Pour la dixième fois depuis le début de la séance, les yeux d’Atlas glissèrent vers l’horloge accrochée au mur, il espérait voir les aiguilles faire un bond vertigineux dans le temps pour mieux s’approcher du moment où il pourra enfin s’échapper de cet endroit. Mais il ne s’était écoulé que trois pauvres minutes depuis la dernière fois et le Siede ne put s’empêcher de soupirer lourdement. Il n’avait aucune envie d’être ici, à la merci des mains de son kinésithérapeute qui s’acharnait à vouloir mettre une certaine pression sur sa hanche afin de mieux cartographié les points sensibles et donc revoir la stratégie de ses exercices. Pour Atlas, tout ne s’apparentait qu’à une douleur lancinante, comme une décharge électrique qui débutait le long de son aine pour mieux aller se déverser sur le reste de sa jambe droite. La douleur était devenue sa nouvelle compagne, du genre qui imposait sa présence sans jamais avoir été invitée à rester et de celle qui n’avait clairement pas envie d’aller voir ailleurs. Seuls les médicaments avaient un quelconque effet et Atlas ne respectait plus la posologie imposée par son médecin depuis de nombreuses semaines. Sa prise d’anti-douleurs était rythmée par les différents pics de douleurs au cours de sa journée et les séances au centre de rééducation ne semblent jamais calmer le calvaire assez longtemps pour que le quotidien d’Atlas ne soit pas rythmé par des exercices inutiles et une prescription qui n’en finissait plus de remplir les placards de sa salle de bain.

Conscient qu’insulter le jeune professionnel de santé ne ferait pas avancer les choses, l’Australien ne cessait de serrer les dents, profanant un bon nombre d’injures en tout genre dans un coin de son esprit. Il ne répondait aux questions que par des bribes de mots, lasse de voir que rien ne semblait réellement progresser après d’interminables mois de rééducation et particulièrement déprimé à l’idée de toujours en revenir au même constat : il avait mal et rien ne bougeait. Pourtant, Atlas s’était montré assidue au départ, il avait pris les mots du médecin à la lettre, il faisait attention, il avait la rage de retrouver sa vie d’avant comme si rien ne s’était passer. Des mois plus tard, le bilan était tout simplement catastrophique. L’esprit d’Atlas n’avait toujours pas recouvré les années qui lui avaient été volées en un claquement de doigts, son corps n’était plus le sien et les angoisses rythmaient ses journées d’une manière qu’il n’aurait jamais pu envisager en se réveillant à l’hôpital, il y a une éternité de cela désormais.

Comme toujours une séance finissait par l’affaiblir plus que de raison. Atlas avait la sensation qu’un camion était venu lui rouler dessus et la simple action de se pencher afin d’enfiler sa vieille paire de converse devenait une nouvelle épreuve. Il cachait sa douleur sous une grimace, conscient qu’il allait devoir rejoindre la rue et probablement prendre le bus pour rentrer chez lui. Ce qui ne le faisait même pas sourciller avant, se transformait désormais en une véritable logistique qui parfois lui demandait de faire une pause, surtout après une séance de rééducation aussi intensive que celle du jour. Malgré tout cela, Atlas était déterminé à se débrouiller par lui-même, refusant d’embêter qui ce soit avec ses états d’âmes. La vérité se cachait plus dans une fierté mal placée qui le poussait à ne jamais se montrer faible aux yeux des autres. Ce qui le poussa à jurer dans sa barbe dès l’instant où il entendit, au loin, une voix féminine prononcée son prénom. « Putain Mia, je t’ai déjà dit mille fois que je pouvais me débrouiller tout seul ! » Il n’avait plus envie que sa petite sœur lui fasse office de taxi les jours de rééducation, il voulait qu’elle arrête de l’observer du coin de l’œil dès qu’il osait grimacer. Atlas en avait ras-le-bol, mais il ne s’attendait clairement pas à relever les yeux pour croiser un tout autre visage. « Hayden ? » S’il n’était pas rare de voir Mia traîner dans les parages, Atlas n’aurait jamais imaginé tomber sur son autre sœur à cet endroit précis. Hayden qui semblait le chercher lui. L’incompréhension commençait à le gagner, accompagner d’une cruelle envie de se protéger du regard innocent de sa petite sœur. « Mais qu’est-ce que tu fais là ?! » Les mots échappèrent à Atlas sur un ton dur, emporter par la surprise et une certaine incompréhension.

@hayden siede

Hayden était arrivée à l’hôpital St Vincent bien trop en avance, comme s’il lui était possible de ne pas trouver son chemin vers le service dans lequel se trouvait Atlas du premier coup. Elle se souvenait parfaitement s’y être rendue au lendemain de l’accident de son frère aîné et, bien que son cerveau semblât avoir volontairement flouté la plupart des détails des souvenirs encore trop douloureux pour être évoqués à voix haute, la comédienne s’y était régulièrement rendu par la suite pour assurer son bénévolat concernant l’aide à la rééducation des patients. Pour autant, c’était Mia qui s’occupait généralement des allers-retours pour les rendez-vous de suivi auxquels Atlas devait obligatoirement se rendre. Réticents à l’idée de le laisser seul dans ce genre de situation, les parents Siede refusaient de le laisser rentrer par ses propres moyens, mais la comédienne n’avait jusqu’alors jamais été mise à contribution pour s’occuper de conduire son frère, sa sœur aînée étant bien plus disposée à passer outre son courroux lorsqu’il n’était pas décidé à ce qu’on l’aide dans son quotidien. Hayden avait donc été particulièrement surprise lorsqu’elle avait reçu le coup de téléphone de Mia quelques heures plus tôt, la suppliant de se rendre à l’hôpital pour s’assurer qu’Atlas rentre à la maison sereinement. Etonnement, la comédienne n’avait pas hésité une seconde avant d’accepter, car il s’agissait d’une règle inhérente à leur famille : ils avaient toujours eu pour habitude de se rendre disponibles les uns pour les autres, et ce peu importe les différents conflits qui traversaient souvent la fratrie. Impossible pour Hayden d’y déroger donc, et les sièges de la salle d’attente inconfortables de la salle d'attente ne constituaient pas une excuse valable.

Si leur relation avait été au beau fixe, l’air surpris qui venait de déformer le visage d’Atlas en l’apercevant aurait certainement fait rire Hayden. Mais dans ce monde là, la comédienne et son frère aîné ne communiquaient plus correctement depuis bien des années, et l’expression sévère qu’il lui réservait à chaque fois qu’il posait les yeux sur elle ne l’amusait plus depuis tout aussi longtemps. En réalité, elle y était même bien trop habituée pour que cela la surprenne encore. « Bonjour à toi aussi, Atlas. Je ne m’attendais pas à un tel accueil de ta part, je suis réellement touchée. » Hayden avait naturellement ironisé avec le sarcasme qui la caractérisait d’ordinaire, mais qui devenait indispensable lorsqu’elle était en présence de son frère aîné qui, elle le savait pertinemment, était rarement enthousiaste à l’idée de passer du temps avec elle. La comédienne n’avait jamais réellement pris le temps de s’attarder sur ce point, tant ce constat avait le don de la peiner sans qu’elle ne veuille se l’avouer. Elle préférait de loin jouer le jeu et s’astreindre à respecter leurs règles habituelles, qui constituaient essentiellement à s’adresser la parole pour les choses essentielles, d’un ton détaché et ironique si possible. Ce n’était pas la manière dont Hayden avait pu un jour imaginer les relations avec sa fratrie et, si on lui demandait son avis, elle expliciterait probablement qu’elle aurait préféré entretenir une relation avec Atlas similaire à celle qu’elle partageait avec William. Mais avec le temps, elle avait fini par se faire une raison, et tout était devenu presque naturellement indifférent, entre eux deux. Sans doute était-il trop tard pour changer la donne, désormais. « C’est Mia qui m’envoie, elle a eu une urgence au travail et elle ne pouvait pas venir te chercher. Il y avait bien William de disponible, mais maman a dit qu’elle continuait d’espérer que vous passiez deux mois d’affilée sans vous brouiller, alors me voilà. » Hayden haussa les épaules, omettant volontairement de préciser qu’elle avait elle-même annulé un rendez-vous important pour se rendre au secours de son frère aîné. Elle ne voulait pas prendre le risque qu’Atlas puisse penser qu’elle s’inquiétait, même si c’était bel et bien le cas. Face à lui, sa fierté était décuplée, et elle n’était de toute manière pas certaine qu’il puisse s’en soucier si l’on considérait le ton sur lequel il s’était adressé à elle lorsqu’il s’était aperçu de sa présence ici. « Je te ramène chez toi, je ne suis pas garée très loin. Tu as quelque chose à signer ou des médicaments à récupérer ? » La comédienne redoutait déjà le trajet en voiture jusqu’au domicile de son frère, espérant au fond d’elle qu’il ne serait pas silencieusement gênant. Bien sûr, elle avait des centaines de questions en tête qu’elle aurait souhaité lui poser, en commençant par savoir comment il allait, s’il tenait le coup, s’il parvenait à retrouver progressivement la mémoire et l’usage de son corps. Mais si Hayden était la reine de l’élocution sur scène, les mots avaient tendance à lui manquer lorsqu’il s’agissait d’Atlas. Elle avait bien trop peur de lire dans son regard à quel point il était prêt à se confier à tout le monde, sauf à elle.

Atlas se sentait épuisé, complètement lessivé par la séance qu’il venait d’effectuer, et il n’avait aucune envie d’affronter les questions de Mia. Assis sur sa chaise, les jambes encore légèrement tremblantes après l’effort, il comptait bien se presser un peu pour enfiler ses chaussures et donc pouvoir filer avant que sa petite sœur ne revienne dans les parages. Il pensait avoir quelques minutes d’avance, juste ce qui lui fallait pour se faire malle et prouver qu’il était tout de même bien capable de se débrouiller seul. Atlas se pensait plus malin et plus organiser que sa famille, comme s’ils ne passaient par leur temps à lui prouver que son petit manège avait assez durer et qu’ils allaient faire tout leur possible pour le forcer à suivre avec attention sa rééducation. Il ne devait pas conduire après une séance et il devait éviter de trop forcer sur sa jambe, c’est comme cela que Mia s’était immédiatement désignée comme son chauffeur attitré. Jusqu’à présent, elle n’avait jamais délégué son rôle et c’est bien pour cela qu’Atlas pesta après elle à la seule entente de son prénom. Il n’avait jamais envisagé lever les yeux pour trouver le visage de son autre petite sœur. Hayden ne s’était plus aventuré dans les couloirs de cet hôpital depuis qu’il avait reçu l’autorisation de rentrer chez lui après l’été. « Bonjour à toi aussi, Atlas. Je ne m’attendais pas à un tel accueil de ta part, je suis réellement touchée. » Atlas retint un soupir face au sarcasme évident de sa benjamine. Elle ne se laissait jamais marcher sur les pieds Hayden, elle savait lui faire comprendre qu’il pouvait au moins feindre un minimum d’intérêt et il était prêt à reconnaître que son accueil aurait pu être meilleur, il avait simplement été surpris par sa présence. « Excuse-moi… C’est juste que j’avais dit à Mia de ne pas venir. » Atlas souffla doucement, il n’avait pas l’intention de se lancer dans le moindre conflit, cela arrivait à tout le monde d’être surpris après tout, non ? Il voulait se débrouiller seul, mais sa famille en avait clairement décidé autrement. « C’est Mia qui m’envoie, elle a eu une urgence au travail et elle ne pouvait pas venir te chercher. Il y avait bien William de disponible, mais maman a dit qu’elle continuait d’espérer que vous passiez deux mois d’affilée sans vous brouiller, alors me voilà. » Et personne n’avait demandé à Samuel, parce qu’il aurai tout simplement fini par oublier. Atlas avait déjà entendu ce genre de discours, leur mère qui refusait de mettre ses deux aînés dans la même pièce trop régulièrement et les filles qui se partageaient la tâche de veiller sur lui quand il n’avait jamais rien demandé à personne. « On dira pas à maman que j’ai dit à Will d’aller se faire voir y’a deux jours de ça alors. » Il savait que Hayden était légèrement exaspéré par cette petite guerre entre les deux frères, il voyait bien comment elle levait les yeux au ciel lors des repas de famille. Atlas tenait juste à lui démontrer qu’il n’était peut-être pas sympa avec tout le monde ces derniers temps, mais cela paraissait être peine perdue aux vues du regard qui lui jetait sa sœur. Il ne savait jamais s’adresser à elle, elle prenait des coups qu’elle ne méritait pas, Atlas étant incapable de pleinement saisir les fragilités d’Hayden.

« Je te ramène chez toi, je ne suis pas garée très loin. Tu as quelque chose à signer ou des médicaments à récupérer ? » Elle prenait son rôle à cœur, Atlas ne pouvait pas lui retirer cela. Hayden aurait pu se contenter de jouer les chauffeurs, mais elle était attentionnée, elle prenait le temps et lui tentait de se rappeler qu’il ne pouvait pas toujours laisser sa frustration tomber sur elle. Dans un soupir, il vint glisser sa main dans la poche de son pantalon pour en sortir sa prescription, agitant sa boîte sous les yeux de la blonde. « J’ai ce qu’il me faut. » Il avait su récupérer des anti-douleurs quand il avait encore une boîte presque pleine dans le placard de sa salle de bain, mais personne n’avait besoin de connaître ce type de détails, pas vrai ?

Déjà, il voyait Hayden lui tourner le dos, prête à descendre le couloir dans le sens inverse pour se diriger vers la sortie, mais tout n’était pas aussi simple pour Atlas. C’est bien pour cela qu’il détestait qu’on vienne le chercher après une séance de rééducation. Assis sur sa chaise rien ne laissait transparaître, il n’était qu’un type parmi les autres, rien n’était apparent, mais dès qu’il essaya de se mettre debout sa jambe lui rappela que tout n’était plus aussi simple. Il dut prendre appui contre le mur et soudainement il ne savait plus trop s’il allait trouver le courage de s’élancer sans garde-fou. Ces prochains mots allaient lui coûter une fierté et bien plus encore. « Hayden attend… » Il n’avait fait que quelques pas, mais déjà, il sentait sa jambe lui rappeler la réalité des choses. Atlas refusait de s’étaler sur le sol par le simple fait d’être têtu. « Je… » Il ne savait pas faire, il ne voulait pas qu’on le voie ainsi, il aurait préféré rester clouer sur sa chaise une demi-heure supplémentaire, pour prendre le temps de retrouver un peu de force. Il aurait très bien pu mettre trois heures à rentrer chez lui, mais personne n'aurait rien vu. « C’est mieux si tu restes à côté. » Atlas marmonna dans sa barbe. Bordel, Mia savait elle, elle ne disait jamais rien, mais elle restait à côté de lui. Ils n’en parlaient pas, mais c’était suffisant, elle connaissait la danse par cœur. « Je suis fatigué. » qu’il finit par avouer sans jamais croiser le regard de sa sœur. Atlas voudrait aller s’enterrer dans un coin, mais il restait planter au milieu de ce couloir, sans trop oser prendre un pas de plus.

Atlas ne s’excusait pas rarement lorsqu’il était en tort, mais il le faisait rarement auprès d’Hayden, et ce simple détail marquait, dans leur situation, toute la différence. Stoppée dans son élan et surprise de la résilience si rapidement exprimée par son frère aîné, la comédienne ne prit pas de nouveau la parole immédiatement, observant avec la tête légèrement penchée l’aura d’épuisement qui émanait de lui. C’était probablement ce dernier qui l’avait empêché de répliquer plus insidieusement, ou peut-être ne prenait-il même plus la peine de s’attarder sur le sarcasme que la comédienne utilisait comme défense à chaque fois qu’elle se retrouvait dans une situation similaire où elle ne parvenait pas à atteindre le plein contrôle. Aucune de ces options ne représentait une perspective rassurante, ni même réjouissante, mais Hayden avait appris, avec le temps, à regarder la réalité en face sans sourciller, malgré le regret qui lui serrait la gorge. « En un sens, on peut dire qu’elle a respecté ta décision. » Inutile de préciser que Mia n’aurait, de toute façon, raté pour rien au monde la sortie d’hôpital de leur frère, sauf en cas d’extrême urgence comme cela avait été le cas aujourd’hui. Atlas lui-même semblait en être pleinement conscient, à en juger par le ton légèrement courroucé sur lequel il venait d’exprimer sa demande adressée à sa sœur de ne pas venir le chercher aujourd’hui. Mais Hayden savait pertinemment que ce désir d’être laissé seul n’était qu’un moyen d’éloigner Mia, de peur qu’elle ne soit touchée par sa détresse apparente et par la partie d’indépendance qu’Atlas avait perdu depuis son accident. Au fond, il voulait la protéger, car il tenait à elle plus que quiconque ; le constat était loin d’être similaire lorsqu’il s’agissait de William que la comédienne avait eu le malheur d’évoquer devant son grand frère. Sa réponse passive-agressive eut pour conséquence de lui faire lever les yeux au ciel, la comédienne ne parvenant décidément pas à saisir la raison visiblement tenace qui pouvait maintenir William et Atlas dans des mondes aussi éloignés l’un de l’autre. « Elle finira par l’apprendre. Tu sais bien qu’on ne peut rien lui cacher. » Et la comédienne espérait de tout cœur ne pas être présente quand la fureur de leur mère s’abattrait sur ses aînés.

Une fois que son frère lui avait confirmé avoir déjà récupéré tout ce dont il avait besoin, Hayden s’était mise en route vers la sortie, ouvrant la marche d’un pas décidé. Elle ne prit pas tout de suite conscience qu’Atlas lui avait à peine emboîté le pas, et elle s’était déjà éloignée d’une bonne centaine de mètres lorsque la voix faible et hésitante de son grand frère résonna à ses oreilles. Confuse, la comédienne parcourut rapidement le chemin en sens inverse, alarmée par la silhouette affaissée d’Atlas qui se tenait au mur. Tout en lui respirait la difficulté à exprimer son mal-être physique, et la jolie brune sentit son cœur se serrer en voyant à quel point se mouvoir semblait lui être devenu une épreuve. « Je suis un peu fatiguée aussi, ça tombe bien. » Hayden était en pleine forme, bien sûr, mais qu’était-elle censée répondre d’autre pour ne pas le faire se sentir plus misérable qu’il ne semblait le croire à force de prendre, à tort, son parcours de rééducation pour une faiblesse ? Elle avait beau s’être éloignée de son grand frère ces dernières années, la comédienne connaissait par cœur les traces de sa fierté mal placée qui se lisait sur son visage exténué. Atlas était un homme digne, parfois un peu plus têtu qu’elle-même ne pouvait l’être, et sa capacité à ne jamais demander de l’aide lorsqu’il en avait besoin était aussi impressionnante qu’agaçante aux yeux de sa sœur qui, lorsqu’elle prenait la peine d’y penser un peu plus longuement, ne pouvait que constater les similitudes qui les liaient sans qu’ils n’en prennent tout à fait conscience. Par le passé, Hayden n’avait que rarement pris la peine de ménager les sentiments d’Atlas, observant ses mécanismes d’autoprotection à distance, songeant vaguement que ce sursaut de pudeur devait certainement dissimuler une blessure plus profonde encore. Depuis son accident pourtant, et même si elle participait avec toujours autant de pudeur aux discussions familiales qui tournaient systématiquement autour de lui, la comédienne avait rapidement pris conscience de la fragilité passée sous silence d’Atlas, ignorant pour autant la façon dont elle se sentait vis-à-vis de cette découverte, elle qui avait passé une grande partie de son enfance à le voir, au même titre que William, comme un chevalier sans peur et sans reproche. Hayden ne savait pas non plus quoi faire devant ce grand frère au regard fuyant et aux jambes tremblantes, incapable d’avancer mais déterminé à ne pas reculer, songeant probablement à quel point il aurait souhaité, à ce moment précis, se retrouver partout sauf ici en sa compagnie. Un peu timidement, et sans doute très maladroitement, la comédienne tira doucement la manche d’Atlas en direction des sièges, l’obligeant à s’asseoir tandis qu’elle s’éloignait de quelques pas. « Je reviens vite, promis. » La comédienne tourna deux couloirs, saluant au passage quelques membres du personnel hospitalier avec qui elle avait eu l’occasion de collaborer, s’arrêtant devant un distributeur automatique, le regard instantanément attiré par un paquet de Strawberry Clouds qui étaient probablement la confiserie numéro un dans le cœur d’Atlas lorsqu’elle était enfant. Contrairement à lui, Hayden n’avait jamais réellement apprécié son goût de fraise un peu trop chimique, mais se souvenait d’avoir feint de les apprécier par pur mimétisme, persuadée que ce point commun parviendrait à les rapprocher. Ils avaient tous les deux bien grandis depuis, et sans doute les habitudes alimentaires de son grand frère s’étaient-elles affinées avec le temps, mais le symbole était bien trop important pour que son cœur ne batte pas un peu plus fort alors qu’elle reprenait place aux côtés d’Atlas, mâchant d’un air faussement distrait un des bonbons dont le goût lui rappela bien des choses. « J’avais faim. » La comédienne avait haussé les épaules, répondant à une question qui n’avait pourtant pas été posée. « On partage ? En revanche, si tu es censé lever le pied sur le sucre, sache que je nierai en bloc devant tes médecins. » Hayden tendit le sachet en direction du jeune homme, prévoyant de le laisser manger l’intégralité des bonbons, l’air de rien, comme si tout ça n'avait pas été préparé dans le but de ménager Atlas et sa fierté démesurée. Il n’était pas stupide, et il n’y avait que très peu de chance qu’il ne prenne pas conscience de la stratégie de la comédienne ; pour autant, cette dernière ne s’en souciait guère. Le regard rivé vers le ballet incessant des malades qui défilaient un peu plus loin entre la salle d’attente et les longs couloirs de l’hôpital, elle était concentrée sur le silence inconfortable qui s’étirait entre son frère et elle, constatant une fois encore à quel point des années d’absence avaient réussi à distendre un lien déjà fragilisé. « C’était comment, aujourd’hui ? » La comédienne ne s’attendait pas à une réponse très positive, mais les small talks étaient désormais sa seule arme face à l’armure qu’Atlas avait fini par revêtir sans qu’elle ne s’en aperçoive avant qu’un jour, en un clignement de paupières, le fossé qui les sépare ne soit apparu devant son regard, inéluctable.

Au fond de lui, Atlas comprenait que chaque membre de sa famille tentait tant bien que mal de lui prouver qu’ils étaient là pour lui, chacun à leur façon. Il n’a aucune conscience de ce que ses proches ont bien pu vivre pendant qu’il était dans le coma toutes ces longues semaines. Elle était son contact d’urgence depuis des années déjà et elle avait été celle apprenant la nouvelle en premier. Il n’a aucune conscience de ce que ses proches ont bien pu vivre pendant qu’il était dans le coma toutes ces longues semaines. Le pire dans tout cela étant probablement qu’il n’avait aucune mémoire des trois dernières années et donc des relations qu’il pouvait entretenir avec chacun d’entre eux. Tout ce qu’Atlas pouvait désormais constater était le comportement de chacun depuis son réveil. Mia jouait les mères de substitution, Samuel prétendait en avoir rien à faire, mais passait son temps à prendre de ses nouvelles bien plus qu’auparavant, Hayden se cachait et William jouait les durs tout en prétextant vouloir l’aider à retrouver la mémoire. Chacun avait été chamboulé par ce qui lui était arrivé et Atlas ne savait comment gérer les sentiments de sa fratrie. Parfois, il voulait hurler après Mia pour qu’elle le laisse tranquille, qu’elle cesse de le couver comme un petit animal blessé, mais une fois encore sa colère explosa auprès d’Hayden. La petite dernière qui n’avait jamais rien demandé, qui voulait simplement rendre un service et qui se prenait les foudres d’un épuisement dont elle n’était même pas responsable. « Excuse-moi Hayden. » Il s’excusa, une fois encore, presque un record entre eux, mais il ne voulait pas la blesser. Elle avait pris le temps de venir à sa rencontre et il lui avait hurlé dessus. La plupart du temps Atlas ne savait pas comment s’y prendre avec sa petite sœur, mais il était hors de question à ses yeux de lui faire du mal délibérément. « Mia aime un peu trop jouer les mères poule avec moi ces derniers temps. » Qu’il finit par soupirer comme pour justifier sa réaction. Est-ce qu’elle en avait parler à Hayden ? Est-ce que Mia avait exprimé tout ce qu’elle avait pu ressentir le jour où elle avait reçu ce fichu coup de téléphone porteur de mauvaises nouvelles ? Il n’en savait rien et il ne poserait pas la question, parce que Hayden était déjà prête à partir, elle ne venait que pour lui servir de chauffeur après tout.

Mais Atlas n’était pas prêt à parcourir les couloirs de l’hôpital, le parking lui semblant être situé à des kilomètres qu’il était incapable de franchir. La douleur dans sa jambe était encore trop intense, trop fraîche, pour qu’il puisse être capable de suivre le pas entraînant de sa petite sœur. Il aurait préféré se jeter dans le vide une nouvelle fois, plutôt qu’admettre son besoin de prendre une pause, mais il ne pouvait pas suivre le rythme. Se décoller du mur lui paraissait être l’exercice le plus difficile du monde à cet instant et il refusait de s’effondrer sur le sol sous les yeux de sa benjamine. Hors de question, il préférait encore qu’elle l’aide à avancer. « Je suis un peu fatiguée aussi, ça tombe bien. » Elle jouait le jeu, comme si c’était normal. « Juste une minute. » Mais elle avait une autre idée en tête la brunette et elle comptait bien s’imposer auprès de son grand-frère. Sans qu’il n’ait le temps de comprendre quoi que ce soit, elle vint l’asseoir sur l’une des chaises en plastique présente dans le couloir avant de se redresser à nouveau. « Je reviens vite, promis. » Et dans un mouvement de cheveux impeccable, elle s’échappa à l’autre bout du couloir, laissant Atlas seul sur sa chaise. Il aurait pu en profiter pour tenter de se sauver, mais il était conscient de ne pas réellement être capable d’aller bien loin dans son état. Puis Hayden ne s’était pas moqué, elle ne l’avait pas forcé à avancer comme aurait pu le faire, William. Non, elle lui avait proposé de s’asseoir, sans jamais poser un regard empli de pitié sur lui. Atlas ne savait trop comment prendre tout cela et surtout, il se demandait où sa petite sœur avait bien pu filer à une telle allure.

La réponse lui vint quelques minutes plus tard, lorsqu’elle réapparue avec un paquet de bonbons entre les mains. « J’avais faim. » Atlas reconnu le packaging en un seul regard et un léger rire lui échappa. « Donc t’as choisi mes bonbons préférés juste par hasard ? » Il savait qu’elle n’aimait pas trop les sucreries au goût chimique, mais Atlas pouvait dégommer un paquet en une soirée. Il avait toujours eu une faiblesse pour le sucre et Hayden avait trouvé sa cachette alors qu’elle était encore haute comme trois pommes. Il avait toujours su qu’elle venait se servir dans sa réserve, mais jamais il n’était allé la gronder pour cela. « On partage ? En revanche, si tu es censé, lever le pied sur le sucre, sache que je nierai en bloc devant tes médecins. » Aujourd’hui, c’est elle qui était prête à partager avec lui et Atlas était bien incapable de refuser l’offrande. « Personne ne pourra m’empêcher de manger du sucre. » Depuis des années, sa carrière lui demandait de faire attention à son poids, mais il n’avait jamais su résister à un paquet de bonbons. Ce n’est pas cela qui allait le tuer et de toute manière, il n’était pas prêt à reprendre le chemin de la base. Après trois bonbons engloutis, il finit par relever le regard vers sa petite sœur. « Merci kiddo. » Le surnom lui avait échappé sans qu’il ne le réalise. Il ne l’avait pas utilisé depuis des années, mais ce dernier avait toujours été réservé à Hayden. Elle était la petite dernière, toujours une gamine à ses yeux, malgré tout ce qui pouvait démontrer du contraire. Atlas n’était pas toujours le meilleur avec elle, mais cela ne voulait pas dire qu’il avait la moindre aigreur avec Hayden. Ils ne savaient juste plus vraiment comment faire lorsqu’ils se retrouvaient seulement à deux.

Le silence s’étirait entre eux sans qu'Atlas ne trouve la moindre phrase à prononcer pour tenter d’apaiser cette pseudo-tension. Il n’avait aucune idée de comment démarrer la conversation qu’ils se devaient pourtant d’avoir avant que toute la situation ne se transformer en un moment véritablement désagréable pour eux. Elle était sa petite sœur, il pourrait lui demander comment se déroulait ses répétitions, si elle arrivait mieux à retenir son texte, mais les mots restaient coincés dans un coin de sa gorge. Atlas voulait fuir par tous les moyens, Hayden était bien plus courageuse que lui. « C’était comment aujourd’hui ? » Surpris par la question, il lui fallut une minute supplémentaire pour retrouver sa voix. « Dur. » La réponse ne pouvait être plus concise et impersonnelle, Atlas en avait conscience, mais il n’aimait pas parler de tout cela. « Ils pensent que je vais devoir me faire opérer à nouveau… » La nouvelle était tombée au cours de la séance, les os de sa jambe ne se sont probablement pas ressoudé correctement ce qui lui provoquait toutes ses douleurs. Elle était la première à l’apprendre et soudainement Atlas ressenti le besoin de déverser tout le reste. « Ça me fait peur… » Il ne le dirait qu’une fois et si elle venait à le répéter, il jurera qu’elle avait halluciné. « La dernière fois, je me suis réveillé avec trois ans de souvenirs en moins, ça va être quoi cette fois ? » Il n’acceptait toujours pas que sa mémoire lui joue des tours, même si les médecins ne cessaient de lui expliquer que tout cela était probablement lié au traumatisme et que son cerveau préférait bloquer les souvenirs plutôt que revivre le jour de l’accident. Il voulait retrouver ses souvenirs, il voulait être sûr que personne ne cherchait à lui cacher des choses, il voulait comprendre pourquoi Matilda avait disparu de sa vie. Il avait tant de questions, mais Atlas ferma les yeux, avant que sa main ne retourne piocher dans le paquet de bonbons à la recherche d’un peu de réconfort. « Comment se passent tes répétitions ? » Il préférait détourner la conversation, plutôt que continuer à vider son sac sur les genoux de sa petite sœur. Hayden ne méritait pas de porter ce poids et elle n’avait probablement aucune envie de le réconforter alors qu’elle était simplement venue pour le reconduire chez lui.