Bien que cela faisait déjà pas mal de temps que leurs chemins s’étaient croisés pour la première fois, Ashley gardait un jardin secret qui s’étalait sur des hectares. Si bien qu’un coup de téléphone d’ordre professionnel, semblait-il, suffisait à la faire s’éloigner pour profiter d’un peu d’intimité. S’ils avaient convenu sans le dire que leurs rendez-vous ne traiteraient que de divertissement et d’échange autour de leurs passions communes, Cade était tout aussi curieux d’en apprendre plus sur la vie personnelle de la jolie rousse. D’autant plus lorsqu’elle changea d’expression sur son visage, à mesure qu’elle tenait sa conversation privée. Elle ne lui en raconterait rien, il en était sûr. Et sagement, à quelques mètres d’elle et les verres en mains, il attendait pour poursuivre la journée et se rendre à la prochaine représentation, au Lucky Squire. Il s’en réjouissait déjà en observant les grappes de jeunes gens s’y diriger pour s’assurer les meilleures places et ne rien louper du début.

Le concert devrait attendre un peu puisque quelques types au look d’adolescents prépubères se jugèrent assez voyou pour venir emmerder Ashley. L’un d’eux tenait d’ailleurs une bouteille de liquide transparent qui devait être bien plus fort que de l’eau, et qui trahissait déjà leur état, sans même que leurs yeux rougis n’en témoignent. La discussion semblait encore courtoise malgré leurs sourires sardoniques et les pas qu’ils faisaient pour se rapprocher encore de la jeune femme. Les scrutant sans détourner le regard, Grimes ne tarda pas à comprendre qu’ils n’en resteraient pas là et sans réfléchir, il se rua sur celui qui retenait le bras d’Ashley. Le maintenant fermement par le col, il l’assomma d’un regard menaçant qui finit de déstabiliser ses petits camarades, peu enclins à subir le même sort. Ce genre d’énergumène le répugnait alors qu’il lui était aussi arrivé de réagir sous l’alcool. La différence résidait dans le sexe des cibles qu’il avait eut en ligne de mire. Jamais Cade ne s’en était prit à une femme. « J’vais rien lui faire à ta nana… » Il battait déjà en retraite, signe d’un courage plutôt limité et d’un esprit encore puéril. – Cade, C'est bon. Ashley tentait de dissuader l’ex agent fédéral de céder sous la pression et elle avait raison. Sans forcément connaitre ce côté de sa personnalité, elle freinait une impulsivité qui pourrait largement lui faire lever le poing pour le coller dans le nez de l’autre. Le quarantenaire lança un dernier avertissement, se contrôlant malgré un désir irrésistible de lui faire regretter ses mots et son geste déplacé. – Tranquille. On s’en va. Sans le lâcher du regard, Cade le délivra non sans une once d’aversion bien méritée et reconnaissable dans ses yeux verts.

Le petit gang s’éloigna et Cade cru entendre un ricanement mesquin qui pouvait lui faire regretter de ne pas lui avoir amoché son visage de fils à papa déguisé. Il se tourna finalement vers Ashley, espérant que cette altercation n’ait pas modifié leur plan pour la soirée. - Je vais bien. Elle anticipait une question évidente et nécessaire au vu de l’état de sa chemise et de l’agressivité de la tentative. - Merci d'être intervenu. Comment aurait-il pu ne pas le faire ? « Ne t’éloigne plus Lois Lane ! Metropolis est truffé de petits voyous de ce genre ! » Une ironie qui dessinait malheureusement une triste réalité. Même en plein cœur d’une foule joviale, des jeunes qui ne tiennent pas l’alcool sont capables de faire des ravages, et de bousiller des parties de vie sans même s’en rendre compte. Grimes jeta un coup d’œil à cette chemise qui laissait apparaitre la peau claire d’Ashley. « Ta chemise va garder quelques séquelles… » En prononçant ces mots, il s’attarda sur cette marque de forme presque circulaire, et subtilement reconnaissable. Avec lenteur, il se permit de la frôler de son pouce comme pour en tester la texture. Ses pensées firent quelques tours, il avait bien une idée de ce qui avait pu causer une telle cicatrice. Puisqu’il en possédait une similaire à l’épaule. - J'ai un change dans ma voiture. D’un air suspicieux et un peu plus grave, il acquiesça d’un hochement de tête.  - Et je croyais t'avoir demandé de garder mon verre... Tentant certainement de le détourner de tout ce qui assaillait son esprit, Cade esquissa un mince sourire. Les verres ? Qu’est ce qu’il en avait fait déjà ? « Désolé, j’ai été quelque peu dérouté de ma mission principale. Mais, c’est promis, tu en aura un tout neuf quand tu aura une tenue décente ! » Il se perdit dans son regard l’espace de cinq secondes où il réalisa que la discrétion d’Ashley devait bien venir de quelque part. D’un passé bien plus mouvementé qu’un quotidien tranquille dans l’état de Virginie. « Va vite te changer sinon on va louper le début de Jason Delphin ! » Il posa une main dans son dos pour l’inciter à prendre la direction du parking.

La Chevrolet Camaro qu’il connaissait lui sembla rayonner parmi tous ces bolides qui se ressemblaient. Pendant qu’Ashley fouilla dans ses affaires, il s’adossa à la portière. Son regard se perdit face à lui et puis, involontairement ou non, il osa un coup d’œil dans sa direction. La jeune femme lui tournait le dos et n’était plus vêtue que d’un débardeur qui laissa entrevoir une autre cicatrice sur sa peau lorsqu’elle leva les bras pour enfiler sa nouvelle chemise. Le regard intrigué de Cade ne la loupa pas et alors qu’une tornade de questions fulminait en lui, son visage n’en exprimait rien. Jusqu’à preuve du contraire, on ne se faisait pas canarder quand on était conseillère chez Boeing Defence Australia. A moins que les missions de ce poste aient bien évoluées avec le temps. Elle termina de s’apprêter et referma le coffre quand il ouvrit finalement la bouche. « Et hum… ce coup de fil… c’était pas trop important ? » Glisser jusqu’au sujet du boulot pour creuser de ce côté alors même qu’il pouvait s’agir d’un accident survenu dans sa jeunesse. Grimes décolla ses fesses de la Camaro pour lui faire face. Il était désormais temps d’en savoir plus sur Ashley Spencer.

Nés de la nécessité de survivre ou d'accomplir sa mission, la carrière d'Ashley au sein de la CIA avait été ponctuée de moments qui auraient encouragé même les plus aguerris des soldats à réfléchir à deux fois avant de la contrarier. Heureusement ou malheureusement, ses faits d'armes étaient destinés à rester secrets, enterrés sous une tonne de paperasse ; barricadés derrière des portes blindées à digicodes ; protégés par des alias et des fausses pistes. En apparence, l'américaine n'était rien d'autre pour le commun des mortels qu'une femme plutôt séduisante ; un col blanc à la silhouette sportive, placé au-dessus de tout soupçon. Sous bien des égards donc, une proie facile pour un groupe de jeunes gens éméchés, dont le but final en l'apostrophant au milieu d'un endroit aussi fréquenté restait obscur. C'était sans compter sur la présence de Cade. Son intervention aussi prompte que musclée les força à reculer et se disperser comme une nuée de vautours, ou plutôt de hyènes ricanantes. L'altercation en resterait là. « Ne t’éloigne plus Lois Lane ! lui lança-t-il alors qu'elle le remerciait de s'être interposé. Metropolis est truffé de petits voyous de ce genre ! » Toujours le mot pour rire, indépendamment des circonstances ; c'était l'un de ces traits de caractère qui lui plaisaient. - Ok, Superman. Plus d'initiative ni de coups de fils.

Il ne restait qu'un seul problème, et le new-yorkais ne tarda pas à mettre le doigt dessus, littéralement. « Ta chemise va garder quelques séquelles… » Proches l'un de l'autre, sa main se leva et son pouce vint lentement effleurer la cicatrice désormais visible. Prise de court, Ashley ne chercha pas à l'éviter. C'était un geste intime, dont la spontanéité et le naturel la privèrent momentanément de la parole, en même temps qu'il envoyait un frisson dans le reste de son corps. Troublée, c'est le mot qui la décrirait le mieux à cet instant, s'éloignant d'une problématique bien réelle, et plus pressante que son désir pour l'initiative du new-yorkais de s'attarder. Il n'était pas stupide, loin de là. Contrairement à la police classique, le FBI ne confiait pas une arme et un badge à la première personne franchissant les portes de son institution. C'était justement son passé au sein des feds – les renseignements intérieurs – qui lui permettrait de reconnaître les séquelles d'une blessure par balle. Elle vit d'ailleurs à la gravité s'invitant sur son visage qu'il avait compris. Réveille-toi, Ashley. - J'ai un change dans ma voiture. Sa voix plus basse qu'elle ne l'aurait voulu, elle gagnait du temps, à défaut d'autre chose. Cade la suivit sur cette voie, l'encourageant à se rendre jusqu'à la Chevrolet au plus vite pour qu'ils continuent la soirée.

Sur le chemin, Ashley réfléchit. Le quadragénaire avait typiquement le profil des individus qu'ennemis comme alliés de Langley tenteraient de recruter. Un ancien membre des renseignements, profondément attaché à son pays d'accueil, et dont le regret pour son ancien poste se voyait comme le nez au milieu de la figure... C'était du pain béni pour les organisations étrangères, qui seraient stupides de ne pas l'approcher. Dès lors, son arrivée dans sa vie pouvait très bien ne pas être liée au hasard. Il pouvait très bien être celui établissant le contact initial. Alors pourquoi se méfiait-elle de Jackson, mais pas de lui ? Pourquoi la plus grande menace viendrait-elle de l'australien, plutôt que de l'anglais ? Même la similitude autour de leurs rencontres était suspicieuse, toutes deux liées à sa Chevrolet : l'une chez Mecanor, et l'autre sur le parking d'un club de plongée. La seule réponse, c'était une dissonance cognitive. Ashley les connaissaient ; les utilisaient ; les exploitaient. Et comme n'importe qui d'autre, elle en était la victime. Sa rencontre avec Cade datait d'avant son retour dans le giron de la CIA. La plupart de leurs moments passés ensemble avaient été dépourvus des complications inhérentes à la position d'une espionne, et elle s'accrochait à l'espoir qu'ils puissent continuer ainsi. Un idiot imbibé d'alcool venait peut-être de bouleverser ce statu quo.

Sa chemise de secours était dans le coffre de la Camaro, rangée dans une housse à côté de sa caisse à outils, elle-même sanglée. Plus business que casual par rapport à celle déjà sur son dos, hélas. Pas assez prude pour être dérangée qu'on l'aperçoive en débardeur, Ashley choisit de se changer sur place. Une fois la chemise boutonnée et rentrée dans son pantalon, elle en profita pour ajuster sa coiffure avant de s'estimer prête. « Et hum… ce coup de fil… c’était pas trop important ? » Elle aurait pu sincèrement rire d'une telle absence de subtilité, mais son ventre se tordit à l'idée que s'engager dans cette conversation mènerait inévitablement à des mensonges. Elle pouvait commencer par lui dire la vérité, entrer dans les détails de son voyage en Arabie Saoudite pour Boeing, lui parler de son rôle là-bas et des enjeux de la visite. Elle pouvait aussi se fermer, et refuser d'aborder le sujet, mais cela jetterait inévitablement un froid. Ou alors, elle pouvait aller au devant des problèmes et jouer carte sur table – ou presque –. - Ecoute... Sa décision prise, elle soupira par le nez et s'adossa à la Chevrolet comme Cade quelques instants auparavant. - Je sais pourquoi tu demandes. Enfin, je crois. Se serait-il permis de lui toucher l'épaule de la sorte si la trace indélébile imprimée desssus ne l'avait pas interpellé ?

D'une façon infiniment plus douce que le voyou d'un peu plus tôt avec elle, sa main vint saisir l'avant-bras de Cade, puis descendit vers la sienne jusqu'à ce que leurs paumes ne se rencontrent. Cherchait-elle à se donner du courage, ou à se rassurer ? - Avant de venir en Australie, j'ai travaillé à l'étranger pour le gouvernement. Techniquement, la CIA était un organisme indépendant de tous départements fédéraux, mais répondait quand même à sa juridiction. La demi-vérité proférée à cet instant puisait sa conviction dans cette subtilité. - Syrie, Irak, Afghanistan, Lybie... Des voyages tous vérifiables, à condition que l'on creuse suffisamment. Le regard d'Ashley était fixé sur un point invisible, à hauteur du buste de Cade. - Un jour, je me suis retrouvée au mauvais endroit, au mauvais moment. Rien d'excessivement surprenant considérant la situation politique dans la plupart des pays qu'elle venait de mentionner, victimes de guerres, de coups d'état, de rébellions ou d'ingérence. - Si tu veux tout savoir, j'en ai une autre à la hanche, et une troisième au mollet. Elle ne pouvait pas deviner qu'il avait déjà vu l'une d'entre elles, mais faire preuve de transparence lui paraissait judicieux à cet instant. - Et je pourrais t'en dire plus une autre fois, mais ce soir, je préfèrerais qu'on parle de musique, et d'autres sujets plus légers. Ses yeux vinrent enfin chercher les siens, et elle sourit doucement. Un sourire dans lequel se cachait une tristesse insondable. Son cœur aurait voulu tout lui révéler ; sa tête l'en empêchait.

- Ok, Superman. Plus d'initiative ni de coups de fils. Un petit sourire amusé vint se loger sur les lèvres de Cade. Il aurait été vraiment embêté que cet énergumène alcoolisé ait réussi à faire planter le reste de leur journée en blessant Ashley ou en la heurtant psychologiquement un peu trop. Mais elle gardait son sens de l’humour et comme il n’en doutait pas, il lui fallait bien plus que ça pour vaciller et renoncer aux festivités. Seule sa chemise, à présent, montrait des signes de faiblesse et révéla involontairement cette cicatrice qui rappela la sienne à Grimes. Cette forme, la peau plus fine reconstituée au-dessus de l’impact dans la chaire, la différence de couleur à peine perceptible. Une marque indélébile qu’on ne voyait pas sur le corps de tout le monde et qui le laissa pensif plusieurs secondes. La pudeur d’Ashley sur sa vie privée trouvait-elle ici une explication ? Un cocktail de force d’esprit et de fragilité qui ne pouvait pas sortir de nulle part, il en avait désormais la preuve. La curiosité de Cade était désormais happée par les évènements qui avaient marqué le passé de la rousse et alors qu’il observait son bras, elle l’empêcha de poser la moindre question en prenant le chemin vers sa Camaro pour se rendre plus présentable. Les yeux de Cade bloquèrent une nouvel fois sur la silhouette d’Ashley alors qu’elle troquait sa chemise pour une autre. Ce bref regard, pouvant passer pour de l’indiscrétion volontaire, lui permit d’apercevoir une autre cicatrice. Une autre trace, stigmate d’un accident qui avait du la laisser dans un sale état si les balles qui l’avaient touché au bras et au flanc provenaient de la même arme. Combien y en avait-il ? Par quel cauchemar était-elle passé ? Cade baissa la tête, se décolla de la Chevrolet et, de façon peu ingénieuse, il commença son enquête.

La réaction d’Ashley ne se fit pas attendre. Son visage se ferma quelque peu. C’était bien la première fois que Cade cherchait à en savoir plus sur son boulot. Il mettait le doigt sur un point sensible qui ne manqua pas de la titiller. Il fallait maintenant qu’il sache qui se trouvait face à lui et pour ça, il devait la bousculer. Sortir des sentiers confortables d’un lien basé sur des origines similaires et des gouts partagés - Ecoute... Je sais pourquoi tu demandes. Enfin, je crois. Elle s’était adossée à sa voiture, à son tour, et Cade lui faisait désormais face, ne la lâchant pas des yeux comme si elle pouvait se dérober s’il détournait l’attention. Il resta silencieux, la priant de continuer dans sa lancée et sa main glissa doucement jusque dans la sienne. Un geste tout aussi inédit que les confessions qu’elle s’apprêtait à faire, en sentant qu’il avait besoin de les entendre et en prenant certainement une dose de courage au passage. Un contact chaleureux, et complètement bienvenu qui dessinait bien ce changement s’opérant entre eux. - Avant de venir en Australie, j'ai travaillé à l'étranger pour le gouvernement. Le visage de Cade se leva légèrement, il réalisait. Ashley avait donc travaillé pour les fédéraux ! Elle lui ressemblait bien plus qu’ils ne se l’étaient avoué. - Syrie, Irak, Afghanistan, Lybie... Sa surprise ne se voyait pas sur son visage rangé. Ces pays à l’histoire politique et militaire chargée laissaient penser qu’elle avait tenu un poste important, risqué et marquant. Il commençait à lier ça à ses cicatrices. Nom de dieu…Les yeux figés sur elle, Cade serra subtilement sa main. - Un jour, je me suis retrouvée au mauvais endroit, au mauvais moment. Il imaginait déjà cet effroyable assaut, un guet-apens dramatique pour des agents américains, des scènes qu’il préférait ne pas avoir vécu et qui transparaissait sur le corps d’Ashley. De l’admiration commençait à envahir le regard bienveillant qu’il posait sur elle. Il comprenait beaucoup de choses avec ces simples aveux.

– Ne m’donne pas les détails… Il avait déjà vu le résultat physique, il ne l’obligeait pas à subir encore ces moments moralement et il baissa la tête, se sentant presque coupable de l’avoir poussé jusque-là. - Si tu veux tout savoir, j'en ai une autre à la hanche, et une troisième au mollet. Il releva les yeux. Devait-il lui avouer connaitre l’existence de l’une d’entre elle ? - Et je pourrais t'en dire plus une autre fois, mais ce soir, je préfèrerais qu'on parle de musique, et d'autres sujets plus légers. Son sourire illumina la fin de cette conversation lourde mais sans doute essentielle. Il était sûr que Cade aurait mené sa petite enquête seul si elle n’avait pas voulu en parler et qu’elle lui prouve sa confiance en levant le voile le touchait sincèrement. Si Ashley avait fait des révélations, elle ne souhaitait pas en dire davantage ce soir, préférant profiter de l’innocence et de la gaieté de la soirée qu’ils avaient prévue de passer. Un tas de questions flottaient dans la tête de Grimes, pourtant en se perdant dans les yeux d’Ashley, il céda à laisser ça de côté pour ne pas l’accabler. Il lui rendit son sourire, la remerciant sans ouvrir la bouche pour s’être confiée avec honnêteté et il porta finalement sa main à ses lèvres pour y déposer un baiser affectueux. – Dépêche toi, on va louper le début ! Fit-il lentement en évoquant la dernière prestation de la journée. C’était sans doute trop tard pour approcher la scène, mais à défaut d’une bonne vue, il semblait à Cade qu’il avait gagné bien mieux. Sa main dans le dos d’Ashley l’incita à se rendre vers le Lucky Squire alors qu’il remballait son appétit pour plus de détails sur la vie professionnelle tumultueuse de la jolie rousse.

Au gré de leurs sorties plus ou moins régulières, de leurs moments passés ensemble, et du rapprochement qui s'effectuait peu à peu entre eux, il était inévitable qu'un jour ou l'autre, Cade n'aborde un point essentiel de sa vie privée, resté distant jusqu'à présent  : le travail. La chose avait été un peu précipitée ce soir, par un événement hors de son contrôle, et face à la question implicite, elle avait choisi la transparence. Un drame dont elle se faisait la victime ; une affirmation selon laquelle elle se serait retrouvée " au mauvais endroit, au mauvais moment " on ne peut plus éloignée de la réalité, mais qui sembla convaincre le new-yorkais. – Ne m’donne pas les détails… Et elle n'en avait pas l'intention. Car derrière le voile de mensonges qu'elle tissait ne restait pas moins une vérité : celle correspondant à ses blessures, la participation à une fusillade qui avait mal tourné pour elle. L'américaine s'en souvenait comme si c'était hier : de l'agitation paraissant à la fois si proche et si lointaine tout autour d'elle ; de son coeur battant furieusement, comme pour empêcher le sang de s'écouler de ses plaies ; des injections répétées de plasma ; de l'extraction d'urgence dans un état de semi-conscience ; et de la main qui n'avait cessé de serrer la sienne, comme Cade à cet instant.

Elle se souvenait aussi des longs mois passés ensuite à l'hôpital, des pénibles premières séances de rééducation, mais dont elle avait tiré une détermination renouvelée et brûlante. Il ne lui était alors plus resté qu'à convaincre les psychologues de la CIA que tout cela était derrière elle, puis à valider les tests physiques de la Direction des Opérations, et elle était retournée sur le terrain, prête à servir son pays de nouveau. A sa façon, c'était aussi lui qu'elle servait ce soir en choisissant de mentir, et pourtant Ashley se sentait coupable. Coupable de l'aisance avec laquelle elle avait amené Cade à lui céder cette partie, coupable du geste affectueux qu'il lui adressa en portant sa main à ses lèvres. Coupable, mais également soulagée que le sujet fut écarté ; espérant probablement en vain qu'il ne serait plus jamais abordé. Le quadragénaire avait-il été touché par son histoire à moitié fictive, ou effectuerait-il un rapport alarmant aux renseignements australiens dès qu'ils se seraient séparés ? Seul l'avenir le dirait, et de toute façon, l'un n'empêchait pas l'autre. – Dépêche toi, lui lança-t-il en l'encourageant d'une poussée dans le dos, on va louper le début !

Situé en face de la plage, le Lucky Squire était à la fois un restaurant et une micro-brasserie reputé qui souffrait particulièrement de son succès ce soir, les amateurs de bières et de bonne bouffe le disputant à ceux souhaitant voir Jason Delphin en action. Ainsi, les inquiétudes de Cade n'étaient pas totalement infondées... à un détail près. - N'oublie pas que nous sommes Very Important. La présence d'une entrée destinée aux membres du Twelve Club Society, auxquels ils appartenaient, leur permit d'outrepasser la longue file d'attente se formant à l'extérieur, alors même que la terrasse était déjà bondée. L'intérieur était aussi animé que chaleureux, avec un sol en parquet, de jolies tables en bois verni et un bar aux innombrables saveurs de bières brassées directement sur place, dans les cuves l'arrière-boutique. Un détail qui ne manqua pas d'arracher un sourire à Ashley. - Est-ce que ma nouvelle tenue est assez déçente pour obtenir un nouveau verre ? Revenant à la promesse de Cade d'un peu plus tôt, la parenthèse traumatique était définitivement close. Autant de houblon à portée de main, c'était une occasion à ne pas manquer, avant que le concert se déroulant à l'étage ne débute...

Lorsqu’il avait rencontré Ashley pour la première fois, Cade et elle partageaient déjà tout un tas de points communs qui en étaient devenus surprenants avec le temps. Outre leur goût pour les Chevrolet bien lustrées et leur attachement au même pays et à ses coutumes, il était apparu assez rapidement que leur personnalité étaient également très similaires. Tous deux quarantenaires sans avoir construit leur propre famille avec maison et grand jardin, profitaient des petits plaisirs de la vie en trainant un passé lourd et complexe, dissimulé derrière un mur en béton d’apparence infranchissable. Ils avaient comme signé un contrat silencieux qui stipulait que les sujets importants ne devaient pas être abordés et tous deux s’y étaient conformés sans vraiment s’en rendre compte. Car le plaisir de partager quelques moments innocents demeurait au-delà de toute la curiosité qu’ils pouvaient avoir l’un pour l’autre. Cette jeune femme rousse était pour le moins intrigante, derrière ces sourires naturels et ses regards malicieux. Elle portait avec elle une histoire qui l’avait façonnée et qui continuait sans doute de la faire, sans que Cade ne puisse la deviner. Il se contentait alors de prendre tout ce qu’Ashley pouvait lui offrir. Devenu une petite bouffée d’oxygène dans un quotidien tout aussi tumultueux que le passé, un match de baseball ou un festival de blues avec Ashley garantissaient quelques heures de complaisance. Voilà que certains détails physiques vinrent ébranler l’engagement commun qui n’avait même pas été exprimé et que Grimes avait réussi à respecter jusque-là. Ces marques sur son corps trahissaient des instants difficiles qu’il avait lui aussi vécu et un contexte dans lequel il n’aurait jamais imaginé voir l’image d’Ashley se dessiner. Ils se connaissaient maintenant depuis de trop nombreux mois pour que son indiscrétion ne se pointe pas à grands pas.

Une seule question qui fit tomber les barrières et Ashley avait bien comprit qu’il était désormais temps de parler. Elle n’allait pas perdre son attention, ni même son amitié mais certaines choses devaient être clarifiées pour que des incompréhensions ne viennent perturber leur bonne entente. Le mystère qui l’entourait allait sans doute laisser place à une admiration sans conteste qui ne rendrait pas Ashley moins intéressante, bien au contraire. Le peu qu’elle lui révéla suffit à Grimes pour confirmer qu’ils étaient encore loin de se connaitre et surtout, que leur passé était aussi semblable que leur caractère. Sur certains aspects, s’en était douloureux. Car une belle jeune femme comme Ashley n’aurait pas dû subir de telles scènes et devenir victime de tirs destinés à des soldats en guerre. Ce que Cade retenait, c’était qu’elle parlait au passé et il lui semblait qu’elle en avait finit avec ses missions pour le gouvernement, profitant certainement d’une fin de carrière plus tranquille pour se reconstruire. - Si tu veux tout savoir, j'en ai une autre à la hanche, et une troisième au mollet. Et je pourrais t'en dire plus une autre fois, mais ce soir, je préfèrerais qu'on parle de musique, et d'autres sujets plus légers. Ils pourraient en rediscuter. Oui. Ils le pourraient. Mais pas ce soir. Maintenant qu’une vitre était brisée, il aurait tout le loisir de s’engouffrer dans cette faille. Mais pas ce soir. Préférant éviter un trop plein d’émotions, et pour ne pas la brusquer dans ses aveux, l’enquêteur lui sourit et l’entraina vers la prochaine représentation. - N'oublie pas que nous sommes Very Important. Ce statut leur permettait d’attirer les regards en outrepassant la file. « J’vais finir par y prendre goût ! » A ces avantages ? A ce passe-droit qui faisait des envieux ce soir ? Ou à cette jeune femme à ses côtés qui suscitait de plus en plus son intérêt ? Les lieux étaient somptueusement plaisants pour qui se contente d’une salle cosy avec vue sur un bar bien achalandé. - Est-ce que ma nouvelle tenue est assez déçente pour obtenir un nouveau verre ? Le monde se pressait obligeant Cade à se rapprocher d’Ashley et à sourire à sa demande. «Tâches d’éviter de te faire remarquer cette fois. Je doute que tu aies une troisième chemise dans ta caisse ! » Il se perdit un instant sur ce visage presque déchargé d’un poids, sur ces yeux qui avaient été témoins de beaucoup de choses encore inavouables. Ashley Spencer ne cessait de le surprendre. Chaque détail de sa vie la rapprochait de lui. Les prochaines conversations ne pourraient pas en être autrement. Grimes traversa ensuite la salle pour se rendre jusqu’au bar en en revint avec deux verres pleins, qui descendirent lentement mais sûrement, au fil des chansons de Jason Delphin et sous l’enthousiasme désarmant de l’ex agent fédéral.