Début 2020

La veille de sa première séance à l’hôpital, Hayden n’avait pas pu s’empêcher de ressentir une légère appréhension, comme celle qui pouvait la saisir les soirs de représentation, au moment d’entrer sur scène. Au fond, il n’y avait pas réellement de raisons de s’en faire, la comédienne le savait pertinemment : elle avait déjà enseigné auprès des étudiants de la Northlight Company des mois durant entre deux comédies musicales quelques années plus tôt, et tout s’était toujours très bien passé. Son bénévolat nouvellement établi n’était pas bien différent des tâches qui lui incombaient à l’époque : il lui fallait accompagner au mieux les patients internes ou les visiteurs réguliers de l’hôpital dans leur processus de rééducation, qu’il s’agisse de leur parole, de leur mémoire, ou encore du placement de leur corps dans l’espace. Bien sûr, Hayden n’était pas médecin, et il y avait bien des blessures physiques qu’elle n’était nullement capable de résoudre. Pour autant, après un entretien approfondi avec le directeur de l’hôpital, la comédienne avait cru comprendre que ce genre d’opération bénévole s’était déjà déroulée par le passé, et que les ateliers théâtre avaient globalement toujours été accueillis de manière bienveillante par les patients, leurs familles ou encore par le personnel hospitalier. On lui avait assuré que sa présence serait bénéfique, et c’était tout ce qui lui importait, même si elle ne pouvait nier qu’être certaine que cet atelier n'accepterait que des patients bénévoles et que personne ne serait forcé d’y participer contre son gré était un argument supplémentaire.

Au terme de la cinquième séance, cependant, la jeune femme avait commencé à déchanter quelque peu. Les patients étaient tous agréables, impliqués et investis : Hayden avait d’ores et déjà repéré leur potentiel et leur marge de progression, et si sa pédagogie avait parfois été mise à rude épreuve, elle se sentait elle-même s’améliorer dans son savoir-être et son savoir-faire à leur contact. L’hôpital était agréable, la comédienne disposait de sa propre salle et l’équipe responsable de l’administration s’assurait plusieurs fois par jour que tout se déroulait pour le mieux en venant la saluer à chaque fois qu’elle la croisait au détour d’une pause, ou à son départ à la fin du créneau horaire attribué à ses différentes tâches. Tout se déroulait donc au mieux, si l’on omettait la présence d’Alfie à chacun de ces ateliers. Hayden ne parvenait pas totalement à cerner sa personnalité, si ce n’était son profond et évident désir de se retrouver partout sauf en sa compagnie. Lorsqu'elle avait enseigné à la Northlight, la comédienne avait appris à composer avec des personnalités aussi différentes que variées, mais le manque de motivation face à l’art théâtral était une nouveauté. Pour autant, l’empathie d’Hayden l’avait incité à faire preuve de patience, comprenant parfaitement que, dans le cas présent, le contexte était différent et que chaque patient se retrouvait confronté à ses propres batailles qui, nécessairement, pouvaient amener quiconque à nier son besoin d’aide. Mais après s’être adaptée maintes et maintes fois à son caractère plus prudent, après avoir fait en sorte de varier ses propositions d’exercices et lui avoir accordé le droit de se tenir à l’écart et de ne pas participer lorsqu’il ne s’en sentait pas l’envie – c’est-à-dire, la moitié du temps –, Hayden avait du rapidement se rendre à l’évidence : Alfie n’était pas volontaire pour une quelconque rééducation à l’aide du théâtre, et il ne le serait certainement jamais.

Lorsqu’elle avait tenté d’en parler à des aides-soignants au détour d’une pause repas et à son responsable de mission, on lui avait fait comprendre à demi-mots qu’il était inutile de s’attarder sur la question, ni de chercher à améliorer la situation qui, semblait-il, était définitivement bloquée. Hayden avait cru comprendre qu’Alfie n’était pas du genre à coopérer avec quiconque tentait de l’aider au-delà de ses soins obligatoires, et que la plupart des bénévoles à son contact avaient totalement laissé tomber l’idée d’établir un lien ne serait-ce que positif avec lui. Mais la comédienne était aussi têtue que curieuse, et il lui était difficile d’admettre que l’on puisse abonder dans son sens sans ne lui opposer aucune résistance. « Alfie, je peux te parler un instant ? » Elle s’était jetée à l’eau à la fin d’une des séances hebdomadaires où Hayden s’était tout particulièrement concentrée sur le travail du positionnement du corps dans l’espace. Comme à l’accoutumée, le jeune homme désigné avait freiné des quatre fers à chaque fois qu’elle avait tenté de l’inclure aux exercices du jour, et la comédienne avait fini par lui donner l’illusion qu’elle le laissait tranquille, pour mieux le confronter au moment où les discussions des autres participants qui quitteraient la salle par petits groupes masqueraient ses paroles aux oreilles de quiconque autre qu’Alfie. « Est-ce que quelque chose te déplaît, dans ces ateliers ? J’ai cru comprendre que tu ne te sentais pas très à l’aise lorsqu’il s’agissait de participer. » Hayden parlait d’une voix douce et posée comme la professionnelle qu’elle était, consciente qu’il lui fallait ménager son interlocuteur si elle ne souhaitait pas que les choses dégénèrent. Cela ne l’empêchait pas d’avoir sa propre opinion sur la situation, et elle n’incluait définitivement pas un problème de sa part. « Si tu as des suggestions pour améliorer les séances, n’hésite pas, surtout. Je suis ouverte à la discussion. » C’était bien trop difficile, de ne pas laisser exprimer son ironie habituelle. Elle espérait simplement qu’Alfie, pour qui elle était une parfaite étrangère, ne décèlerait pas la petite pointe de sarcasme dans sa voix.

Le dédain dont il fait preuve à l’égard des autres participants de cet atelier auquel il participe malgré lui n’a d’égal que le désintérêt qu’il ressent pour l’atelier lui-même. Alfie n’a pas envie d’être là ; Alfie ne fait pas semblant pour caresser les sensibilités de chacun et plus particulièrement celle de Hayden. Si elle n’avait pas envie de se confronter à la réalité des patients, bien éloignée de la sienne, elle n’avait qu’à se contenter d’afficher son joli minois aux côtés du directeur de l’hôpital en signant un contrat d’ambassadrice et non pas de bénévole. Alfie n’estime même pas être trop sévère envers la jeune comédienne ; à ses yeux, la place de celle-ci n’est certainement pas à l’étage de réhabilitation, et encore moins au-devant d’une classe qui est la sienne. Hayden n’est pas méchante, pourtant. Elle respire la bienveillance et inspire la confiance, dicte les exercices avec douceur, espère des résultats avec patience. Mais Hayden a un corps opérationnel et des cognitions fonctionnelles ; et il n’en faut pas plus à Alfie pour décréter que la jeune femme est inapte à ce rôle. Peu importe la carrière qu’elle a derrière elle, peu importe les formations qui sont les siennes quant à sa capacité à se mouvoir et à prendre le contrôle de son corps ; elle n’est pas médecin et elle n’a aucune foutue idée d’à quel point cette situation est difficile pour les personnes présentes dans la salle. Ou peut-être est-ce simplement la sienne, alors que la plupart des gens à ses côtés sont bien plus volontaires qu’il ne le sera jamais. C’est eux, le problème, aussi. Alfie n’a rien à voir avec un infirme de quatre-vingt-dix ans qui est ici à la suite d'un anévrisme, pas plus qu’il ne peut se comparer à un adolescent qui a est rentré dans un arbre après avoir conduit en état d’ivresse. Ces gens sont dans le même bateau que lui, mais ils ne comprennent pas. Et même s’ils partagent la désolation d’avoir perdu la maîtrise de leur propre corps, celle d’être impuissant face à ce sort, ils ne comprendront jamais celle d’avoir été plongé volontairement dans cet état-là par autrui, et d’avoir à vivre avec toutes les questions qu’une telle malveillance amène avec elle.

Et s’il est présent ici, Alfie, ce n’est pas par volonté d’arriver à utiliser son corps comme il le faisait par le passé. De reprendre le contrôle, de retrouver cette sensation que son propre être lui appartient. Non, il est ici par obligation, celle imposée par sa petite amie, Juliet, quant à l’aider dans cette situation dont elle souffre par extension. Mais Alfie n’a jamais été réputé pour son optimisme, et pour quelqu’un habitué à obtenir tout ce qu’il veut, le temps depuis son agression s’allonge sans que celui qui l’amène à son rétablissement semble se réduire. Si son entourage tend à lui assurer que les progrès sont bien visibles, l’anthropologue n’est pas assez naïf pour croire qu’ils n’essaient pas de l’encourager plutôt que de reconnaître que les différences sont à peine perceptibles. De côté d’Alfie, ils ne le sont pas le moins du monde ; et en voilà encore un reproche qui peut être formulé à l’égard de Hayden. Si elle savait faire son boulot, il n’en serait pas là aujourd’hui – et peu importe s’il se montre bien peu volontaire lors des séances menées par la jeune femme. Il ne pense pas que cela changerait grand-chose pour lui, alors que sa jambe traîne encore, que son bras ne possède aucune force et qu’il n’arrive pas à se situer dans l’espace sans s’aider des autres. Les choses n’avancent pas assez vite pour Alfie qui souhaiterait reprendre le travail au plus vite pour s’éviter de devenir fou, coincé entre les murs d’un appartement qu’il refuse de quitter pour ne pas montrer son état de faiblesse à plus de spectateurs que nécessaire. En ce sens, Hayden peut au moins se considérer comme une privilégiée.

La séance du jour lui est apparue interminable et si Alfie se veut attentif à quelques moments précis, c’est uniquement pour que son récit auprès de Juliet gagne en crédibilité. Elle n’osera croire qu’il ne fournit que peu d’efforts s’il peut lui détailler les exercices proposés par Hayden. Aussitôt les salutations d’usage formulées qu’il prend déjà le chemin du départ, mais c’est sans compter sur sa marche trop lente qui permet à Hayden de le rattraper sans même à presser le pas. Saloperie de personne valide, va. « Alfie, je peux te parler un instant ? » Son regard jauge la jeune femme et ses intentions, et à vrai dire il n’a même pas besoin de faire semblant d’interpréter celles-ci pour formuler sa réponse : « J’ai pas le temps. » Et parce qu’il se doute qu’elle usera d’un argument selon lequel ça ne prendra qu’une poignée de minutes, il enchaîne aussitôt : « et j’ai pas envie. » La franchise a toujours été une qualité autant qu’un défaut et aujourd’hui il ne fait pas exception à la règle alors qu’un sourire innocent – ou du moins, du mieux qu’il peut compte tenu de ses difficultés à étirer ses lèvres – s’affiche sur son visage. « Est-ce que quelque chose te déplaît, dans ces ateliers ? J’ai cru comprendre que tu ne te sentais pas très à l’aise lorsqu’il s’agissait de participer. » - « Non, il y a pas quelque... quelque chose en particulier qui me dé-déplaît. » Il débute, butant comme toujours sur les mots, le rendant d’autant plus irritable, avant d’ajouter : « c’est la totalité de l’atti-atelier qui m’emmerde. » Oh, qu’on ne s’y méprenne pas, Alfie ne vise pas tant à atteindre Hayden qu’à simplement mettre en avant une vérité dont elle a sûrement déjà connaissance. « Si tu as des suggestions pour améliorer les séances, n’hésite pas, surtout. Je suis ouverte à la discussion. » Et il le perçoit, le passif-agressif derrière sa proposition bienveillante, sauf qu’Alfie n’est pas particulièrement client des métaphores quand il entreprend de réponse à son tour. « C’est pas mon boulot de te facu-faciliter le tien. » Non, ça ne l’est pas et en ce sens il estime ne pas avoir de conseils à lui donner – il ne saurait même pas lesquels exprimer. « Si tu sais pas gérer quelques diffé-difficultés, je sais pas comment tu veux nous aid-aider à gérer les nôtres. » Il conclut, d’un air nonchalant, s’agaçant néanmoins d’avoir à prendre la parole où d’ordinaire il s’abstient pour ne pas démontrer de ces mêmes difficultés que Hayden est censé pouvoir soigner.

@Hayden Siede