C’était très rare qu’Archie se retrouve à s’improviser conducteur pour des collègues de travail. La plupart du temps, les hommes de son calibre appréciaient d’exhiber leur voiture sportive dans les rues de Brisbane, mais Cillian n’avait pas cette graine de passionné en lui. À vrai dire, en dehors des réunions d’affaire, les deux millionnaires n’avaient jamais vraiment pris le temps de discuter. Archie n’est pas bavard lorsqu’il s’agit de parler de vie personnelle. Il a érigé une barrière solide entre les pans de sa vie, préférant louvoyer entre l’un et l’autre sans jamais mélanger leurs saveurs. À la fin, il accorde toujours plus d’importance à son travail mais, depuis quelques temps, il essaye de laisser un peu plus de place pour lui-même et non les chiffres qu’il peut gonfler en claquant des doigts.

La vérité, c’est qu’après avoir poursuivi sa définition du bonheur, il est forcé de constater qu’il a fait erreur quelque part. Certes, il a été heureux de pouvoir s’acheter la maison de ses rêves et, surtout, de ne plus dépendre de personne, mais trop c’est comme jamais assez. Il n’a jamais rencontré les limites de ses désirs, insatiable insatisfait qu’il est. Il commence à tourner autour du pot comme une poule qui trierait ses grains pour ne consommer que ses préférés, sans jamais se laisser tenter par la nouveauté. Ce sont les doutes et les inquiétudes qui l’ont pendant si longtemps empêché d’emprunter une nouvelle sortie d’autoroute. Par peur de l’échec, il se contente de nager dans des eaux familières même s’il a cartographié le lac entier jusque dans ses moindres recoins. Il ne peut plus que se tirer dans le fond.

Le volant entre les mains, il tente de camoufler sa patience en dodelinant de la tête au rythme de la musique qui s’échappe des haut-parleurs de la voiture. Le trafic est interminable, les voitures ne parcourent que quelques centimètres à chaque levée de pied de la pédale et, à ce rythme, Cillian et Archie arriveront en retard au dîner d’affaire à l’extérieur de la ville. L’actionnaire a mal calculé le trajet, lui qui n’a pas l’habitude d’emprunter l’autoroute à ce moment de la journée. « Je suis vraiment désolé. Je ne pensais pas que les bouchons se rendraient jusqu’ici. » Il marque une pause, tapote l’écran tactile incrusté dans le tableau de bord pour vérifier l’état de la route dans les prochains kilomètres. La ligne est rouge, complètement bouchée, et l’appareil annonce un retard de 30 minutes. Archie fait de son mieux pour ne pas partager son embarras et il se refuse de jeter un coup d’œil sur le directeur financier installé à sa gauche. Heureusement, la Tesla est confortable et la musique n’est pas trop mal… Peut-être ? Il n’y connait rien en musique, il se contente de mettre le poste le plus populaire quand il a des passagers. « Vous devriez peut-être les appeler pour les prévenir. » Il propose à mi-voix, terriblement mal à l’aise. « Selon le GPS, nous serons là vers 13h. » Et la réservation au restaurant était à midi. Ils ne feront pas bonne figure, c’est fichu. Rendu là, ils feraient mieux de prétendre être malade plutôt que d’admettre avoir mal calculé le temps que ça leur prendrait pour arriver au point de rendez-vous.  

Il y a peu de choses qui arrivent à faire perdre à Archie son sang-froid. Le trafic en fait partie ; surtout le trafic qui fait barrière entre lui et des possibilités de contrats. La ponctualité est pourtant l’une de ses plus grandes qualités, ce n’est pas le problème actuel. Non, le problème, ce doit être un accident de la route à quelques kilomètres d’ici et puissent les victimes se remettre de leurs blessures mais, en attendant, l’actionnaire a les poings serrés autour de son volant et ses dents commencent à craquer. Il a honte, aussi, parce que l’homme qui occupe le côté passager est d’une importance capitale. Il fait partie de ceux à qui il serre la patte très souvent et il lui avait promis une balade rapide et sans tracas. Le karma avait envie de frapper très fort, ce midi. Il ne manquerait plus qu’un éclair zappe la Tesla. « J'ai écrit "Désolé boss, Archi et moi aurons environ une heure de retard. Pris dans le trafic." ... C'est court, mais ça dit ce que ça a à dire... Puis, c'est pas comme si nous avions l'habitude, toi et moi. » Perplexe, sans cesser de caresser sa barbe d’un air pensif, il acquiesce. Il garde ses deux yeux colériques rivés vers la route pour ne pas laisser Cillian apercevoir ses failles. Il veut faire bonne figure, même dans les situations les plus tendues. Ce n’est pas un retard qui lui fera perdre la face, en tout cas. La nervosité est palpable dans l’habitacle alors Archie entrouvre sa vitre pour laisser l’air passer mieux. « Tu veux bien m'dire ce qui se passe ici ? » Que l’autre demande, tandis qu’ils se stoppent une nouvelle fois après avoir seulement parcouru dix mètres. Avec son doigt, il fait défiler la carte sur l’écran tactile de la voiture afin de trouver le point où la route passe du rouge au gris pour marquer la fin des ralentissements. « Je ne sais pas. Ce doit être un accident près de l’aqueduc. Il y a toujours des idiots qui loupent cette sortie-là. » Autant coller le blâme aux autres pour convaincre Cillian quant à son innocence vis-à-vis de ce coup de karma. Tendant le cou par sa fenêtre baissée, il lâche un grognement insatisfait en constatant que ce nouveau point de vue ne lui fait récolter aucune autre information quant à la situation actuelle. C’est un dernier coup d’œil à son horloge qui le convainc d’essayer une manœuvre ridicule ; il glisse la Tesla de quelques centimètres vers la droite pour la sortir des lignes afin d’avoir une meilleure vision de la scène. Cependant, c’est à ce moment-là que la voiture d’un idiot (encore plus que lui) traverse le corridor de sécurité à toute hâte ; Archie a beau enfoncer son pied dans la pédale de freint, il ne peut pas éviter la catastrophe. Les deux véhicules se rencontrent avec fracas, le bumber du premier s’éraflant sur tout le côté de la Tesla noire qui rebondit sous le choc. Bien sûr, les deux hommes d’affaire font la rencontre de coussins gonflables qui leur coupe le souffle et envoie leur tête valser vers les étoiles. L’accident n’est pas dangereux, mais tous les deux se voient fort ébranlés.  

Il faut plusieurs secondes à Archie pour réaliser ce qu’il vient de se passer. Son premier réflexe, une fois redescendu sur Terre, est de détacher sa ceinture et d’ouvrir sa portière pour sortir du véhicule. Il ne compte pas tous les jurons et insultes qui s’échappent de sa bouche comme de la bile, alors qu’il examine le côté de sa précieuse voiture complètement enfoncée. L’autre conducteur s’est fait intercepter par le garde-fou et un épais fumet gris émane du capot cabossé. « ESPÈCE D’IMBÉCILE !! » Aboie Archie en soulevant le poing vers le ciel, inarrêtable tempête qu’il est. Pendant plusieurs minutes, il se débat avec le responsable de l’accident, qui garde bien la queue entre les jambes, son tempérament étant bien plus réservé. C’est seulement trop tard qu’Archie réalise qu’il a complètement oublié la présence de son passager, égoïste qu’il est. Il n’a pas bougé de sa place. « Merde ! » Il tourne les talons, accourt vers sa Tesla, tapote dans la vitre de Cillian pour attirer son attention. Il semble tout à fait immobile et pétrifié. « Hé ! Tout va bien ?! » Ce n’est pas normal. Pourquoi n’est-il pas sorti de la voiture ?