Fin décembre 2022 Sam revient demain de son mini camp avec le centre Asperger. Je n'ai même pas fait le quart de ce que j'avais planifié durant son absence. Il me reste encore un cadeau à acheter et la quasi-totalité à emballer. On n'a jamais été du genre à faire les choses en grand dans la famille -sauf les enfants, apparement-, mais cette année c'est différent. J'aimerais que tout soit parfait, même si ça ne le sera jamais. C'est le premier Noël qu'on s'apprête à fêter sans elle. Sam était trop petit pour se rappeler du premier que nous avons passé sans notre père, mais pas moi. C'était à chier. Pendant que d'autres gamins attendaient de voir débouler le père Noël par la cheminée, ma mère et moi avons passé la soirée à guetter la porte d'entrée avec l'infime espoir de le voir revenir. Les fêtes se sont additionnées et il n'a jamais montré, ne serait-ce que le bout de son nez. Cette fois-ci, ce n'est pas pareil. On sait très bien qu'elle ne reviendra pas. C'est sans doute ce qui rend les choses d'autant plus douloureuses. L'espoir, ça peut panser des peines, c'est quand il n'y en a plus que ça devient compliqué. En attendant, j'aimerais rendre le réveillon moins indigeste pour Samuel. C'est pour cette raison que j'ai passé l'après-midi derrière les fourneaux à expérimenter de vieilles recettes de famille. C'est un vrai fiasco. Il y a de la farine partout, même Dust en a sur le bout du museau. Ses yeux parlent pour lui, une cause perdue, voilà ce qu'il doit penser de son maître. "J'aimerais bien t'y voir !" Je gromelle en m'essuyant le front de ma main farineuse. Non, parce que c'est facile de juger alors qu'il n'a même pas été foutu de me donner un coup de patte. Je m'accoude à l'ilôt de la cuisine tout en faisant un rapide état des lieux : mon appartement ressemble à un labo d'amphétamine ou à une énorme partie de Cluedo. Colonel Sutton, dans la cuisine avec un sac de farine. J'ai bel et bien commis un crime culinaire. Gordon Ramsay doit déjà être en chemin pour venir me passer les menottes, c'est certain. Je me retrouve avec une boite entière de cookies cramés et une dinde que même mon chien n'a pas envie de toucher. Tant pis pour le somptueux repas de Noël qu'on voit dans les films, on aura qu'à commander une pizza, c'est ce qu'on fait depuis des années. Alors pourquoi ça me fait autant chier d'avoir échoué ?  

Je m'empresse de foutre la dinde dans un sac poubelle sur lequel je dessine un pictogramme toxique au marqueur indélébile - dans le cas où quelqu'un aurait la mauvaise idée d'en faire son diner. Rien de mieux pour choper une indigestion. Ceci dit, si ça ne tenait qu'à moi, je fêterais la naissance du petit Jésus au fond du lit. Primo, parce que je trouve ça un peu abusé d'en faire des caisses alors que c'est à peine si on se souvient de mon propre anniversaire. Secondo, parce que je n'ai vraiment pas la tête à faire la fête. Mon frangin ne croit plus au père Noël depuis longtemps, en fait, c'est presque comme s'il n'y avait jamais cru. C'est aussi pour cette raison que nous n'avons jamais vu les choses en grand, car il connait la valeur de l'argent et qu'il refuse d'être celui qui me mettra dans le rouge. Alors, il fait semblant de ne pas aimer ça. Chaque année, c'est la même rengaine. Il trouve le moindre prétexte pour expliquer à quel point les fêtes sont nulles; et moi,  j'acquiesce pour entrer dans son jeu. Tout en sachant qu'aucun enfant, Sam y compris, ne serait contre l'idée de déballer quelques cadeaux. La laisse coincée entre ses canines, Dust vient s'assoir à mes pieds en secouant la queue. "T'as raison, on a besoin de prendre l'air." Je soupire tout en attrapant le tupperwear de cookies que je fous sous un bras tandis je fais trainer le sac poubelle jusqu'à la porte d'entrée. Si j'ai accepté d'adopter Dust, c'est en partie parce que Samuel en mourrait d'envie, mais aussi parce que j'ai lu sur internet que les labradors pouvaient être d'une grande aide auprès d'enfants présentant des troubles de la sphère autistique. Et c'est vrai, je ne sais comment, mais Dust a le pouvoir d'appréhender les terreurs nocturnes de Sam avant même qu'elles ne se produisent. Il sait aussi prévenir ses crises de colère avant que la frustration ne soit trop compliquée à gérer. Il l'apaise et durant son absence, je le soupçonne d'essayer d'en faire de même pour moi.


D'un côté j'ai hâte que Sam revienne de ses trois jours passés à Byron Bay et d'un autre, j'aimerais qu'il n'ait pas à supporter ma mauvaise humeur de fin d'année. Est-ce que j'ai dit que je détestais noël ? Non, parce que je déteste vraiment ça.  Idem pour toutes ces foutues histoire à la con qu'on nous raconte en étant môme. Les miracles, ça n'existe pas. Je hais les gens qui se pressent dans les magasins pour faire leurs derniers achats; les boissons qui empestent la cannelle; les poubelles qui dégueulent de cartons amazon au point de devoir utiliser celle qui se trouve à l'autre bout de la rue; Et par dessus tout, je déteste que Noël me fasse désormais penser à Maisie. J'ouvre la poubelle d'une main et jette la dinde à l'intérieure tandis que je peux sentir mon téléphone vibrer dans la poche arrière de mon jean. "T'es prêt à rentrer ?" Je demande alors que la voix de mon frangin résonne à travers le combiné. J'ai hâte de le retrouver. Je pensais que ces quelques jours me feraient un bien fou, mais la vérité c'est que je n'ai pas arrêté de me faire du souci pour lui. Je n'ai pas le temps d'entendre sa réponse qu'un bruit assourdissant émane de la maison devant laquelle je me tiens. Ce n'est pas la première fois que les propriétaires nous font chier avec leur travaux, ça fait même un moment que ça dure. J'en peux plus d'avoir à me boucher le nez et la bouche pour éviter d'inhaler la poussière qui émane du sol ou de devoir toujours changer de trottoir car le camion des ouvriers bloque le passage en permanence. La dernière fois, Dust a bien failli se faire écraser après avoir eu peur du bruit du marteau piqueur. "Je t'entends plus Sam. Je te rappelle dès que je suis à la maison, ok ?" Je gueule avant de raccrocher. C'en est trop, il faut que ça cesse. Je m'apprête à jeter ma boite de cookies cramés quand il me vient une idée. D'un pas pressé, je me dirige vers le terrain en rénovation et enfonce mon doigt dans la sonnette d'une porte que je devine être l'entrée principale. "C'est le voisin." Je gueule pour couvrir le bruit assourdissant des travaux. Enfin, voisin, tout est relatif. J'habite la même rue, mais pas la porte d'à côté. Pour autant, on se sert tous les coudes à Princess street et l'avantage d'y avoir grandi, c'est que je sais que la rue est connue pour être tranquille. Après avoir patienté pendant quelques minutes, je fais signe à l'un des ouvriers de faire une pause pour qu'il puisse m'entendre parler. "Le propriétaire ?" Je répète lorsqu'il a ôté son casque. Il me montre une blonde du doigt et je lève mon pouce en l'air en guise de remerciement. Dust a l'air térrifié, la queue entre les jambes, il ne me lâche pas d'une semelle. J'essaye de le rassurer avec quelques caresses sur le haut de la tête puis interpelle à nouveau l'ouvrier. "ça vous dérange si ..." Je commence à demander avant de lui prendre son casque anti-bruits et de le foutre sur les oreilles de mon chien. "Merci." Certainement trop surpris pour se rebeller, il ne dit rien et j'en profite pour tourner des talons.  "Vous pouvez expliquer à vos employés que les trottoirs sont réservés aux piétons et non pas à leurs camions ?" Je demande à l'étrangère une fois que je me trouve devant elle. "Et puis merde, vous construisez quoi, un palais ?" J'ajoute en levant les mains en l'air pour montrer l'étendu des dégâts. La nom de la rue a beau être propice à la vie de château, il faut qu'elle redescende sur terre car jusqu'à preuve du contraire les nuisances sonores sont punies par la loi. Je soupire puis me pince l'arête du nez avant d'ajouter. "En bon voisin qui se respecte, j'ai apporté des cookies de bienvenue." Des cookies cramés, certes, mais des cookies quand même.