@CAITRIONA REGAN & KIERAN HALSTEAD ⊹⊹⊹ There's two of us in this game, A one-way thing will never work out anyway, We are out on troubled water, troubled water. Am I the problem?

(c) harley & fyougifs. 

(FLASHBACK).
Pour commencer, prenez un idiot, de préférence avec une carrure proche de celle de Slenderman.
Ajoutez-y une bonne quantité de dévouement et un soupçon de mauvaises idées.
Saupoudrez d’une incapacité à dire « non ».
Mélangez le tout et vous obtiendrez Kieran Halstead.

Il n’est pas rare que Kieran se fasse des films. Je suis aux premières loges pour en être témoin ; et Dieu sait qu’il s’imagine souvent à la place des gens qu’il côtoie dans la rue. D’ordinaire, il s’agit d’un homme au charisme indéniable et au costume impeccable dont la vie qu’il s’imagine être la sienne le fait rêver. Ou alors, cette femme dont il est le témoin de la relation attendrissante qu’elle a avec son enfant, projet qu’il lui semble de plus en plus inaccessible. Parfois, la solitude fait qu’il en vient à envier le chauffeur du bus blasé pour le nombre de personnes avec lesquelles il est en contact. D’autres fois, c’est son manque de reconnaissance qui lui fait désirer la carrière de l’acteur sur l’affiche devant lui, et il se demande ce que ça ferait d’avoir le monde à ses pieds au lieu d’être terriblement insignifiant. Les personnages changent, les critères restent les mêmes : Kieran aspire à la vie des autres pour échapper à la sienne. Mais jamais, oh jamais, je me serais attendu à ce qu’il nourrisse l’espoir de se retrouver à la place de l’homme qui lui bloque le passage sur ce trottoir avec sa jambe en moins et son fauteuil roulant récalcitrant. Il a bien proposé de l’aider pour gagner un peu de temps, mais celui-ci a refusé l’air de ne pas accepter la bienveillance – surtout la pitié – d’un inconnu. Alors à défaut de pouvoir échanger sa place avec lui ou avec la grand-mère qui peine à marcher sur le passage pour piétons qu’il emprunte à son tour, Kieran en vient à songer à des excuses qu’il est encore temps de formuler.

Pardon, j’ai manqué mon bus. Oui, sauf que jusqu’à preuve du contraire, Kieran, tu n’es justement pas impotent (c’est même là tout le problème) et aux dernières nouvelles, Caitriona t’as vu sur tes deux jambes. Et de toute évidence, les transports publics de Brisbane étant malheureusement trop bien développés, difficile d’user de ce prétexte pour annuler.

Le thaï d’hier n’était pas frais et je fais un stage sur mes toilettes. Simple, efficace ; le genre que personne ne viendrait discuter – mais est-ce qu’il a réellement envie de laisser une telle image à Caitriona ? D’autant que pour quelqu’un qui estime autant l’opinion des autres, on ne peut pas dire que mettre l’accent sur ses maux d’estomac fictifs soit réellement une solution avec laquelle il serait en paix. Non, il s’en voudra, se sentira humilié et ne donnera probablement plus signe de vie à la jeune femme. Ce qui serait problématique compte tenu du revenu non négligeable qu’elle lui permet, et, surtout, de l’amitié qui s’est développée entre eux.

J’ai pas envie. La pire de toutes ; celle qu’il ne formulerait pas même sous la torture – et Dieu sait qu’il a l’impression d’en être victime aujourd’hui. Il y a plusieurs raisons derrière cela. Déjà parce que jamais, oh jamais, Kieran n’accepterait l’idée que quelqu’un puisse lui en vouloir ; et être ainsi dans le refus de tendre la main à autrui est inacceptable. Et puis... disons les choses clairement ; difficile de considérer qu’il n’en a réellement pas envie alors que, justement, il est compliqué de savoir ce dont Kieran a réellement envie. Si vous voulez mon avis, le jour où il saura identifier celles-ci, il pourra commencer à désigner aussi ce qu’il exècre. Et parce que je suis un tyran pour lequel l’un ne va pas sans l’autre, d’ici là, il a intérêt à faire profil bas et ne pas utiliser l’excuse des envies qui lui sert quand ça l’arrange, bon.

Je te jure, j’étais en chemin, puis truc de dingue, mon bus a été pris en otage et les ravisseurs n’ont pas voulu nous lâcher avant qu’on arrive en Nouvelle-Galles du Sud, et puis bien sûr j’ai leur ai laissé mon portefeuille et mon téléphone, alors j’ai dû faire du stop pour le chemin du retour et forcément, personne veut prendre un inconnu dans sa voiture, alors j’ai marché, j’ai marché et j’arrive seulement maintenant alors que tu as fini ton déménagement, quel dommage.  
... Et dire que cet homme est supposé faire de sa créativité son gagne-pain. Personne ne s’étonne donc qu’il soit fauché.
 
Le déménagement, c’est bien de ça qu’il est question alors que Kieran s’est engagé, quelques semaines plus tôt, à donner un coup de main à Caitriona. Lui, l’homme dont les exercices physiques se résument à utiliser sa main pour ouvrir la porte du frigo (et faire une toute autre activité physique, soit, mais dont il n’est pas bon de vanter les résultats) et dont les muscles sont proportionnels à ceux d’un tétraplégique, le voilà qu’il s’apprête à porter des cartons plus lourds que lui – et il n’a pas encore songé à la perspective des meubles à déplacer sans risquer de tomber dans les pommes. Il a beau s’être entraîné durant les deux derniers jours à utiliser des bouteilles d’eau comme haltères, le fait est qu’elles ont gagné ; ainsi, imaginez bien que face à une armoire, c’est sa perte assurée. Son incapacité à dire « non » le perdra et ce n’est pourtant pas faute de travailler ça avec lui depuis des années. Alors, demain matin, quand tu devras prendre un rendez-vous en urgence chez un ostéopathe, Kieran, ne compte pas sur moi pour ne pas me foutre de ta gueule et m’empêcher de te dire que « je te l’avais dit ». Car je te l’avais dit, hein.

Arrivé à ce qui sera bientôt l’ancienne adresse de Caitriona, Kieran finit par s’approcher, découvrant la porte ouverte et frappant sans obtenir de réponse, s’osant finalement à entrer dans le logement. « Cait’ ? » Qu’il tente de l’interpeller, chevauchant les cartons au sol et guettant la présence d’une chevelure rousse reconnaissable qu’il finit par trouver du côté de la chambre. « Hé, salut, euh, désolé, c’était ouvert, alors je me suis permis ? » Hésitant, l’annonce devient une demande de permission alors qu’il finit par jeter un coup d’œil autour de lui. « Euh, bref, ça va ? » Il l’interroge, avant de demander :  « Il te reste beaucoup à faire ? » C’est la question la plus importante compte tenu du contexte ; c’est surtout celle qui lui permettra de se préparer psychologiquement.

Tandis qu’il s’immisce dans l’appartement à la recherche de Caitriona, Kieran a l’opportunité – que dis-je, le malheur – de faire un inventaire des meubles encore présents et qu’il faudra, tôt ou tard, déplacer jusqu’au nouveau logement de la jeune femme. S’il pouvait se concentrer sur les chaises en plastique, ou l’étagère en métal qui ne devraient pas l’obliger à se faire un lumbago pour faire plaisir à Caitriona, il voit surtout la taille du canapé ou le meuble qui soutient la télévision, qu’il évalue comme étant du bois massif. Il ravale sa salive alors qu’il regrette déjà de l’avoir interpellée et d’avoir, par conséquent, annoncé sa présence. « Je suis là! Dans la chambre, à ta droite. » N’allez pas croire, s’il est vrai que Kieran tend à être quelque peu dramatique, je ne peux pas totalement le critiquer sur ce point. On parle d’un homme qui est un excellent nageur et qui a pourtant failli se noyer à Race of Australia, ou qui est déjà passé sous un arbre au moment où une branche se décrochait et l’a évidemment assommé. La liste de ses exploits est longue et pas bien glorieuse, alors il est en droit de s’inquiéter. Pour autant, il est trop tard pour reculer et sa maladresse n’a d’égal que sa gentillesse, alors qu’il fait les quelques pas qui le séparent encore de Caitriona pour la rejoindre. Restant encore un peu en retrait près de l’encadrement de la porte pour s’assurer qu’il est le bienvenu, il s’ose à s’avancer quand elle précise qu’elle l’attendait. Outch. « T’as pas eu beaucoup de volontaires ? » Il l’interroge, autant quant au fait qu’elle semble placer beaucoup d’espoir en lui et ses bras rachitiques, que face au constat qu’ils ne sont que les deux présents aujourd’hui. Pour l’heure, avant toute chose, il veut surtout prendre de ses nouvelles, et évaluer si elle est en mesure de prendre part à ce déménagement – parce qu’il a cru comprendre qu’elle était une acharnée du boulot, et il ne serait pas étonné qu’elle n’ait pas bénéficié du repos nécessaire depuis son accident. « Ouais, aussi bien que quelqu’un qui s’est mangé une bagnole il y a quelques semaines. » Écarquillant les yeux un instant, surpris par cette brutalité, il met quelques secondes avant de se détendre et de se rappeler que Cait a un humour quelque peu... direct. « C’est pour ça que c’est bien que tu sois là, j’ai encore un peu de mal à porter des choses. J’espère que t’es en forme? » - « Aussi bien que quelqu’un qui n’a jamais eu la moyenne en sport. » Autant qu’elle soit prévenue – dans l’hypothèse où elle en douterait en le voyant. « Mais euh, okay, tu fais attention à toi et t’essaies pas de jouer les dures et de forcer si tu le sens pas, d’accord ? » C’est lui qui dit ça, oui, alors qu’il a désormais un bon coup de pression en étant le seul à peu près opérationnel – non mais vous l’avez vu ? À moitié opérationnel, ouais.
 
Jetant un coup d’œil autour de lui pour évaluer l’avancée du projet, Kieran n’ose pas proposer son aide pour remplir les cartons puisqu’il s’agit de quelque chose de personnel que de mettre ses mains dans les affaires de Caitriona. « Les choses sérieuses vont pouvoir commencer maintenant que t’es là. » Ses lèvres se pincent en un sourire confus, tandis que Caitriona enchaîne : « J’ai encore quelques cartons pleins à fermer pour de bon. C’est le plus urgent. Vois ça comme un échauffement, on pourra s’attaquer aux meubles plus tard. » -  « J’en ai bien besoin, oui. » D’un échauffement. « Voilà ton arme. » Se saisissant du dérouleur qu’elle lui tend, il finit par lever les deux mains en l’air quand Caitriona le menace, signe qu’il n’est assurément pas une victime à la hauteur, même si son léger rire le trahit. « Comment tu vas? Je t’avais pas vu depuis l’hôpital. » Soudainement mal à l’aise, Kieran entreprend, tout d’abord, de s’excuser : « Oh euh ouais, désolé, je suis pas trop venu, j’espère que tu m’en veux pas trop ? » Ça avait été bizarre, qu’il se rende à son chevet, alors qu’ils se voyaient uniquement pour leurs cours, et il avait préféré ne pas réitérer ses visites pour ne pas déranger Caitriona. « Mais ça va, oui. Métro, boulot, dodo, je peux pas dire que ma vie soit très palpitante. » Il souligne en haussant les épaules. « J’ai gagné un an et un tatouage, depuis. » C’est bien la seule différence depuis leur dernière rencontre. « J’attends le moment où je me prendrai une bagnole et je pourrai me vanter de l’avoir ‘’presque’’ éclatée. » Il s’ose, avec un rire timide, usant du même humour que Caitriona, en espérant qu’elle ne le juge pas déplacé. Ça ne l’est probablement pas. Ça ne veut pas pour autant dire que son sens de l’humour est bon. « Ils ont retrouvé celui qui était au volant ? » Il questionne, plus sérieux, à genoux devant un carton plein qu’il scelle avec du scotch.

@Caitriona Regan

Les impressions de Kieran se basent bien souvent sur des clichés et même son entourage n’échappe pas à la règle. En ce sens, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il soit surpris lorsqu’il retrouve Caitriona, seule au milieu d’une multitude de cartons qui n’attendent que d’être transportés. Elle est étudiante en médecine, elle est gentille, on peut même reconnaitre qu’elle est jolie ; par conséquent elle devrait compter sur de nombreux amis et, par extension, des volontaires qui auraient dû se bousculer à sa porte aujourd’hui. Pourtant, c’est bien le dernier nom sur sa liste de volontaires qui s’est présenté à elle, et il ne peut s’empêcher de commenter les faits. « Au début si, mais ils se sont tous dégonflés. » Pinçant doucement les lèvres, levant un instant le menton dans un bref signe de tête signifiant qu’il en est désolé, Kieran reste silencieux alors que la rousse poursuit : « Je plaisante. La plupart sont des collègues de l'hôpital, et en ce moment, le planning change pas mal. Ils arriveront plus tard. » Un lourd soupir s’échappe d’entre ses narines, tandis qu’un sourire se dessine déjà sur ses lèvres. Le soulagement est perceptible, encore plus quand Caitriona ajoute : « Mes frangins sont censés arriver demain pour ce qu'on aura pas réussi à bouger. » qui achève de tranquilliser Kieran. Ses épaules s’affaissent, sa tête dodelinant un instant vers l’avant tandis qu’il laisse échapper un rire. « C’est le moment où je suis honnête et que je t’annonce qu’il y aura beaucoup de trucs qu’on arrivera pas à bouger ? » Autant moquer ses faiblesses ; et pour une fois je ne peux pas nier que Kieran a raison, alors qu’il n’est pas connu pour être particulièrement friand des séances de musculation. « Ça veut pas dire que je vais pas essayer, hein. » Il précise aussitôt, car si le but n’est pas de terminer la journée avec un lumbago, il n’est pas non plus question d’éviter de se salir les mains. Il fera de son mieux et ça, on ne peut pas l’enlever à Kieran : il essaie toujours, même si le succès est discutable. « Je savais pas que t’avais des frères. Plus vieux que toi ? » Il l’interroge, sincèrement curieux. Dans le fond, il ne connaît que très peu la jeune femme qui est devant lui, bien qu’il l’apprécie. Et pour cette raison, il n’est pas contre en savoir un peu plus, ce qui leur permettra aussi de faire la conversation durant cette journée qui s’annonce désormais moins pénible qu’il ne l’avait imaginée. Raison supplémentaire pour s’intéresser à ses frères qui, à cet instant, prennent des allures de sauveurs. Les meubles sauront trouver le chemin du nouveau logement de Caitriona et lui s’éviter celui de l’hôpital, alors qu’il reconnait, s’il fallait encore une preuve, que le sport relève plus d’une torture que d’un plaisir. Le rire franc de Caitriona ne le surprend même pas, et c’est bientôt un rictus qui se joint au sien quand elle précise : « Oui, chef. » après qu’il ait pris le temps d’instaurer une règle qui, à ses yeux, a du sens compte tenu de la situation qu’elle a vécue il y a quelques semaines.
 
Se munissant de son arme – au sens premier du terme, il faut croire, compte tenu des gestes de Caitriona – Kieran entreprend d’obéir aux ordres après que ceux-ci aient été dictés. Fermer les cartons, c’est évidemment dans ses cordes, bien plus que de l’occuper avec le récit enthousiaste de ses récentes aventures. Là-aussi, j’accorde le point à Kieran alors qu’on ne peut pas dire que son quotidien soit particulièrement rythmé par des événements qui mériteraient d’être partagés à ses proches. Il n’y a jamais rien de palpitant qui dicte ses journées, hormis peut-être la gaîté qu’il ressent quand il arrive à la boulangerie en bas de chez lui au moment où les cinnamons rolls sortent du four – ce qui est une bonne échelle de l’ennui, si vous voulez savoir mon avis ; sur une échelle de 1 au cinnamon roll, à quel point Kieran s’emmerde dans sa vie ? Non, vraiment, si Kieran se croit doué pour le small talk, je m’y oppose alors qu’il s’agirait là d’un vrai boring talk et Caitriona mérite bien mieux que ça. Les deux faits suffisamment marquants dont il peut se vanter (pas vraiment, en réalité) sont son anniversaire et un premier tatouage, poussé par une illustre inconnue. Hm, dans le fond, ça n’est pas une si mauvaise histoire. Il passera pour un con, c’est sûr, mais un con qui a quelque chose à raconter. « Merde, j'ai loupé ton anniversaire? » Sa tête dodeline de haut en bas pour confirmer cette question, et ses sourcils ne tardent pas à se froncer alors qu’au-delà de la surprise, elle semble paniquée, raison pour laquelle Kieran ajoute sans tarder : « Ouais, mi-juillet. Mais eh, t’en fais pas, c’est pas vraiment un jour important. Je le fête même pas, pour tout te dire. » Cette année, il a bien reçu un ou deux messages lui laissant penser qu’il n’était pas totalement invisible, mais ses plans s’étaient arrêtés au fait d’y répondre et de passer à autre chose, d’autant plus alors que son âge n’est pas vraiment quelque chose dont il se vante. Non, définitivement, la vie de Kieran n’a pas grand-chose de palpitante et il n’est pas si étonnant qu’il en vienne à subir un accident tel que le sien pour remplir les conversations. « Je te le souhaite pas. » Il baisse doucement la tête alors qu’elle le regarde de travers. Note à toi-même, Halstead : l’humour, on évite. Après plus de trente ans sur cette terre, il serait temps de l’enregistrer. À défaut, il se veut plus sérieux au moment de l’interroger sur l’accident, espérant une issue qui permettrait à Caitriona de laisser tout ceci derrière elle – si tant que ce soit possible, bien sûr. « Non. » Le chauffard court toujours, et il ne lui en faut pas plus pour afficher un air peiné sur le visage. « Et si j'en crois les officiers de police que j'ai vu quand j'ai porté plainte, il est possible qu'on ne le retrouve jamais. » Une peine qui se transforme peu à peu en vraie tristesse. Il est passé par cet état de fait, tandis que l’homme ayant été poignardé n’a jamais été retrouvé, et c’est pour cette raison qu’il n’accorde pas le moindre crédit aux prochaines paroles de la rousse : « C'est pas grave. Je vais bien et c'est le principal. » Elle va bien, physiquement, mais pour le reste, il reste sceptique. « Je suis désolé. » Il finit par ajouter, sincère, en relevant les yeux vers elle. Il ne partagera pas son expérience, pas plus qu’il se lancera dans de grands discours auxquels elle ne croira pas plus que lui.

« J'ai plus de scotch. J'ai d'autres rouleaux quelque part dans la cuisine. » Et merde. T’es fier de toi, Halstead ? La voilà qui fuit parce que tu n’as pas su garder tes questions pour toi, et qu’il a fallu que tu jettes du sel sur une plaie encore douloureuse. Bravo, champion. Kieran ne pouvait pas savoir, il est vrai, mais pour autant ça n’apaise pas sa conscience tandis qu’il se contente de lui laisser le temps d’aller chercher les fameux rouleaux, en se questionnant sur la diversion. Mais très vite, son intérêt est capté par le carton qu’il a rapproché de lui en le faisant glisser sur le sol, dans le but de fermer celui-ci. Encore ouvert, ce n’est pas tant par curiosité que par obligation que son regard s’est porté sur les affaires contenues à l’intérieur de celui-ci. Dans le coin de la boîte trône une photo sur laquelle il ne se serait jamais arrêté en temps normal, si la partie visible n’était pas vaguement familière. Je sens que les battements de son cœur deviennent plus irréguliers ; et je ne comprends pas plus que lui les raisons de ce soudain état de panique. Tournant la tête vers la porte de la chambre, s’assurant que la voie est libre, j’invite Kieran à ne pas céder à l’impulsion qui est la sienne ; bien sûr qu’il ne m’écoute pas et que ses doigts se glissent à l’intérieur de cet emballage, s’accrochant autour du cadre pour mieux la dégager des affaires et ainsi s’en emparer. Sa main est bien accrochée à l’encadrement noir de cette photo vieille par le temps, déchirée en son coin supérieur malgré le soin apporté pour la mettre en valeur. Son regard bleu papillonne d’un bout à l’autre du cliché, dans des mouvements similaires à une crise d’épilepsie tandis qu’il a l’impression que le temps est contre lui pour admirer chaque détail et les comparer à ceux qui trônent, douloureusement, dans sa mémoire. Et je comprends. En même temps que lui, je comprends ce qui se joue sous ses yeux et je me flagelle d’avoir été si passive au moment où j’ai senti que la situation dérivait. Il n’est pas de nature curieuse. Jamais il n’aurait fouillé consciemment les affaires de Caitriona, dans le seul but de satisfaire un besoin irrépressible de s’immiscer dans la vie intime des autres. Tu te trompes, Kieran. Ça ne peut être que ça. C’est ce que je répète, encore et encore, sans qu’il ne m’accorde le moindre crédit. Il fait bien ; même moi je n’y crois pas, alors que je ne suis personne pour aller à l’encontre de son intuition qui, peu à peu, se transforme en certitude. Le grain de beauté sur la pommette gauche de l’homme. Son tatouage sur l’avant-bras droit. Sa casquette préférée qu’il consentait à prêter à son fils lorsqu’il était dans un bon jour et qui tombait sur les yeux de ce dernier. La légère cicatrice sous la lèvre inférieure de la femme. Cette fossette sur la joue droite qui embellit son sourire. Ce sac qu’ils avaient mis des heures à chercher ce jour de juillet, dans le parc où il avait passé l’après-midi, malgré les températures frôlant le zéro. Et, en ultime preuve s’il en faut encore une, ce même regard perçant, commun à chaque membre de la famille. Son corps est secoué de légers spasmes, incontrôlables, qui manquent de faire glisser le cadre entre ses doigts. Il s’y accroche, décalant ses doigts au moment de resserrer sa prise ; ses empreintes humides s’inscrivent sur le contour noir de la photo avant de s’effacer après quelques secondes. En fond sonore, la voix de Caitriona résonne sans qu’il ne saisisse le sens de ses mots, sans même qu’il ne lui accorde le moindre intérêt avant qu’elle ne s’élève à nouveau, toujours porteuse d’aussi peu de sens. Une apathie provoquée par sa torpeur, perdu dans sa confusion, Kieran met de longues secondes avant de relever le nez, en un geste ralenti alors qu’il n’a plus l’impression d’avoir le moindre contrôle sur son corps, les yeux vers Caitriona. « Je... Je comprends pas. » Il articule péniblement d'une voix cassée après quelques instants, ses tremblements faisant résonner le verre qui tape contre le cadre à intervalles réguliers, ce qui lui permet de revenir peu à peu à lui. Lorsqu’il croise le regard de Caitriona, le sien est vitreux, vide de tout ressenti, et il lui faut un effort considérable pour se relever sans basculer tandis que ses jambes tressaillent sous l’effort que cela représente dans l’état où il se trouve. Ses mains moites humidifient toujours le cercle noir de la photo, mais il se refuse à la lâcher, autant qu’il refuse de la détailler à nouveau, les battements de son cœur trop irréguliers pour qu’il se permette un tel risque. De toute évidence, il ne verrait plus que son reflet blême.

« Tu peux m’expliquer ce qu’une photo de mes parents fout dans tes affaires ? » Sa voix est mécanique, d’un ton terriblement neutre compte tenu de tout ce qu’il se passe à l’intérieur, mais Kieran n’est déjà plus vraiment là. Il n’a jamais vu ses parents aussi heureux. Normal, il n’est pas sur le portrait de famille. Et, enfin, le choc se transforme en douleur aigüe qui se disperse en quelques secondes dans l’ensemble de son corps. De ses jambes qui peinent à le soutenir, à son abdomen aux élancements similaires à des coups de poing, à la sensation de malaise qui lui donne le tournis – à cet instant, tout lui est intolérable et, surtout, insurmontable.

@Caitriona Regan