Sohan était en repos aujourd'hui. Cela voulait donc dire qu'il n'était pas forcément contraint par quelconques horaires. Il n'avait pas non plus de rendez-vous de prévus pour son activité de freelance et même s'il gardait toujours son téléphone en mode sonnerie à portée de main, ça ne le dérangerait pas de ne pas l'entendre sonner avant demain matin. En effet, il avait largement de quoi occuper sa journée. D'ailleurs, même s'il ne travaillait pas et n'avait pas à se rendre au poste de police, il avait commencé sa journée de bonne heure. Comme souvent, c'était Winston qui était venu le tirer de son lit, peu après le lever du soleil à grands coups de langues sur le visage. Si Sohan se contenter de se retourner dans son lit ou de se cacher sous les draps les deux ou trois premières fois, il finissait finalement par se lever rapidement, le border collie sachant faire valoir ses intérêts et maîtrisant à merveille le tirage de drap, on pouvait clairement dire qu'il n'avait pas réellement le choix. Alors, comme souvent, il se levait, sans trop de mal, faisait couler un café dans la cuisine, le premier de la journée, noir et sans sucre pendant qu'il allait enfiler un short et un tee-shirt. Winston savait ce que cela voulait dire et c'était donc sans surprise qu'une fois le breuvage avalé il retrouvait le chien qui l'attendait devant la porte, une balle dans la gueule. C'était l'heure de la promenade. La aussi, à l'instar du café, la première de la journée. C'était également l'heure du jogging matinal par lequel le Khadji jurait depuis des années et dont il avait bien du mal à se passer, que la météo soit au beau fixe ou qu'elle fasse des siennes. Depuis qu'il avait Winston, il prenait toujours soin de s'arrêter dans un parc avant de faire demi tour pour rentrer, lui lançant quelques balles ou quelques morceaux de bois avant de reprendre sa course dans le sens inverse. Aujourd'hui n'était pas le jour où il ferait exception à la règle, pas quand le chien avait emmené avec lui son jouet favori en anticipation. C'était un des moments de la journée qu'il préférait. L'occasion pour lui de bien se réveiller et pour Winston de se dépenser un peu. Ils trouvaient tous les deux leur compte dans cette routine.

Une fois rentré, c'est à la douche qu'il file sans tarder non pas sans avoir rempli la gamelle de Winston au préalable et enfin, il finit par s'asseoir devant son ordinateur. Ce n'était pas parce qu'il ne travaillait pas aujourd'hui qui allait rester loin de ses écrans. Bien au contraire. En ce moment, il passait presque plus de temps sur son ordinateur quand il n'était pas au bureau. Depuis qu'ils avaient décidé avec Yasmine de faire des recherches quant à la famille qu'il pouvait leur rester au Maroc, il ne comptait plus les heures qu'il passait les yeux rivés sur l'écran de son ordinateur à faire des recherches. De site d'archives en site d'archives. Il compilait ensuite tout ce qu'il pouvait trouver et ce qui lui paraissait intéressant dans un dossier à part pour pouvoir y revenir afin de comparer, ajouter, trier les informations sur lesquelles il arrivait à mettre la main. C'était un travail fastidieux et il mettait ça sur le dos du temps qui était passé depuis que ses parents avaient quitté Agadir ainsi que sur le fait qu'il était vraiment loin du Maroc, ce qui limitait également les informations auxquelles il avait accès puisqu'il dépendait essentiellement de ce qui avait pu être scanné et uploadé, mais restait persuadé que sur place, il y avait sans doute plus. Ce n'était pas du genre à le décourager pour autant. Bien au contraire. Il appréciait le défi. Il appréciait également de partager cette aventure avec sa sœur, parce que finalement, ça en était une bien qu'un peu différente de l'image qu'on pouvait se faire des aventures un peu plus classiques. Ils avançaient à leur rythme et mine de rien, arrivaient petit à petit à assembler les pièces du puzzle. C'était donc pour la bonne cause qu'en fin de matinée il quittait son domicile pour rejoindre celui de ses parents. Il avait prévu d'y rejoindre Yasmine pour l'aider à fouiller dans le grenier et faire le tri parmi toutes les photos que leurs parents stockaient depuis toutes ses années. Il savait que Fatima voudrait sans doute mettre la main à la patte. L'occasion rêvée pour écouter quelques anecdotes dont elle seule avait le secret et qui pouvaient s'avérer très précieuses.

Quand il passe la porte des parents Khadji, il ne voit personne dans la cuisine. Pièce où il se rend machinalement, ayant été habitué toute sa vie à voir sa mère s'affairer en cuisine. Par plaisir plus que par obligation. Plaisir de cuisiner, mais aussi de faire plaisir aux autres avec ses plats tous plus délicieux les uns que les autres. Elle ne se trouvait cependant pas à son poste habituel bien qu'on pouvait très clairement sentir les épices dans l'air. Dans le salon, il ne trouva que son père qui regardait un match de football australien. Un match qui n'avait pas réellement d'enjeu pour lui puisqu'il ne s'agissait pas de l'équipe de Brisbane. Après l'avoir salué et échangé quelques mots, Sohan décida de monter au grenier, après tout c'était là qu'allaient se passer leurs recherches. Il n'avait d'ailleurs pas fini de monter les escaliers qu'il pouvait déjà entendre les voix de Yasmine et Fatima. “Me dites pas que vous avez commencé à fouiller sans moi !” Déclare-t-il en arrivant en haut venant déposer un baiser sur la joue de sa mère, puis de sa sœur. “J’ai raté aucune histoire j’espère! Je ne suis même pas en retard en plus.” Ajoute-t-il en souriant.

no one leaves home unless home
is the mouth of a shark
@Sohan Khadji (crédit gif/lomapacks)

La tête posée sur les genoux de son père, les yeux tournés vers la télévision, elle sentait venir le sommeil Yasmine. Tous les facteurs étaient réunis pour qu’elle sombre à dire vrai ; le repas qu’elle venait d’engloutir sous le regard autoritaire et doux à la fois de sa mère, la main de son père qui passait et repassait dans ses longs cheveux à ce moment-là, et la tiédeur de la pièce qui ne l’avait pas empêchée de remonter un plaid jusqu’à sa taille lorsqu’il avait été question de s’installer un instant pour partager un moment de calme dans le salon. Ça avait la douce saveur de la nostalgie, ce tableau, et c’était rassurant pour elle qui avait perdu quelques-uns de ses repères au cours des dernières semaines. Alors doucement, elle sentit ses paupières se baisser, et probablement que celles d’Amjad eurent la même faiblesse puisque sa main resta immobile sur son crâne le temps d’une fraction de seconde, celle qu’il fallut à Fatima pour débarquer comme un boulet de canon dans la pièce et faire sursauter tout le monde lorsqu’elle dit à sa fille après avoir agité les bras au-dessus de sa tête "Ah non, hors de question ! Tu m’as cassé les pieds toute la semaine pour que je mette la tête dans mes souvenirs, maintenant que je me suis faite à l’idée, je t’interdis de faire la sieste." Ça avait le mérite d’être clair, et puisqu’il ne valait mieux pas discuter avec Fatima Khadji lorsqu’elle était déterminée, Yasmine prit un temps pour se redresser et échangea un regard avec Amjad qui voulait tout et ne rien dire à la fois.
Un bâillement écrasé contre le dos de sa main plus tard, et elle se retrouva avec une tasse de thé entre les mains tandis qu’elle suivait sa mère jusqu’au grenier. D’un côté, elle n’avait pas tort. Ça faisait un moment maintenant qu’elle cuisinait ses parents à propos de leurs souvenirs marocains, et si la tache était délicate, elle n’était pas moins enthousiasmante. Avec Sohan, ils avaient parlé de leur envie commune de connaître véritablement leur histoire, arguant qu’ils avaient le droit de savoir, mais aussi que ce serait quelque chose à apporter à l’éducation de leurs enfants respectifs en temps voulus. Et personne ne le savait encore, elle-même n’avait qu’un vague pressentiment à ce moment-là, mais la succession des événements lui faisait songer que le temps était enfin là, et que se laisser bercer par les récits de ses parents l’aiderait à faire le point sur cette idée.

Il n’y avait pas si longtemps que ça, c’était elle qui avait rangé le grenier, de fait elle savait très bien où les albums-photos se trouvaient. Elle posa sa tasse de thé sur le rebord poussiéreux de la minuscule fenêtre qui donnait sa clarté tamisée à la pièce, et n’attendit pas les recommandations de sa mère en allant les dénicher d’elle-même, souriant doucement lorsque cette dernière lui dit avec une assurance apaisante "Ton frère ne devrait pas tarder à arriver." Elle opina en se laissant asseoir sur un pouf situé dans un angle de mur, ne se lassant pas de la normalité de ces paroles dans la bouche de Fatima. Ce n’était sûrement pas grand-chose d’un point de vue extérieur, pourtant la perspective de passer un moment ici avec sa mère et son frère, ça faisait remonter d’autres souvenirs à son esprit et l’ancrait dans une réalité sereine et qu’elle avait davantage l’impression de contrôler tant tout était plus ou moins redevenu comme avant au sein de sa famille.
Elle prit un petit temps pour feuilleter les premières pages de l'album qu'elle avait sur les genoux avant de relever la tête lorsque Fatima vint s’asseoir sur le même pouf qu’elle en la poussant juste un peu, remuant du bassin pour qu’elle le fasse sans avoir besoin de le lui demander. Ça provoqua un léger rire du côté de sa fille qui lui renvoya l’ascenseur avec délicatesse, et alors que ses yeux trouvèrent les siens, elle lui dit doucement "Si c'est trop difficile à raconter, tu peux t’arrêter quand tu veux. On veut pas que ça te mine avec Sohan, on veut juste que tu nous racontes ce qui est le moins difficile." Pour qu’ils puissent envisager de vraies recherches sur place, mais ça en particulier, ce n’était pas un sujet qu’ils avaient encore abordé — chaque chose en son temps. Fatima posa d’abord ses lèvres sur le front de sa fille, et puis elle finit par l’imiter en plongeant un moment son regard dans celui qu’elle avait si similaire au sien. Elle sembla vouloir lui dire quelque chose, mais Sohan arriva enfin ; un baiser de sa part plus tard et Yasmine dit à son frère "On était à ça de commencer sans toi." Elle le laissa s’installer, ajoutant en même temps "T’aurais pu venir déjeuner, t’aurais pas eu besoin de te presser. Qu’est-ce que tu fabriquais, hm ?" lui demanda-t-elle alors, taquine, une grimace lui échappant pendant que Fatima lâchait un soupir qui voulait dire ne commencez pas.