C'était la période de l'année où il commençait à faire chaud. Dernier jour d'octobre, propice aux déguisements et aux blagues macabres, fin du printemps imminent, l'été ne tarderait pas à prendre sa place, comme l'annonçait l'air déjà étouffant et chargé d'humidité. Fin d'après-midi, des groupes d'enfants avaient déjà commencé à déambuler un peu partout dans les rues, allant toquer aux portes en espérant que les gens étaient déjà rentrés chez eux. Caitriona observait tout ce petit manège de loin, marchant d'un pas vif, sac de sport sur le dos quand les mioches riaient aux éclats quand quelques friandises tombaient dans leurs paniers en forme de citrouille. Elle avait fini les cours tôt aujourd'hui, et en avait profité pour filer au dojo, incapable de manquer une occasion d'aller se dépenser un peu plus longtemps que prévu. Le corps délicieusement endolori, elle parcourait maintenant les rues de Brisbane, bouteille de jus de banane à la main, pressée de retrouver le confort de son appartement, et la fraîcheur de sa douche. Charlie ne serait peut-être pas encore rentrée, mais l'irlandaise était certaine qu'elle la croiserait au moins entre deux portes avant de partir pour cette fameuse soirée qui était prévue depuis des lustres, cette soirée d'halloween à laquelle Diego l'avait convaincue d'aller. Elle savait par avance que ça risquait de déraper à un moment où à un autre, les soirées entre étudiants de médecine étant réputées pour être mémorables, et son expérience là-dedans n'étant plus à faire. Son déguisement et les tubes de faux sang qui allaient avec attendaient sagement sur la chaise du bureau qui trônait dans sa chambre, mais la jeune femme espérait tout de même pouvoir réviser quelques heures avant de partir. Et pour ça, il fallait qu'elle se hâte.

Deux bonnes heures plus tard, l'irlandaise était penchée sur son bouquin de pharmacologie clinique quand on avait frappé deux petits coups à la porte de sa chambre. Lunettes posées sur le nez, la jeune femme avait tourné la tête pour voir apparaître une tête blonde dans l'encadrement de la porte. « J'viens voir si t'es encore vivante. » Caitriona n'avait même pas entendu que sa colocataire était rentrée, ce qui traduisait son état de concentration. D'ordinaire, le bruit de la porte d'entrée claquant avait de quoi faire trembler les murs. Soupirant, la rousse s'était redressée pour mieux épouser le dossier de sa chaise. « J'sais pas trop. J'ai un peu l'impression d'être un zombie, mais c'est la vibe de la soirée, tu me diras. » Charlie avait laissé échapper un petit rire. Elle avait l'air un peu fatigué, elle aussi. Un peu préoccupé, aussi. « T'es sûre que tu veux pas venir à la soirée? Y aura tellement de monde, personne saura que t'es pas en médecine. » L'étudiante avait jeté un coup d'oeil à l'horloge accrochée au mur en face d'elle. « Lucy passe me chercher dans trente minutes, t'as le temps de te changer, si jamais. » D'ailleurs, il faudrait qu'elle commence à y penser, elle aussi. Résolue, la jeune femme avait refermé son livre sans douceur après avoir marqué la page. Toujours à la porte, Charlie avait secoué la tête. « J'ai d'autres projets pour la soirée. Mais je compte sur toi pour tout me raconter dès demain, gueule de bois ou pas. » La rousse avait levé les yeux au ciel. Comme si elle allait forcément trop picoler... Sa colocataire avait déjà disparu dans le couloir, si bien que pour se faire entendre, l'irlandaise avait dû donner un peu de voix. « T'es qu'une mauviette, Charles! Tu t'amuserais mille fois plus avec moi à cette soirée qu'avec cet imbécile de John. » Un rire cristallin était parvenu jusqu'à ses oreilles, pour autant, la silhouette de la jeune femme n'avait pas réapparu. Cette dernière connaissait parfaitement l'avis de Caitriona sur son petit copain actuel, et le moins qu'on puisse dire, c'est que le sujet était sensible.

Quand elle avait finalement débarqué avec Lucy à la fameuse soirée d'halloween, l'irlandaise n'en avait pas cru ses yeux. Elle s'attendait à ce qu'il y ait du monde bien sûr, mais pas à ce point. Dans la grande villa louée pour l'occasion, diverses créatures mythiques déambulaient dans la place, gobelet en plastique à la main, se déhanchant dès que la distance à parcourir représentait plus d'un mètre. Sans grande surprise, la majorité des étudiants avaient opté pour un teint blafard de zombie et une blouse blanche artistiquement éclaboussée de faux sang. Et le pire dans tout ça, c'est que ça paraissait parfaitement normal. Les spots de lumière, la musique, l'ensemble offrait une atmosphère parfaite pour une soirée d'halloween mémorable. Les lèvres peintes en noir, lentilles blanches, teint blafard moucheté d'hémoglobine artificielle et chapeau pointu vissé sur la tête, la rousse était ravie de la vision macabre qu'elle offrait et qui se fondait parfaitement dans le paysage. « Je vois Logan là-bas, je fonce. On se retrouve tout à l'heure? » Le fameux Logan, de la promotion précédante, sur qui Lucy avait jeté son dévolu. Caitriona n'avait même pas eu le temps de faire le moindre commentaire que son amie avait déjà filé. Et la jeune femme s'était retrouvée toute seule. Enfin, pas pour longtemps, car rapidement, elle avait repéré une silhouette qui lui était familière, et elle avait fendu la foule pour le rejoindre. Glissant une main sur son épaule, l'irlandaise avait murmuré à l'oreille de celui qui lui tournait le dos. « Moi qui croyait être la seule sorcière de ta vie, je suis franchement déçue... » Les deux filles qui lui faisaient face avaient lancé un regard mauvais à la rousse. Battant des cils, Caitriona avait laissé sa deuxième main trouver la taille du jeune homme, bien consciente qu'elle était peut-être en train de lui ruiner son coup. « Désolée les filles, c'est chasse gardée. » Levant les yeux au ciel d'un air exaspéré, les deux sirènes avaient filé rapidement, sans demander leur reste. Là seulement, l'irlandaise avait bougé pour se retrouver face au jeune homme, et enfin croiser son regard. « Salut, Diego. » Les deux s'entendaient à la perfection, et ce depuis leur rencontre deux ans plus tôt. Très fusionnels, ils n'avaient aucun secret l'un pour l'autre, ou du moins, c'est ce que la rousse aimait penser. Et si au début, aucune arrière pensée ne perturbait l'esprit de la jeune femme, depuis quelques mois, le mexicain ne lui était plus aussi indifférent qu'avant, en témoignait la manière dont elle flirtait avec lui de plus en plus souvent. Un changement qui ne paraissait pas déplaire au jeune homme, pour le plus grand soulagement de la rousse.

Ravie d'avoir fait fuir les deux sorcières insipides qui collaient au basque de son charmant ami, Caitriona avait détaillé le jeune homme avec attention, d'un oeil appréciateur. Son costume était simple en lui-même, un costard trois pièces avec une queue de pie élégante. Ce qui sortait vraiment de l'ordinaire chez lui ce soir, c'était les touches de couleurs qui animaient son costume, et plus que le reste, le maquillage appliqué qui illuminait son visage. Un squelette étonnant, rappelant avec justesse son attachement à son pays natal. Bluffant. Si elle en croyait le petit rire de sa part qui avait suivi son intervention, il ne lui en voulait pas trop d'avoir brisés ses espoirs de plan à trois. « Qu’est-ce qu’il se passe Regan, t’es jalouse ? » Elle avait échappé un rire mesquin quand le coude du brun avait gentiment heurté ses côtes, resserrant l'emprise qu'elle avait sur sa taille masculine. « Je viens de te sauver de deux harpies et d'une soirée mortellement ennuyeuse à leurs côtés, sois reconnaissant un peu. » En vérité, la jeune femme n'en savait rien. Elle ne connaissait pas le moins du monde les deux sorcières qu'elle avait fait fuir, et peut-être qu'elles étaient plus intéressantes que l'irlandaise essayait de le faire croire à son ami. Ce dont elle était certaine, c'était que ce soir, le mexicain n'aurait pas l'occasion de le découvrir. « Pas de zombies à ton goût ce soir ? » Détachant ses yeux de lui pour mieux scruter la salle obscure, la jeune femme avait haussé les épaules, une moue déçue plaquée sur le visage. « Pas vraiment. Ils sont terriblement ennuyeux, et surtout incroyablement lents à la détente. Et puis, la peau qui desquame? C'est pas vraiment ma came. J'ai une préférence nette pour les squelettes séduisants. » Il aurait pu avoir les yeux rivés sur elle qu'elle ne l'aurait pas regardé pour un sou, cependant, un sourire satisfait, discret, avait plané sur ses lèvres. « Une sorcière, hin ? Original. » L'instinct l'avait fait bouger, mais son mouvement sournois visant à atteindre le brun avait été facilement contré par ce dernier, qui s'était esclaffé. Vexée, elle avait marmonné. « Un squelette vibe dia de los muertos pour un mexicain? Ouais, c'est vachement plus original. Inattendu, même. » Un point partout, la balle au centre. Depuis leur rencontre, ils avaient toujours été comme ça. Les chamailleries, à s'envoyer des piques et à se chercher gentiment, à prendre la défense l'un de l'autre. Il faisait partie de ses amis proches, et représentait en réalité un véritable pilier dans la vie de l'irlandaise. « Ca va, ça va. Ton costume est incroyable, j’imagine que c’est ce qui justifie ton retard ? » La jeune femme avait feint l'indignation, à deux doigts de répliquer quand il avait continué. « Oui je commençais à m’impatienter. » La rousse avait roulé des yeux, bien décidée à faire  « Je n'étais pas en retard, on ne peut pas arriver en retard à ce genre de fête. » Le genre où tout le monde braillait, buvait, dansait et draguait effrontément tout ce qui passait dans leur champ de vision. Le genre où les invités arrivaient au compte goutte jusqu'au bout de la nuit. « Mais je note le compliment tout de même. T'es pas mal non plus, dans ton genre. » Oh, il lui plaisait, c'était indéniable, même avec trois couches de peintures sur la figure. Enfin, il l'avait saluée de façon décente, lui offrant une étreinte trop longue pour que ça ne paraisse pas louche à ses yeux. Avec un peu de chance, Diego était aussi en proie à une attirance imprévue à son sujet? Elle aurait des réponses, ce soir. Mais chaque chose en son temps. Levant un doigt devant ses yeux, le mexicain lui avait indiqué de patienter, avant de disparaître dans la foule. La jeune femme était restée immobile le temps que son absence avait duré, pianotant sur son téléphone pour paraître occupée. Quand il avait apparu de nouveau à ses côtés, il avait deux verres en main, et lui en avait tendu un. « Tiens, trinquons à la première soirée où je viens sans y être forcé. » Les deux verres avaient tinté l'un contre l'autre, et l'irlandaise lui avait adressé un sourire rayonnant. « T'es une véritable drama queen, ces soirées n'étaient pas si terribles. C'est si horrible de passer du temps avec moi?  » Espiègle, l'interne en chirurgie avait battu des cils dans sa direction. Est-ce qu'elle cherchait à déclencher une réaction de sa part? Complètement. Est-ce qu'elle craignait qu'il reste totalement insensible à son charme hésitant, aveugle à ses tentatives timides pour qu'il remarque qu'il lui plaisait? Assurément. Au bout d'un moment, elle avait détourné les yeux, plongeant ses lèvres dans la boisson qu'il lui avait offert. Avant de vivement relever la tête. « Mais, y a pas d'alcool là dedans! T'as essayé de m'arnaquer ou quoi? » Elle n'était pas une grande fan d'alcool, pourtant, dans ce jus de fruit, il manquait cruellement une once de tequila. Ce qui était d'ailleurs étonnant, pour une boisson en pleine soirée étudiante. « Alors, qu'est-ce que tu veux faire? Te déhancher sur la table jusqu'à en avoir mal aux pieds? Te planquer dans le noir pour flanquer la frousse de leur vie aux premières années? Aller draguer de jolies sirènes à ramener dans ton lit? » Question piège. S'il choisissait cette option, il aurait le droit à une nouvelle pique de sa part, mais elle n'insisterait pas. Au moins, elle serait fixée pour de bon.