Les jours filaient en se ressemblant les uns et les autres, à tel point qu'Eliot avait parfois du mal à distinguer quel jour de la semaine il était en train de traverser. Il passait la majorité de ses journées au travail ou avec son chien dont il était redevenu le seul propriétaire depuis le départ de Sawyer, et il devait bien admettre qu'avoir la responsabilité d'un animal changeait totalement son quotidien. Au moins, il ne se trouvait jamais vraiment seul, et ce simple fait lui faisait un énorme bien au moral. Il avait à peine eu le temps de rentrer chez lui et de prendre sa douche que l'heure d'accueillir Greta approchait, alors il s'était décidé à faire un peu de ménage pour qu'elle n'ait pas peur en entrant chez lui. S'il avait l'habitude d'avoir un chien alors qu'ils vivaient dans leur maison avec son ex, il ne se serait pas imaginé à quel point avoir son cocker en appartement lui demanderait un effort ménager supplémentaire. Et alors qu'il venait de terminer, il jetait un coup d'œil à sa montre : elle était en retard. Rien de bien grave en soit, mais l'inspecteur avait une irrésistible envie de bière fraîche et il ne se fit pas prier pour répondre à ce besoin irrépressible. Si seulement il n'avait pas eu la maladresse de faire tomber sa canette au sol, il se serait épargné la frustration de voir son sol tout juste nettoyé plein d'alcool - ce qui intrigua fortement Snowball, qui ne cachait pas son envie d'y goûter. Et c'est à ce moment précis que Greta avait décidé de toquer à sa porte. Il fila lui ouvrir sans s'attarder dans l'entrée, retournant immédiatement à la cuisine, son torchon à la main. Viens viens entre, il faut que je nettoie mes conneries avant que Snowball ne finisse bourré. Et qu'il doive partir chez le vétérinaire, car il était presque sûr qu'un chien n'était pas censé boire de bière. Greta savait très bien faire comme chez elle ici et il ne doutait pas qu'elle saurait prendre ses aises pendant qu'il était en train d'essuyer la bière au sol - tout en essayant de faire en sorte que le cocker cesse de la lécher. Il songeait d'ailleurs que Snowball aurait mérité une meilleure éducation, mais n'ayant pas l'énergie pour s'y mettre sérieusement, il chassait cette idée de son esprit aussi vite qu'elle y était arrivée. Va dire bonjour Snow ! L'arrivée de la jeune femme faisait la meilleure des distractions pour qu'il puisse éponger son sol tranquillement. Et à peine avait-il fini qu'il se relevait pour faire face à la blonde, un léger sourire collé à ses lèvres - il était content d'avoir de la compagnie ce soir. En fait, Eliot avait décidé de ne s'entourer ces derniers jours que de personnes qui n'avaient pas pour habitude de lui faire des leçons de moral. Il avait besoin de légèreté et de fraîcheur, son humeur étant plutôt en dents de scie ces derniers temps. J'espère que t'as faim j'ai commandé des pizzas chez Georges, elles devraient arriver bientôt. C'était le meilleur pizzaïolo du coin, le seul chez qui Eliot aimait commander. Il lui était arrivé trop souvent d'appeler tard et de ne plus avoir la possibilité de se faire livrer, alors il avait pris pour habitude d'appeler assez tôt pour s'assurer de ne pas devoir commander ailleurs, au risque de déplaire à son invitée - quoi qu'il ne pouvait pas se tromper sur son choix de pizza. Et c'est avec ce genre de réflexes qu'il se rendait compte avoir passé la quarantaine et s'être installé dans une routine un peu trop confortable. Eliot filait vers son réfrigérateur pour s'en ressortir une bière, se promettant que celle ci ne finirait pas par terre. Je te sers quoi ? Qu'il demandait alors que les étagères de son frigo regorgeaient de toutes sortes de boissons - et quasiment pas de nourriture, c'était dire si son alimentation était équilibrée. Il s'assurait de servir à Greta ce qu'elle voulait boire avant de s'installer à table avec elle, soufflant pour la première fois de la journée. Comment ça va toi ?

Greta n’était pas une amie parfaite ces derniers temps et elle en était parfaitement consciente alors elle chérissait les amitiés sincères qu’elle avait créées, celles qui ne demandaient pas une montagne de justification quand on disparaissait des jours durant. Elle était occupée, son avenir professionnel reprenait un sens mais elle était aussi en train de sombrer, parce que cette lumière au bout du tunnel n’était pas suffisante. Ce jour-là, la blonde avait réussi à accorder son agenda - ou plutôt ses sorties nocturnes associées à ses gueules de bois - pour pouvoir rendre visite à Eliot et l’idée lui laissait un sourire sur le visage. Là-bas, elle ne culpabiliserait pas d’avoir été absente parce que lui-même n’avait donné que très peu de nouvelles et elle était ravie de reprendre contact et de se mettre à jour sur la vie de son ami. Elle avait passé la matinée à répondre au téléphone et à donner ses disponibilités à Rhett et aux différents journalistes pour la promotion de la biographie et l’écrivaine excellait à ce jeu du professionnalisme exemplaire parce qu’à l’autre bout du fil, personne ne l’imaginait avec un verre de chardonnay à tout juste onze heures trente. Après son verre, elle avait pris sa douche en un temps record et avait commencé à fouiller son dressing à la recherche de la tenue parfaite, comme si Eliot la jugerait sur son apparence. En jetant un coup d'œil à sa montre alors qu’elle se tenait debout dans sa chambre en sous-vêtements à chercher l’inspiration, elle avait poussé un petit cri et s’était finalement emparée de la première tenue qu’elle avait trouvé pour tenter de minimiser son retard.

Viens viens entre, il faut que je nettoie mes conneries avant que Snowball ne finisse bourré. Elle était entrée en se frayant un chemin jusqu’au canapé, ses talons évitant minutieusement la flaque de bière qui faisait office de nouveau tapis. « Ca t’apprendra à commencer à boire sans moi, Chapman. » Devait-elle réellement avouer qu’elle aussi, elle ne l’avait pas attendu ? Cela semblerait-il beaucoup plus étrange en sachant qu’elle était l’invitée et non l’hôte ? Eliot ne jugeait pas, pourtant, ce n’était pas un sujet qu’elle souhaitait aborder, voulant profiter de ce qui ressemblait plus à des retrouvailles qu’à une banale après-midi. Va dire bonjour Snow ! Le cocker était arrivé vers elle en remuant joyeusement la queue et elle s’était accroupie à son niveau pour le câliner et l’empêcher de traîner dans les jambes de son nouveau maître qui semblait légèrement dépassé par les événements. « Excuse-moi, j’ai pas fait gaffe à l’heure. » avait-elle dit en se relevant pour faire face à un Eliot souriant qu’elle n’avait pas pu s’empêcher de prendre rapidement dans ses bras, ignorant le torchon sale qu’il tenait. Tant pis, sa tenue était de toute façon bonne à jeter - les SIghbury n’auraient pas toléré la voir affublée ainsi. J'espère que t'as faim j'ai commandé des pizzas chez Georges, elles devraient arriver bientôt. « Ça me va parfaitement, sauf si t’as pris une foutue hawaïenne. » Et elle lui avait lancé un regard noir auquel il avait répondu par une moue similaire à celle du cocker, suite à quoi elle avait éclaté de rire. Je te sers quoi ? « La même chose que toi. » avait-elle demandé sans réellement se soucier de la boisson, pourvu que ce ne soit pas un soft. Il avait décapsulé la bière avant de s’installer à ses côtés et la blonde déjà avachie sur le canapé s’était tournée vers lui. Comment ça va toi ? La fameuse question. La grande question qui lorsqu’elle était prononcée par un ami aussi proche qu’Eliot, n’attendait pas un simple “oui” suivi d’un sourire crispé. « Je sais pas trop, en fait. » Son regard s’était porté sur le plafond alors qu’elle réfléchissait à la quantité de choses qu’il avait ratées, à tout ce qu’elle pourrait dire. « Comme une biographe illégitime ? C’est bien ça comme réponse ? » Et ils avaient de nouveau éclaté de rire devant une Greta bien peu assurée. « Et toi alors ? Je sais que je donne pas de nouvelles mais je crois avoir trouvé pire que moi ! » Et elle avait beau se sentir plus qu’à l’aise avec le garçon, elle avait bien senti que l’humour passait difficilement et que son visage avait changé d’expression alors elle s’était redressée en enlevant sa veste pour tenter d’échapper à une ambiance devenue pesante en un instant.

L'entrée en scène de Greta était parfaitement chaotique ; à leur image, finalement. Ca t’apprendra à commencer à boire sans moi, Chapman. Il riait tout en continuant à essuyer le la flaque de bière au sol, puis intimait à Snowball d'aller saluer leur invitée du jour. Excuse-moi, j’ai pas fait gaffe à l’heure. T'inquiètes pas, on est pas pressés. Qu'il lançait tout en se relevant. Ça me va parfaitement, sauf si t’as pris une foutue hawaïenne. Eliot fronçait les sourcils en se tournant vers la blonde, prenant un air faussement vexé qui laissa bien vite place à un sourire amusé. Franchement de nous deux y'en a pas un qui est capable de prendre une vraie pizza, alors t'as pas le droit de râler sur mon choix. Parce que non, une végétarienne ne valait pas mieux qu'une pizza classique sur laquelle on rajouterait quelques morceaux d'ananas : l'un comme l'autre seraient charriés par des italiens. La même chose que toi. Il sortait deux bières du réfrigérateur, en tendait une vers Greta en lui demandant comment elle allait. Je sais pas trop, en fait. Comme une biographe illégitime ? C’est bien ça comme réponse ? Il haussait les épaules machinalement comme s'il s'attendait à une réponse plus développée de la part de la blonde - c'était elle la plus bavarde d'eux, en général. Ça a le mérite d'être original. Pour autant il ne savait pas quoi lui dire pour l'aider à se sentir mieux. Il fallait bien admettre qu'Eliot n'était le premier choix de personne lorsqu'il s'agissait de chercher des conseils. Et toi alors ? Je sais que je donne pas de nouvelles mais je crois avoir trouvé pire que moi ! Il fronçait les sourcils. Putain tu vas pas t'y mettre aussi ? Qu'il lançait sans réfléchir ni cacher son agacement. Eliot en avait plus qu'assez de se faire réprimander comme un enfant sur sa façon de gérer ses amitiés ces derniers temps, bien que toutes les réflexions qu'on avait pu lui faire étaient justifiées. Il préférait rester sur la défensive et se comporter comme un crétin. C'est tout ce que son égo lui permettait de faire. J'ai toujours pas eu l'argent du notaire, j'me suis engueulé pour de bon avec May, j'ai que des affaires à la con au poste et tout le monde m'emmerde. L'énumération de ses problématiques du moment n'avait pas pour objectif d'attiser la pitié de Greta ; simplement de prouver qu'il avait autre chose à penser que l'entretient de sa vie sociale. Vu mon humeur tu devrais t'estimer heureuse de pas avoir eu plus de nouvelles. S'isoler était certainement la pire des choses à faire, d'autant plus qu'il avait bien besoin de soutien. Mais l'admettre lui aurait donné l'impression d'avoir échoué à tout gérer, et c'était impensable pour Eliot. Sa stratégie : jouer au vieux con. Je voulais juste manger une pizza et boire un coup, je ne pensais pas assister à mon procès ce soir. En faisait-il trop, avec son espèce de monologue ? Totalement, mais il n'avait pu empêché les mots de s'échapper de ses lèvres.

Le temps passait à une vitesse incroyable et si le côté défaitiste de Greta prenait dangereusement le dessus, elle devait bien admettre que la roue était en train de tourner et que les choses s’amélioraient. Lucas et elle se parlaient de nouveau comme des gens civilisés, la biographie était un énorme succès et elle avait réussi à ne pas sombrer - totalement - dans l’alcool. Pourtant, Rhett était à moitié présent et son état la préoccupait, Lucas souffrait et comptait bien trop pour elle pour que son sort n’influe pas sur son moral à elle et, la cerise sur le gâteau, le véritable comble était qu’Arthur avait décidé de refaire surface dans sa vie par le plus grand des hasards. Accepter l’invitation, revoir Eliot et boire de la bière en mangeant de la pizza était tout ce dont elle avait besoin et c’était avec beaucoup d’enthousiasme que Greta était arrivée. T'inquiètes pas, on est pas pressés. Alors pourquoi avait-elle l’impression que son ami avait tout fait à la va vite pour en arriver à un tel chaos avant de lui ouvrir la porte ? A peine entrée, l’écrivaine avait senti une espèce de tension qui allait bien au-delà d’une simple bière renversée et si Greta n’avait pas été la meilleure des amies, elle savait plus ou moins ce que traversait Eliot. Franchement de nous deux y'en a pas un qui est capable de prendre une vraie pizza, alors t'as pas le droit de râler sur mon choix. L’écrivaine avait haussé les épaules en signe de résignation avant d’attraper la bière, la décapsuler et en boire une gorgée. Elle avait toujours été à l’aise en sa compagnie et elle appréciait ces amitiés masculines comme celle qu’elle entretenait avec Eliot.  Ça a le mérite d'être original. Tenant la bouteille négligemment entre ses mains, Greta était restée évasive dans sa réponse parce qu’il lui était difficile de se plaindre alors qu’elle savait Eliot encore sous le coup de sa rupture et bataillant avec tout un tas d’autres choses, raison pour laquelle elle s’était inquiété de son état, ajoutant une touche d’humour pour ne pas lui donner l’impression de s’adresser à lui avec pitié. Putain tu vas pas t'y mettre aussi ? Arquant un sourcil, prise au dépourvu par la réaction impulsive de son ami, Greta l’avait laissé poursuivre. J'ai toujours pas eu l'argent du notaire, j'me suis engueulé pour de bon avec May, j'ai que des affaires à la con au poste et tout le monde m'emmerde. Posant sa bière sur la table et prête à rebrousser chemin, Greta s’était ravisée parce qu’il aurait été idiot qu’ils réagissent tous les deux avec la même impulsivité. Vu mon humeur tu devrais t'estimer heureuse de pas avoir eu plus de nouvelles. « C’est clair que je regrette d’en avoir, là. » La blonde ne se démontait pas et lui faisait face. « Excuse-moi d’essayer de rattraper ce que j’ai manqué. Tu sais bien que venant de moi c’est pas un reproche, c’était une vanne, putain t’as perdu ton sens de l’humour ? » Sa voix s’était élevée d’un ton alors que son regard cherchait celui d’Eliot pour qu’il comprenne qu’elle était loin d’être une ennemie, loin d’être celle qui venait pour lui rappeler tous ses soucis. « Nan mais fallait prévenir si tu m’invitais pour passer tes nerfs Chapman. » avait-elle poursuivi, réalisant rapidement qu’elle ne laissait rien passer à son ami alors qu’elle excusait en ce moment tout à Rhett. Je voulais juste manger une pizza et boire un coup, je ne pensais pas assister à mon procès ce soir. La réaction d’Eliot était disproportionnée et elle en était convaincue. Greta était restée sans voix, persuadée que la seule solution était de partir en claquant la porte mais ce n’était pas une décision qui lui avait réussi avec Lucas. Si elle voulait comprendre, il allait être difficile de rebondir sur les mots d’un garçon visiblement encore empli de colère. « On peut faire ça si t’arrête de me gueuler dessus. Mais je peux partir aussi c'est pas un problème. » Il était évident que Greta était vexée, n’ayant pas l’habitude d’être reçue de cette façon chez ses amis.

Eliot avait le don de réagir toujours de la pire des manières. Impulsif voir colérique, il avait déjà très souvent mis à mal nombre de ses relations à cause de ça. Il n'avait jamais compris d'où ce genre de comportements lui venaient : de son incapacité à s'accommoder des demi mesures, d'une impression d'être sans cesse attaqué par ses pairs, ou d'une incompréhension de certains signaux qu'on lui envoyait. Peut-être les trois à la fois. Ce qui était certain c'est que l'accumulation de soucis coincés dans son esprit n'aidait pas à le transformer en l'homme parfait et calme en toutes circonstances, bien au contraire. Il avait répondu à Greta d'une manière plus qu'agressive, se sentant mis en porte à faux alors qu'elle avait essayé de faire un trait d'humour : c'était raté. C’est clair que je regrette d’en avoir, là. Il levait les yeux au ciel, agacé parce qu'il savait très bien qu'elle allait se servir de la façon dont il lui avait parler pour jouer à la victime. Excuse-moi d’essayer de rattraper ce que j’ai manqué. Tu sais bien que venant de moi c’est pas un reproche, c’était une vanne, putain t’as perdu ton sens de l’humour ? Faut croire. Qu'il répondait en une seconde et le plus sèchement possible avant de boire dans sa bière. Nan mais fallait prévenir si tu m’invitais pour passer tes nerfs Chapman. Au contraire, il l'avait invitée parce qu'il avait estimé que Greta serait la plus à même de lui faire oublier son quotidien avec un instant un peu plus léger. Là encore, c'était raté. On peut faire ça si t’arrête de me gueuler dessus. Mais je peux partir aussi c'est pas un problème. Si elle comptait s'en aller, il ne la retiendrait pas. Eliot n'avait pas de temps à perdre avec ceux qui voulaient le fuir - et c'était bien pour ça qu'il avait perdu May alors même qu'il aurait dû simplement lui parler. Abuse pas, c'est bon. C'était ce qu'il avait de mieux à donner comme excuse ce soir. J'en ai ras le cul d'entendre par tout le monde que je suis distant ou je sais pas quoi. S'il l'était avec tout le monde il y avait une raison : il n'avait eu envie de voir personne, préférait largement s'isoler du monde. Parce que les gens sont insupportables - surtout lui, en l'occurrence. Puis j'ai pas envie de parler de moi. Ça avait le mérite d'être clair et de mettre fin à tout débat possible. Eliot préférait toujours de loin refouler tout ce qu'il ressentait plutôt que de profiter d'une oreille amicale pour s'apaiser juste un peu. Il aurait mieux fait de sourire en offrant à Greta une réponse des plus banales pour s'éviter une dispute de plus ce mois ci. Donc on la refait : ça va su-per. L'enthousiasme dont il avait fait preuve en prononçant ces mots était exagéré au point de lui faire perdre toute crédibilité. S'il ne se calmait pas un peu, il perdrait surtout tout son entourage. Il fut interrompu - et c'était probablement une bonne chose - par Snow qui le prévenait de l'arrivée du livreur devant sa porte en aboyant. Eliot prit donc de quoi les payer et revint dans la cuisine avec les deux cartons en main. Trêve pizza ? Qu'il proposait, haussant les épaules.