Il trouve ça plutôt ironique que de revenir dans les locaux d’ABC en tant qu’invité de marque alors que ce sont eux qui lui ont montré la porte, il y a quelques mois à peine. Maintenant, il est un invité dans l’émission du soir, après que l’attaché de presse ait fait des pieds et des mains pour obtenir sa présence et celle de sa biographe. Rhett a arraché un rire faux en entendant la demande, tout comme il a retenu des insultes qu’il a pensé très, très fort. Ils l’ont renvoyé comme un malpropre et maintenant que la biographie fonctionne et qu’ils ont à se faire pardonner, ils lui mangent dans la main. Hartfield ne serait même étonné qu’on lui propose finalement de travailler à nouveau en tant que consultant, alors qu’ils échangeraient leurs pâles excuses contre des formules de politesse toutes faites. Il est le petit chéri de l’Australie, le pauvre, pauvre petit sportif dont la vie a basculé à cause d’un chauffard, et dont le coeur a été mis à mal par la perte de son frère. Tout est vrai, même sa relation catastrophique avec Mabel, et surtout ses excuses à l’encontre de Jenna. Il a fait revivre la passion des fans de rugby, a fait tomber les cœurs de ces dames. Il est partout, Rhett, et Nine est presque devenu un mot à lui seul, parce qu’il force l’admiration d’inconnus qui justement ne le connaissent qu’au travers de la plume de Greta et du sourire impeccable qu’il offre sur les plateaux - bien sûr que sa plastique entre en compte, en témoigne son nombre d’abonnés croissant sur les réseaux.

“T’as déjà fait des plateaux ?” Il lui demande, encore en coulisse, chacun devant son miroir en train de se faire combler tous les pores de la peau par un fond de teint hors de prix. Le regard du Hartfield vacille en direction de la jeune femme, sans pour autant arriver à la voir (s’il bouge, sa maquilleuse le tue, et il le sait). Cette date est leur première d’une longue tournée de promotion, repoussée de très précisément six semaines à cause du petit séjour de Rhett en Suisse (doux synonyme de centre de désintoxication pour riches). Maintenant, tous deux reprennent enfin le cours de leur vie, tel qu’il aurait dû l’être avant. Et comme avant, Rhett tourne à l’Oxycodone, cette fois-ci aidé par Mickey, devenu un allié inespéré dans cette guerre qui n’en est pas une. Après tout, personne ne sait qu’il en a toujours besoin, et il se passera très bien de le dire. Ses pupilles le trahissent à peine, il sera le premier à rejeter la faute sur les lumières incandescentes du plateau. “J’ai croisé Mike pendant trois ans. Toujours en retard, celui-là. Je pense pas qu’il prépare ses interviews lui-même.” Il commente, quitte à ce que le mot se répande via les maquilleurs. Peu importe. Après tout, il ne travaille plus ici et n’a donc rien à perdre. Si Mike était toujours en retard, et l’est sans doute encore maintenant, ce n’est pas son problème et certainement pas sa faute non plus. “Mais il est doué pour faire le buzz. Alors fais attention à tes mots.” Qui seront tous mal interprétés, sans que ce ne soit jamais la faute à un malentendu. Mike est toujours en retard mais, surtout, Mike sait très bien ce qu’il fait. Il fait parler, et c’est pour ça qu’ABC en a fait sa coqueluche des heures de grandes affluences. C’est aussi pour ça qu’ils sont là, ce soir. “Si t’as un cadavre dans le placard, il le saura.” Il souffle finalement, pour elle autant que pour lui. La seule avance qu’il a sur Greta, c’est que tous ses cadavres ont été exposés dans le livre, à la différence de l’anglaise dont il se soucie sans doute un peu en cet instant. Elle a quelque chose à y perdre, là où il ne peut qu’y gagner de son côté.

Nine, par Greta Moore.
La calligraphie n’était pas celle qu’elle espérait, le cliché du nom écrit en lettres dorées n’y était pas, et pourtant, un ouvrage était bel et bien installé avec élégance sur les étagères des librairies et des  grandes enseignes et ce sentiment de réussite, elle ne l’avait plus ressenti depuis 2014. Neuf années d’errance pour renaître comme un phoenix sous un titre extrêmement ironique. Alors elle avait sorti des tenues un peu plus chic pour feindre une entière assurance et composition sur les plateaux et en avait profité pour laisser au placard les éventuelles rancoeurs contre un Rhett froid et directif ou les craintes du passé, les peines de coeur, les mensonges. Elle était une biographe australienne et elle avait passé l’âge de se noyer dans l’alcool à la moindre déconvenue. Ce personnage, elle le tiendrait grâce à un sourire angélique qui ne la quitterait pas durant toute la durée de leur passage à ABC. Au fond, c’était plutôt pour lui qu’elle était inquiète parce qu’il était en train d’affronter tout ceux qui lui avaient tourné le dos et, encore une fois, Rhett Hartfield inspirait le respect. Il était droit et fier, loin de laisser penser que chaque personne autour d’eux lui avait tourné le dos et qu’il y’a quelques temps encore il était au milieu d’un scandale. Alors elle aimait à penser qu’elle avait participé à sa renaissance, à lui aussi.

“T’as déjà fait des plateaux ?” « Malheureusement, oui. Papa et maman adoraient montrer au monde comme on était chic et distingués avec Carmine. » Et se retrouver ainsi assise face à un miroir qui renvoyait une image lisse et parfaite de sa personne grâce aux artifices lui laissait un goût étrange, mais elle s’efforçait de garder un esprit positif. Se tournant vers Rhett parce qu’elle n’avait que faire des vociférations des coiffeurs et maquilleurs qui bourdonnaient autour d’elle, Greta lui avait lancé un sourire complice - parce qu’elle continuait à le soutenir, à croire en lui et à s’attacher à ce personnage qu’on avait voulu vendre comme parfait alors qu’il était plein de reliefs. “J’ai croisé Mike pendant trois ans. Toujours en retard, celui-là. Je pense pas qu’il prépare ses interviews lui-même.” Bien sûr que non, bien sûr que stagiaires ou autres employés sous-payés travaillaient à élaborer des questions dignes de ce nom pour des journalistes aux sourires ultra-bright dont l’éloquence était parfois la seule qualité. « C’est une technique comme une autre pour se donner de l’importance. » Son avis était tranché, pourtant, Greta le savait, le métier regorgeait également de réels talents et de personnes bienveillantes mais ABC et le passé commun avec Rhett ne lui laissaient pas percevoir de bonnes ondes. Elle aurait voulu chuchoter mais le regard des maquilleurs ne trahissait pas, alors elle avait accepté les gros yeux que lui avait fait Rhett en haussant de nouveau les épaules. Elle était incroyablement détachée et sereine, pour elle, le plus dur était passé. Le syndrôme de la page blanche, les passages dans le bureau de Sergio, la tentative pour regagner la confiance de Juliet. Gérer l’écriture de la biographie d’un homme à la dérive alors qu’elle-même se laissait sombrer. “Mais il est doué pour faire le buzz. Alors fais attention à tes mots. « Oui, papa. » avait-elle répondu et elle savait que cette attitude enfantine agaçait profondément Hartfield. « Hey, à quel moment tu vas enfin réussir à me faire confiance ? Genre juste avant d'apparaître ensemble sur un plateau ça me parait pas mal comme timing. » Elle avait haussé les yeux au ciel et secoué la tête pour signifier son propre agacement même si elle comprenait, même si elle ne pouvait que le remercier de s’assurer qu’elle soit la meilleure version d’elle-même. Pourtant, quelque part dans un coin de son esprit, Greta ne pouvait pas s’empêcher de le trouver un tantinet hypocrite parce que si quelqu’un avait pu mettre ce projet en danger, c’était bel et bien lui. “Si t’as un cadavre dans le placard, il le saura.” Ces dernières paroles étaient venues la faire frissonner, parce que plus qu’un cadavre, un cimetière entier pouvait entrer dans son placard à la taille démesurée. Le fait que Sergio soit inclus dans le projet lui assurait sans doute de mauvaises surprises mais elle refusait de penser à cela maintenant.« C’est toi la star, Hartfield. » avait-elle répondu en exerçant un petit bon pour s’extraire de cette chaise où elle avait été assise bien trop longtemps. Profitant des rafraichissements de la loge, elle s’était assise un instant sur le canapé, se faisant peu d’illusion sur le temps que mettrait le fameux Mike à venir les chercher. « Tu te sens prêt ? » Elle posait la question en sachant pertinemment que la réponse serait évasive mais elle n’arrêterait probablement jamais de tenter de lui prouver qu’elle était de son côté.

Elle a déjà fait des plateaux, donc, et c’est déjà rassurant en soi. Elle sait à peu près comment les choses vont se passer, elle a déjà eu un entraînement avant aujourd’hui. Cela signifie que les choses se passeront sûrement bien, ou tout du moins pas aussi mal que Rhett aurait pu l’imaginer un temps. Et quand bien même les choses se passeraient mal, Greta sait au moins à quoi s’attendre ; plus ou moins. Chaque plateau est différent, mais la comédie reste toujours la même, évidente au point où Rhett lui-même s’en rend compte, sans pour autant être capable de la détester. Il aime bien trop être au cœur de l’attention pour oser un tel jugement. « C’est une technique comme une autre pour se donner de l’importance. » Peut-être. Peut-être pas. Rhett n’aime pas cette technique sans doute parce qu’elle le faisait lui-même perdre une partie de la lumière, mais aujourd’hui ils ne travaillent même plus ensemble alors cela veut sûrement dire qu’il n’y a plus rien à craindre. Pour autant, cela ne l’empêche pas de donner un conseil supplémentaire à Greta, comme s’il n’y connaissait mieux qu’elle sur le sujet. « Oui, papa. » Le nouveau terme lui fait froid dans le dos maintenant qu’il lui rappelle toute une dispute avec Evelyn et une réunion particulière avec Jenna. Il serre les dents, mime l’indifférence, et s’enfonce dans son silence nécessaire. « Hey, à quel moment tu vas enfin réussir à me faire confiance ? Genre juste avant d'apparaître ensemble sur un plateau ça me parait pas mal comme timing. » Dit-elle, agacée sans que Rhett ne soit capable de comprendre à quel moment les choses ont pu mal tourner pour qu’elle réagisse de la sorte. “C’est en lui que j’ai pas confiance, pas en toi.” Et il tente de la protéger à sa façon, alors il pensait que cela était plutôt évident.

« C’est toi la star, Hartfield. »

Oh, il le sait, bien sûr. Il est la star à tous les niveaux, maintenant qu’il a tout perdu. Le monde entier a de la peine pour le garçon qui a perdu son frère et s’est perdu dans les méandres de l’addiction, et il voit dans les yeux de Ruben à quel point le cadet trouve ça injuste. Mais les choses sont telles qu’elles sont, et il est la star, ce qui n’empêche en rien Greta de pouvoir subir les conséquences de cette soirée à son tour. « Tu te sens prêt ? » Sa chaise tourne sur elle-même pour observer Greta, assise dans le canapé comme si tout ceci n’était qu’une soirée pyjama et qu’ils avaient encore l’âge d’être des adolescents. “Evie m’a fait du media training en accéléré.” Oui, il est prêt. Il ne l’a jamais autant été, et il craint sûrement de tout oublier s’ils ne font pas ce plateau ce soir, et tous les autres ensuite. Ils savaient à quoi s’attendre en faisant ce livre, cela fait partie du processus. Sur l’écran de la loge, montrant le plateau, ils annoncent la coupure pub et l’arrivée imminente de leurs deux invités du soir, ce qui donne à Rhett le temps de prendre une large inspiration. Peut-être qu’il a un peu le trac finalement, oui.

“Vous êtes à l’antenne dans deux minutes, on y va.” Et comme s’ils avaient encore l’âge d’être à l’école, on leur dicte la marche à suivre autant que la salle dans laquelle ils doivent se trouver. Rhett échange un dernier regard avec Greta avant de se lever de sa chaise et lui faire un signe de la main pour qu’elle passe avant lui. “Il fait le pitch sur le livre et ta vie, et après vous rentrez.” Rhett est pointé du doigt alors qu’ils arpentent le couloir menant jusqu’au studio, l’ancien rugbyman gardant ses mains dans les poches tel un enfant grondé. A défaut de répondre verbalement, il se contente de vachement hocher la tête, aimant toujours aussi peu l’idée qu’on lui dicte autant la marche à suivre. Face à l’écran, les minutes s’égrènent plus rapidement que jamais au gré des applaudissements forcés de la foule à qui on ordonne chaque chose. “[...] Numéro deux des ventes dans le monde entier, veuillez accueillir Rhett Hartfield et sa biographe, Greta Moore !” Et plus que jamais, le sourire sur le visage de Rhett est immense, signe que les choses vont enfin pouvoir reprendre. Il salue Mike en lui serrant la main, attend que Greta en ait fait de même pour s’asseoir après elle sur l’autre fauteuil restant. Au moins l’assise est confortable sur les plateaux. “Greta, Rhett, je suis heureux de vous avoir aujourd’hui sur le plateau.” - “Le plaisir est partagé.” Il annonce en souriant, après avoir jeté un regard à la jeune femme à ses côtés, pour mieux reposer ses yeux sur Mike. “Rhett, on est des collègues de longue date, comme beaucoup le savent. Alors… on peut se parler franchement, pas vrai ?” Oh, il sent le piège se refermer sur lui-même, Rhett, bien sûr, mais il est pieds et poings liés, alors il répond en hochant la tête. Oui, ils peuvent tout se dire - mais ça n’empêche pas Hartfield de vouloir lui en coller une, déjà. Mike se penche un peu plus en avant encore, mimant la confession auprès de Rhet. “Dis-moi, Greta est une belle femme, pas vrai ? Et vous avez passé quoi, des mois ? Des années ? à vous parler tous les jours pour écrire ce livre, à discuter de sujets difficiles, … ça crée forcément une certaine affinité, pas vrai ?” Est-ce qu’ils sont dans une foutue reconstitution des plateaux télé d’Hunger Games ? Le media training d’Evie ne l’avait certainement pas entraîné à ce genre de question à la con.