisbane alors oui, je connais pas mal d’adresses. Et j’aime beaucoup l’idée de nous venger. Ton amie est du genre timide ? Parce que je connais un bar où des spectacles de drag queens sont organisés chaque semaine. Et elles adorent entraîner des gens du public dans leur spectacle, avec ou sans consentement. Je suis sûre que ça pourrait s’arranger… » A l'évocation de drag queens, mes joues adoptent une teinte rosée. Bien vite, je devine le lieu qu'évoque mon rendez-vous du destin et je trouve folles les probabilités que ce même endroit où je performe soit abordé ce soir de manière si impromptue. Un nouveau jeu du sort ? « C'est assez réputé, les shows de drag queens, à Brisbane ? Tu es la deuxième personne qui m'en parle en peu de temps, » je questionnais en m'efforçant de paraître aussi décontracté et détaché que possible, bien que la curiosité et l'envie de creuser sur ce sujet m'étaient exponentiellement ardentes. « Tu y vas souvent ? » J'enchéris donc, soupçonnant qu'Emery devait s'y connaître un minimum pour me présenter ce bar comme elle l'eût fait. Je farfouillais dans ma mémoire, à la recherche de son portrait. « Mon amie n'est pas spécialement timide mais je dis pas non à la voir sur cette scène, » je faisais avec entrain. Certes, j'avais déjà demandé l'avis de Jiyeon sur l'art du drag et la jeune femme m'avait indiqué que même si elle aimait ces spectacles, elle n'était pas de ceux qui souhaiteraient être sur scène dans ce cadre - ce que j'avais trouvé décevant, si bien qu'une vengeance en ce sens serait doublement satisfaisante. « Et toi ? Tu viens d’où ? Je crois entendre un accent qui n’est définitivement pas australien. » Je hochais la tête en signe de dénégation. « Je suis à Brisbane depuis moins d'un an, » j'informais. « Je suis né au Brésil mais je n'y suis pas retourné depuis mes dix-huit ans. Avant d'arriver ici, j'étais en Californie, » j'expliquais. « Tu as toujours vécu ici ? Tu aimes occuper comment tes journées ? » Je questionnais avec intérêt. « Tu dédies ta vie à quel domaine ? Quelque chose me dit que tu n'es pas dans les sciences, » je note avec un air malicieux, me basant sur sa propre remarque m'associant à ce champ.