Le personnel s'activait à peaufiner les derniers détails sous l'oeil aiguisé de Micah. Il manquait quelques bouquets de roses blanches sur les tables disseminées dans le jardin, pour lesquelles il avait donné la consigne de ne jamais laisser le moindre vide dans les plateaux, assiettes ou verres. La musique d'ambiance semblait émaner de la nature elle-même. Micah avait voulu donner l'illusion d'être à l'intérieur dans son jardin, en parant les tables de nappes en lin aux motifs végétaux, ou en disposant un piano à queue blanc sur la terrasse. Les porte fenêtres en bois, ouvertes sur l'intérieur, invitaient les convives à entrer pour plus de calme plutôt que l'inverse. De l'autre côté de la piscine, des assises confortables avaient été installés dans des alcôves blanches tapissées de murs de lierre, en prévision du reste de la soirée, et des discussions sérieuses et privées qui pourraient s'y dérouler. Tout le monde n'avait pas renvoyé le RSVP, si bien que Micah ignorait si certaines personnes, qu'il avait invitées par politesse, seraient de la partie. Une chose était sûre, sa mère était déterminée à se faire voir, malgré les quelques protestations de son fils, et à signer le plus gros chèque pour compenser ses absences. Dans l'entourage de Micah, Nicole Greene demeurait une inconnue tant il s'appliquait à nier son existence. L'heure du rendez-vous n'était pas aberrante, compte tenu du train de vie de la plupart des invités. En cette fin d'après-midi, les plus ponctuels d'entre eux ne tarderaient pas à arriver pour profiter des dernières lueurs du jour. Nicole arriva la première, certainement avec l'ambition cachée d'arracher une conversation à Micah sans qu'il ne puisse prétexter être occupé ailleurs. Elle n'avait pas eu le mémo de toute évidence, drapée dans sa robe blanc cassé garnie de tule. Une robe Gucci qu'on réservait plutôt aux tapis rouges qu'aux galas de charité organisés à l'abri des médias. Elle avait tout de même pris quelques minutes pour se faire photographier à l'entrée du jardin, dans le décor d'un daphné en fleurs. En cinq ans, elle n'avait pas pris une ride. Ses yeux de biche étaient toujours subtilement charbonneux et ses lèvres peintes couleur prune contrastaient avec la teinte claire de sa peau. Une femme charismatique dont le porte-monnaie généreux pouvait corrompre les marques du temps. Acculé, Micah n'avait eu d'autre choix que se résigner à une discussion courtoise, ponctuée de compliments sur l'entretien de sa maison, la qualité de sa filmographie et son goût raffiné pour la mode. De la part d'une journaliste qui avait fait de la Fashion Week sa renommée, la flatterie était incontestable. Micah devait bien admettre que les louanges de sa mère semblaient sincères et qu'elles tombaient à pic. « J'ai décidé de m'installer à Bayside. » avait-elle fini par balancer, laissant son fils sans voix. « J'aimerais bien être impliquée dans tes nouveaux projets, ou au moins être présente pour te soutenir. » avait-elle ajouté sur un ton plein de repentance « T'as 20 ans de retard. » Etait-elle motivée par les remords, ou la compassion ? L'un comme l'autre, Micah n'était pas disposé à lui rendre la tâche facile. Il trouvait lâche de la voir revenir la bouche en cœur maintenant qu'il avait réussi une vie de laquelle elle s'était désolidarisée de son plein gré. « Tu fais ce que tu veux, mais ne t'attends pas à m'amadouer avec tes chèques et tes beaux vêtements. C'était quand j'étais jeune que j'avais besoin de ton soutien. » lui avait-il répondu, encore amer. Si Micah était majeur lorsque ses parents avaient divorcé, sa mère n'avait pas attendu de le voir grandir pour se désintéresser de son choix de carrière. Un choix qu'elle avait toujours considéré comme précoce. « J'espère que la soirée sera à ton goût. » conclut-il en l'abandonnant à ses regrets. Au fond, il se sentait rassuré de la savoir dans les parages maintenant que la démence avait emporté son père. Pas à un fantôme du passé près, il fut surpris de tomber sur son cousin Lincoln, qu'il n'avait plus croisé depuis 15 ans. Il ne s'était pas attendu à sa présence, tout comme il ne s'était pas attendu à le voir à l'aise dans le contexte guindé, quoique plus décontracté que d'ordinaire, d'un gala. Lincoln n'avait pas l'air à sa place, contemplant le fond de la piscine un verre à la main, aussi se sentit-il investi d'une mission de le secourir. « Lincoln, je pensais pas te voir ce soir ! » s'était-il exclamé, non moins ravi de constater que sa famille le soutenait après tout. « Tu es venu tout seul ? » demanda-t-il, en référence à sa jumelle inséparable. Freddy, quant à lui, filait des jours heureux à Los Angeles, preuve qu'il lui avait finalement fait une faveur en lui subtilisant le rôle de Lotto. « Qu'est-ce que tu deviens depuis le temps ? Ca doit faire quoi ? Quinze ans ? »

Blast from the past. -- @Micah Tomlinson

« Tessa, t’es où? Tu m’avais dit que tu venais… On est sur le point de partir avec maman là… Dépêche-toi. » En entendant le bruit des pas de ma mère approcher, je raccroche et je range rapidement mon téléphone dans ma poche de pantalon et je lui adresse mon plus beau sourire dès qu’elle entre dans mon champ de vision. « Ça va mon homme? Tu es prêt? » Je hoche la tête en jetant un dernier coup d’œil en direction de la fenêtre de salon dans l’espoir de voir ma sœur apparaître. « Oui, ça va. Je me demandais juste si Tessa m’avait écrit comme elle n’est pas arrivée encore. » Ma mère lève un index, la bouche entrouverte. « Ah, j’ai oublié de te dire qu’elle ne vient pas finalement. Quelque chose en lien avec son cœur? Elle a dit de ne pas s’inquiéter, que ce n’était rien de grave… » Son cœur dans le sens de son organe ou sa vie sentimentale? Je préfèrerais largement qu’elle me plante parce que Maël l’a invitée quelque part que parce qu’elle ne se sent pas bien à cause de sa condition cardiaque. « Ah… » Je suis déçu et j’ai du mal à le cacher, mais j’ai promis à ma mère que je serais là pour elle aujourd’hui et je compte bien tenir ma promesse. Si elle n’était pas très proche de son frère depuis un moment déjà, ça ne change pas qu’il s’agit de sa famille et que le décès de mon oncle l’a ébranlée. « Ce n’est pas un problème j’espère? » demande-t-elle en tentant de lisser un pli sur ma chemise d’une main. « Non non, on peut y aller. » Sourire aux lèvres, elle me remercie en posant une main sur ma joue. Maintenant, direction la résidence de mon cousin qui n’habite pas très loin.

Lorsque nous arrivons sur place, ma mère me présente à bon nombre de personnes qui faisaient jadis partie de sa vie. De mon côté, je m’éclipse dès que je juge qu’il s’agit d’un bon moment pour aller décompresser près de la piscine. Je déteste les foules, encore plus lorsqu’il s’agit de gens à qui je dois faire bonne impression. Ça m’angoisse. « Lincoln, je pensais pas te voir ce soir ! » C’est la voix de mon cousin qui me sort finalement de mes pensées. À dire vrai, je ne serais pas ici si ce n’était pas de ma mère… pas que je n’aime pas Micah, je le connais peu à vrai dire et il aime sans doute autant Freddy que moi, mais il ne demeure pas moins un inconnu pour autant avec les années qui ont passé. « Hey, salut. Ça fait longtemps… » réponds-je nerveusement en portant mon verre à mes lèvres. « Tu es venu tout seul ? » Je dodeline de la tête en jetant des coups d’œil par-dessus mes épaules. « Non, je suis venu avec ma mère. Elle doit être en train de parler avec je-ne-sais-qui à se remémorer de vieux souvenirs… » Je souris, un peu mal à l’aise. Je ne me sens pas du tout à ma place présentement et j’ai du mal à le cacher. « Je suis désolé pour ton père. » Mon oncle, je le connais peu, mais je ne souhaitais pas sa mort pour autant. « Qu'est-ce que tu deviens depuis le temps ? Ça doit faire quoi ? Quinze ans ? » Exactement ça, quinze ans. Il s’en est passé des choses depuis notre dernière rencontre, pourtant, j’ai l’impression de ne pas avoir avancé dans la vie. « Pas grand-chose d’excitant tu sais… je termine mes études en mécanique automobile le mois prochain. C’est pas mal ça, haha… » Il n’a pas besoin de savoir que je me suis séparé il y a quelques mois parce que j’ai appris que mon copain se prostituait depuis dix ans… De toute façon, je ne sais même pas si la nouvelle sur mon homosexualité s’est rendue sur ce côté de la famille, ni même ce qu’il en penserait et je ne suis pas certain d’avoir envie de le savoir là maintenant. « Et toi, tu deviens quoi? Ça a l’air de bien aller de ton côté en tout cas… » dis-je en zieutant l’endroit qui a l’air bien plus luxueux que ce que je pourrais me payer avec mon salaire de démanteleur. « Tessa devait être là, mais elle a eu un empêchement. C’est dommage, ça doit faire aussi longtemps que vous ne vous êtes pas vus tous les deux. » C’est surtout dommage pour moi qui dois faire semblant d’être content d’être ici. Elle me revaudra ça…

Du plus loin que remontaient ses souvenirs, Freddy était le plus proche de ses cousins. En âge seulement, car ces deux-là se vouaient toujours une haine réciproque. Lincoln, quant à lui, demeurait à ses yeux ce petit inséparable qu’on devait se coltiner par obligation, et il semblait en faire encore la démonstration ce soir, isolé de l’assistance comme un adolescent revêche. La voix de Micah, qui ne devrait pourtant pas le surprendre dans la mesure où il était leur hôte, sembla le tirer d’une intense réflexion. Le genre dans laquelle on se réfugiait dans un moment d’ennui plus ou moins passager. A ce stade, Micah n’aurait pas été surpris de le voir dévisser des écouteurs de ses oreilles. Lincoln brandit son verre, feignant la surprise. Cet échange presque inéluctable avait l’air de l’embarrasser. Micah ignorait si c’était un complexe d’infériorité, ou la contrainte d’admettre qu’il était encore assez docile pour suivre les volontés de sa mère, qui le rendait si interdit. « Ah, c’est elle qui t’a traîné ici ? » demanda Micah sur un ton dénué de tout jugement. « T’as le droit d’être honnête, je t’en voudrais pas d’être venu contre ton gré après toutes ces années à pas se calculer. » s’était-il senti obligé d’ajouter, persuadé que son cousin était trop poli pour vexer les gens avec la vérité. « Ni même si tu me disais être venu pour boire et manger à l’œil. » Loin de prêcher le faux pour savoir le vrai, Micah était assez détaché des ambitions de ses invités pour s’offusquer de les savoir ici pour les mauvaises raisons. Elles étaient toutes bonnes, tant qu’elles faisaient parler de lui.

D’ailleurs, par excès de politesse, Lincoln lui asséna les convenances qu’on lui servait depuis le début de la soirée. En même temps, devait-il vraiment s’en étonner, étant donné que toute cette cérémonie ne reposait que sur la mémoire vacillante de son père ? « Va falloir que je m’habitue, mais je sais toujours pas trop quoi répondre à ça. » Beaucoup pensaient à tort que cette Fondation était un hommage, mais elle n’était qu’une façon d’honorer la mémoire de son père au sens le plus littéral. Les médias pouvaient bien se faire leur propre interprétation, mais au final il ne regardait que Micah de considérer que l’enveloppe corporelle de son père, privée des souvenirs qu’il avait de lui, ne valait pas mieux qu’un cercueil. « Ta mère lui a rendu visite, au centre ? Avant que sa mémoire déraille totalement ? » Quelle ironie, de savoir que sa tante se remémorait de vieux souvenirs quand son père n’en avait plus de nouveaux. « Il parle souvent d’elle. Des vacances qu’ils passaient ensemble, comme s’il avait encore 20 ans. » A cette époque, Micah n’était pas encore l’ombre d’un projet, et le plus dur dans l’histoire était d’être forcé d’accepter qu’il resterait, jusqu’à la fin, une simple éventualité.

Sans grande conviction, Lincoln résuma les quinze dernière années de sa vie comme si elles faisaient pâle figure face à celles de son cousin. S’il savait à quel point la normalité le faisait rêver parfois. Bon joueur, Micah décida de se focaliser sur leurs points communs plutôt que la liste interminable des choses qui les avait naturellement éloignés l’un de l’autre. « C’est cool ça, j’aurais mieux fait de faire appel à toi pour retaper la vieille Corvette de mon père. Il a une petite collection, si jamais ça t’intéresse. » L’invitation était donnée l’air de rien, pour rattraper le temps perdu sans la pression de sa mère, ou de ce qu’il convenait de faire pour passer pour une bonne famille. « Je lui ai emprunté la Corvette et une Porsche 911. » Emprunter était un euphémisme, mais Micah n’avait pas attendu l’autorisation d’un notaire pour se servir des biens de son père. Après tout il était fils unique, et son héritage lui revenait de droit. Une voiture valait mieux sur la route qu’à dormir dans un garage. La question de Lincoln, aussi anodine fût-elle, lui arracha un rire contenu. En fait, il n’était pas plus question de ce qu’il devenait sur le plan professionnel que sur tous les autres aspects de sa vie, qu’il fallait être amateur de presse à scandale pour connaître. Cela faisait de Lincoln une page vierge, et surtout une personne neutre. « C’est drôle, c’est pas trop le genre de questions qu’on me pose d’habitude. Mais si je dois résumer, ma vie est un joyeux bordel. J’essaye de refaire un peu d’ordre… de revoir mes priorités. » résuma-t-il à son tour. Entre la maladie de son père, sa relation avortée avec Lena et celle qu’il était encore incapable de qualifier avec Jo, heureusement qu’il pouvait compter sur ce genre d’événements pour garder un semblant de contrôle. L’absence de Tessa, si elle n’avait pas été mise sur le tapis par son frère, aurait presque pu passer inaperçue. Non pas que Micah s’en fichait, mais voir toute sa famille réunie aurait pu paraître suspect. « C’est dommage comme tu dis, mais je lui en voudrais pas de ne pas être la sienne. De priorité. » Il extirpa un paquet de cigarettes de sa poche, le tendant à Lincoln comme un magicien exposait ses cartes. « Tu fumes ? » demanda-t-il après en avoir attrapé une entre ses lèvres. « Vous avez des nouvelles de Freddy, d’ailleurs ? »

Blast from the past. -- @Micah Tomlinson

« Ah, c’est elle qui t’a traîné ici ? » Oui, mais ma sœur jumelle devait être là et je me doute que si je réponds par l’affirmative, il comprendra que je n’ai aucune envie d’être ici et je n’y tiens pas spécialement. Même si Micah est mon cousin, nous ne nous connaissons pas plus que ça après quinze ans sans nous voir, j’ai tout sauf envie de le froisser aujourd’hui et de décevoir ma mère qui risquerait d’être témoin de la scène. « Elle m’a demandé si je voulais l’accompagner. » Ce n’est pas un mensonge, mais ça donne moins l’impression que de venir ici aujourd’hui est une torture pour moi. « T’as le droit d’être honnête, je t’en voudrais pas d’être venu contre ton gré après toutes ces années à pas se calculer. » Les lèvres pincées, j’hésite à finalement dire ce que je pense maintenant qu’il m’y invite. Visiblement, même mon cousin qui ne m’a pas vu depuis plus d’une décennie arrive à lire en moi comme un livre ouvert. Je suis si mauvais pour mentir… « Ni même si tu me disais être venu pour boire et manger à l’œil. » Ses paroles m’arrachent un léger sourire. « Oui, bon, j’avoue que…» Je lance un regard qui veut tout dire en direction du buffet un peu plus loin. « Ça me donne faim. » Techniquement, je ne suis pas venu ici avec dans l’idée de m’empiffrer, mais j’aurais très bien pu le faire deux ans plus tôt alors que j’étais dans la rue pendant quelques mois. Ça aurait toujours été mieux que de faire les poubelles, soyons honnêtes. « C’est pas que j’avais pas envie de te voir… » Je me caresse la nuque d’une main, un peu mal à l’aise. « Juste que… j’aime pas spécialement les rassemblements avec des gens que je ne connais pas… » Surtout pas quand il s’agit de membres de ma famille, d’oncles et de tantes qui prétendent me connaître parce qu’ils m’ont pris dans leurs bras quand j’étais bébé.

De toute façon, on n’est pas ici pour parler de moi et je dévie donc rapidement la conversation sur mon cousin et mon père, le sujet de la journée. Je lui offre mes sympathies, bien loin de connaître la relation que Micah entretenait avec son père. « Va falloir que je m’habitue, mais je sais toujours pas trop quoi répondre à ça. » Je hausse une épaule en mettant mes mains dans mes poches. « T’es pas obligé de répondre quoi que ce soit. » C’est justement en se forçant à répondre quelque chose quand on ne sait pas quoi dire qu’on risque de créer des malaises. Bon, je suis mal placé pour le juger là-dessus, j’ai tendance à me mettre à dire n’importe quoi pour meubler les silences parce que ça me rend mal à l’aise. « Ta mère lui a rendu visite, au centre ? Avant que sa mémoire déraille totalement ? » Je hoche lentement la tête en jetant un regard un peu plus loin à la recherche de ma mère. « Oui, quelques fois je pense? Même s’ils n’étaient pas super proches depuis quelques temps, ça reste son frère… » Je grimace presque en prononçant ses paroles, pensant à Freddy et moi pendant un court instant. Je n’ai vraiment pas envie de reprendre contact avec mon frère à l’inverse de ma mère avec le sien. Je ne sais pas si c’est parce que mon frère et moi n’avons aucun lien de sang, ou que la relation que ma mère entretenait avec mon oncle était différente, mais voilà… merci, mais non merci. « Il parle souvent d’elle. Des vacances qu’ils passaient ensemble, comme s’il avait encore 20 ans. » - « Ah oui? » demandé-je, un peu surpris avant de lui offrir un sourire compatissant. « J’imagine que ça ne doit pas être facile, qu’il ne se souvienne pas… » Difficile pour son père, mais aussi pour sa famille immédiate, pour Micah qui devait passer pour le jardinier ou peut-être même le copain de sa mère si son père était coincé dans des souvenirs de quand il avait vingt ans. Je n’ai jamais connu personne souffrant d’Alzheimer, mais je n’imagine pas la douleur si ma grand-mère ne se souvenait plus de moi, par exemple.

Ce sujet me rendant mal à l’aise, nous prenons des nouvelles de l’un et de l’autre. « C’est cool ça, j’aurais mieux fait de faire appel à toi pour retaper la vieille Corvette de mon père. Il a une petite collection, si jamais ça t’intéresse. » Je fronce les sourcils en l’interrogeant du regard pour savoir s’il est sérieux. Parce que mon cousin et moi n’avons jamais été proches et je me demande donc ce qui lui prend soudainement d’avoir un intérêt en ma personne. Est-ce que la maladie de son père qui lui donne envie de nous connaître tout à coup? « C’est sûr que ça m’intéresse… » Ça n’a rien à voir avec la poubelle que je conduis, faute de moyens. « Je lui ai emprunté la Corvette et une Porsche 911. » - « Emprunté? » demandé-je, un sourire en coin. « Je ne voudrais surtout pas m’attirer d’ennuis en bricolant dessus si jamais… » Si jamais les voitures ne reviennent pas à Micah à la lecture du testament le jour où ils en arriveront là. Même si bon, ce ne sera clairement pas moi qui serai dans le pétrin si jamais ça arrive. « Mais j’avoue que j’ai pas eu beaucoup d’occasion de toucher à de si belles voitures… » J’arrive difficilement à cacher mon enthousiasme. « C’est drôle, c’est pas trop le genre de questions qu’on me pose d’habitude. Mais si je dois résumer, ma vie est un joyeux bordel. J’essaye de refaire un peu d’ordre… de revoir mes priorités. » J’imagine considérant que la majorité des gens doit déjà être au courant de sa vie en la suivant dans les médias. De mon côté, avec mes études, mon travail et ma relation avec Byron qui a maintenant pris fin, je n’avais pas le temps à perdre pour des potins. Je préfère encore qu’il me dise lui-même ce qui en est réellement. « Les médias peuvent bien dire ce qu’ils veulent, je suis bien placé pour savoir que tout n’est pas vrai. » Bien que certaines choses le soient, Freddy est loin d’être parfait et certaines histoires à son sujet sont loin d’être un mensonge. « C’est dommage comme tu dis, mais je lui en voudrais pas de ne pas être la sienne. De priorité. » Je hoche la tête en silence, ne souhaitant pas parler pour ma sœur qui n’est pas présente ici ce soir. Elle est assez grande pour lui dire ce qu’elle pense de lui et de tout le reste. « Tu fumes ? » Mon regard se pose sur le paquet de cigarettes qu’il me tend. « Depuis trop longtemps, oui. » Depuis que j’ai quatorze ans, pour être exact. Sans me faire prier, je prends une cigarette que je coince entre mes lèvres, puis je me penche vers lui pour qu’il l’allume avec son briquet. « Vous avez des nouvelles de Freddy, d’ailleurs ? » Je ne peux réprimer en léger rire tandis que je détourne la tête pour cracher une bouffée de fumer. « Oui et non. Je ne cherche pas vraiment à en avoir, pour être honnête. Moins je lui parle, mieux je me porte. » Ça a toujours été compliqué entre lui et moi. Pendant un court instant, j’ai cru que les choses pourraient changer, mais il m’a prouvé en partant aux États-Unis qu’il ne changerait jamais. « Il s’est poussé aux États-Unis « pour le travail », mais je pense que c’est surtout pour ne pas prendre ses responsabilités ici, avec sa fille. » Si ça se trouve, Micah connait peut-être déjà l’histoire. « Elle est peut-être mieux sans lui, remarque. » Je prends une autre bouffée de ma cigarette avant de le questionner. « Tu lui parles des fois, toi? Je sais que vous êtes dans le même milieu, même si bon, vous n’avez jamais eu l’air de vous apprécier… » La compétition était féroce entre les deux cousins.

Quitte à ce qu'on profite de lui, Micah préférait encore en faire l'exclusivité de sa famille. Il ne se faisait pas d'illusions sur la présence de Lincoln, et ne fut pas déçu de l'entendre avouer, une fois rassuré, qu'il n'était pas forcément à l'aise dans ces événements mondains. « T'aurais très bien pu refuser, et pourtant t'es là. Ça te rend bien plus courageux que certaines personnes que je côtoyais de façon régulière. » Ces parasites disparus des radars maintenant qu'il ne passait plus ses semaines à sortir et les arroser de champagne. Micah ne s'était jamais senti plus seul que face aux récents drames de sa vie, la sollicitude de ses amis ne suffisant pas à le conforter sur la légitimité des sentiments qui bouillonaient en lui. Curieusement, il s'était senti davantage compris parmi des groupes d'inconnus, avec qui il partageait une même culpabilité, qu'avec ses proches les plus compatissants. « Alors que ce soit de ton plein gré ou pas, merci d'être là. » avait-il ajouté en opinant du chef, avant de rompre rapidement ce moment un peu trop solennel. « Tu détesterais ma vie. Faire semblant de sourire dans des rassemblements avec des gens que je connais pas, c'est mon quotidien. Avec le temps, on finit par prendre ses marques. Tu sais, les gens sont tous pareils, ils aiment particulièrement parler d'eux. » Et lui ne faisait pas exception. Il espérait au moins que Lincoln se déride, et se sente moins accablé par cette honte de ne pas être à sa place.

La conversation sur son père était inéluctable, mais Lincoln avait au moins l'avantage de l'avoir connu, même brièvement. C'était bien plus que la plupart des invités, qui étaient pour la plupart des mécènes, ou des personnalités qui aspiraient à le devenir. Il haussa les épaules lorsque Lincoln lui assura qu'il n'était pas obligé de répondre. Il sentait pourtant qu'il avait cette responsabilité de continuer à représenter son père maintenant qu'il n'en était plus capable. C'était beaucoup pour un seul homme, d'être à la fois soi-même et la voix d'un autre. Il fut au moins rassuré de savoir que sa sœur lui avait rendu visite, pour grappiller quelques ultimes souvenirs heureux. « J'imagine... si les rôles avaient été inversés entre mon père et ma mère, je sais pas si j'aurais fait l'effort de lui rendre visite. » dit-il avec un cynisme assumé. Il n'en avait pas la moindre idée, mais son père l'aurait certainement obligé à le faire, au moins pour le décharger de futurs regrets. « On appelle ça le deuil blanc. J'ai appris beaucoup de choses en créant cette Fondation, sur mon père et sur moi-même. C'est pas facile non, mais aider les autres c'est le seul moyen d'en faire quelque chose de positif. » Ce deuil, qui n'était pas un deuil anticipé, était d'autant plus difficile à distinguer. Micah avait fini par se résigner à voir son père tel qu'il l'avait connu disparaître, tout en continuant à être là avec lui, pour lui. Les groupes de parole étaient une bouée salutaire dans ces moments de grande solitude, et même si Micah estimait avoir fait son deuil, il prenait toujours le temps d'écouter les autres de temps en temps, pour se déculpabiliser d'avoir abandonné le souvenir de son père.

Contrairement au reste des convives, Lincoln avait d'autres intérêts que la charité. Cette passion pour les voitures, Micah la voyait comme une porte d'entrée vers sa considération. Et il ne s'était pas trompé, car ses épaules semblèrent se détendre d'un coup, comme s'il avait prononcé des mots magiques. Son enthousiasme manifeste lui arracha un sourire ravi. « T'en fais pas, on en a parlé quand il en était encore capable. Je sais pas pourquoi, j'aurais plus confiance en toi qu'en moi pour en prendre soin. » Micah pourrait très bien donner son argent à un garage qui s'en mettait déjà plein les poches, mais il n'était pas tant question de réparer cette voiture que de créer un lien avec son cousin. « Tu sais où j'habite. » conclut-il sans se départir de son sourire. Si ça ne tenait qu'à lui, il aurait emmené Lincoln visiter le parking souterrain, où s'alignaient une dizaine de voitures plus ou moins prestigieuses, mais disparaître à son propre gala aurait fait mauvais genre. C'était difficile, de condenser 15 ans de vie en 5 minutes de conversation, et Micah se demandait d'ailleurs si sa vie mondaine intéressait Link tant que ça. Il préféra rester évasif, moins pour lui épargner des complexes que parce qu'il se trouvait franchement pathétique. «  Ça te donne quand même une idée du tableau. J'ai une vie sentimentale assez... mouvementée. Parait que je suis un bon amant, mais pas vraiment un bon mari potentiel. » Voilà qui était bien résumé, et qui pourrait au moins éveiller la curiosité de son cousin. Intérieurement, Micah riait de partager une cigarette avec Lincoln au moment où Freddy s'invitait dans la conversation. L'acteur, doublé de son cousin, était définitivement aussi nocif que le tabac. « Non, je suis comme toi. Moins je lui parle et mieux je me porte. » Il aurait pu ajouter qu'il était assez lucide pour savoir qu'il ressemblait trop à Freddy pour s'entendre tout à fait avec lui, mais c'était se tirer une balle dans le pied. « Comment ça se passe pour sa fille ? » demanda-t-il en tirant sur sa cigarette fraichement allumée. Tout le monde ignorait que Micah n'était pas tout à fait étranger à la décision précipitée de Freddy de s'envoler vers les Etats-Unis. Il ne se sentait pas coupable d'avoir fait fuiter cette information sur sa paternité, car elle aurait fini par sortir, et qu'il n'avait finalement fait qu'accélérer les choix de Freddy, qui sans surprise n'avait pensé qu'à sa petite personne.

Blast from the past. -- @Micah Tomlinson

« T'aurais très bien pu refuser, et pourtant t'es là. Ça te rend bien plus courageux que certaines personnes que je côtoyais de façon régulière. » Est-ce vraiment du courage ou non pas plutôt la peur de décevoir ma mère quand elle a clairement exprimé le besoin d’être accompagnée ici ce soir? Si elle ne m’avait pas demandé de venir avec elle, il n’y a aucun doute que je ne serais pas en train de renouer avec mon cousin à qui je n’avais pas parlé depuis une quinzaine d’années. « C’est drôle, c’est pas vraiment le premier adjectif qui me vient en tête lorsque je dois me décrire, mais bon. » À mes yeux, Micah est bien plus courageux que je ne le serai jamais considérant le mode de vie que son métier l’oblige à avoir. Ses moindres faits et gestes sont scrutés à la loupe, il se fait juger par des gens qui ne le connaissent pas et il ne faut pas grand-chose pour qu’il soit lapidé sur la place publique. Je ne suis peut-être pas dans son domaine, mais il me suffit de regarder aller mon frère pour comprendre que ce n’est pas pour moi. J’ai peut-être bien fait de ne pas poursuivre mon rêve de vivre de la danse au final, je préfère garder ma vie privée. « Alors que ce soit de ton plein gré ou pas, merci d'être là. » Les lèvres pincées, je hoche la tête un coup. « Il n’y a pas de quoi. » Je ne suis prêt à enterrer la hache de guerre avec mon frère, mais peut-être qu’il pourrait en être autrement avec mon cousin même s’il ne m’a jamais rien fait à proprement parlé. Disons que ça n’a jamais vraiment cliqué étant donné nos caractères respectifs, il ressemble beaucoup à Freddy en fait. « Tu détesterais ma vie. Faire semblant de sourire dans des rassemblements avec des gens que je connais pas, c'est mon quotidien. Avec le temps, on finit par prendre ses marques. Tu sais, les gens sont tous pareils, ils aiment particulièrement parler d'eux. » Je hausse les sourcils en poussant un long soupir. « Tu vois, c’est plutôt toi qui es courageux entre nous deux. Je te lève mon chapeau, je ne pourrais définitivement pas vivre comme toi. Ça ne te manque pas des fois d’être n’importe qui? De pouvoir aller acheter des bananes sans te faire dévisager? De prendre une décision sans te soucier de ce qu’on pensera de toi? » En même temps, comment pourrait-il retourner à sa vie lambda après la célébrité? Les gens ne l’oublieraient sans doute pas aussi facilement.

Il y a son métier, mais aussi sa situation familiale que je n’envie pas du tout, même si la mienne est loin d’être parfaite aussi considérant ma relation conflictuelle avec mon frère. Au moins, je me compte chanceux de toujours avoir mes parents. 33 ans, c’est si jeune pour perdre son père, ça m’attriste pour mon cousin qui ne semble pas très proche de sa mère, autant dire qu’il est devenu orphelin. « J'imagine... si les rôles avaient été inversés entre mon père et ma mère, je sais pas si j'aurais fait l'effort de lui rendre visite. » Je lui offre un sourire compatissant. « On ne choisit pas famille, hein… » Mais on peut choisir de garder nos proches dans notre vie malgré les différends ou passer à autre chose. Après tout, les liens de sangs n’obligent personne à garder contact avec quelqu’un qui n’apporte que du négatif. J'aurais aimé que les choses soient différentes avec mon frère, mais j’ai accepté que jamais je n’aurais avec lui la relation que j’entretiens avec Tessa. « C’est si pire que ça avec ta mère? » J’ai tendance à croire à tort que toutes les mères sont comme la mienne, mais étant donné la façon dont Micah parle de ma tante que je ne connais pas beaucoup, j’en viens à la conclusion qu’elle n’a sans doute rien à avoir avec maman. « On appelle ça le deuil blanc. J'ai appris beaucoup de choses en créant cette Fondation, sur mon père et sur moi-même. C'est pas facile non, mais aider les autres c'est le seul moyen d'en faire quelque chose de positif. » - « Le deuil blanc hein? » Je note ça dans un coin de ma tête pour faire davantage de recherche sur le sujet. « Tu aurais pu t’asseoir sur tes lauriers, c’est tout à ton honneur de vouloir faire quelque chose de bien. » Pas que ce qu’il faisait avant ne l’était pas, je n’en sais rien en fait, mais j’essaie de lui remonter le moral comme je veux en l’encourageant. Et puis parce que je trouve sincèrement que ce qu’il fait est louable. C’est souvent en vivant les épreuves les plus terribles qu’on accomplit les plus belles choses. « Est-ce que tu prévois des genre d’activités pour la fondation? » Pour la faire connaître, amasser des fonds ou encore peut-être changer les idées des proches-aidants de gens souffrant d’Alzheimer. Je ne connaissais pas beaucoup mon oncle non plus, mais peut-être que je pourrais m’impliquer d’une façon ou d’une autre si quelque chose m’intéresse. J’ai toujours aimé aider Tessa au refuge alors pourquoi pas la fondation de mon cousin?  

Depuis le temps, Micah est devenu un inconnu pour moi et je ne suis pas certain que nos personnalités iront bien ensemble, mais son invitation à aller voir la collection de voitures de son père me montre une certaine ouverture à rattraper le temps perdu et me motive à vouloir sincèrement m’impliquer auprès de sa fondation. « T'en fais pas, on en a parlé quand il en était encore capable. Je sais pas pourquoi, j'aurais plus confiance en toi qu'en moi pour en prendre soin. » Je hausse les épaules avec un petit sourire rempli de fierté au coin des lèvres. « J’imagine que ça aide que ce soit mon domaine? » réponds-je en riant. Plus que quelques semaines avant l’obtention de mon diplôme. « C’est pas vraiment le genre de voiture qu’on voit à l’école, j’en prendrais grand soin promis. Ça serait un honneur. » Rien que la simple pensée d’aller faire une test routier après avoir fait des réparations sur ces voitures m’emballe au plus haut point. Le bruit de leur moteur vrombissant sera comme de la musique à mes oreilles. « Tu sais où j'habite. » Les mains dans les poches, je lui souris davantage en hochant la tête. « Okay, oui. Tu me donnes ton numéro? » Je sors mon téléphone de mes poches pour accéder à ma liste de contacts. « Je ne le vendrai pas promis, je le garderai pour moi. » Tiens, j’aurais pu vendre celui de Freddy pour quelques billets. « Comme ça on pourra s’arranger quand ça te convient, ton horaire doit être plus rempli que le mien. » Entre les auditions, les tournages et compagnie. « Ça te donne quand même une idée du tableau. J'ai une vie sentimentale assez... mouvementée. Parait que je suis un bon amant, mais pas vraiment un bon mari potentiel. » Je fronce les sourcils en riant un peu mal à l’aise. « Ah? C’est ce que les tabloïds disent? Bon après, est-ce que c’est vraiment important? Tant que toi tu connais la vérité… enfin à moins que tu prennes tes conquêtes chez tes fans? » Ça doit déjà être tellement compliqué de rencontrer quelqu’un qui s’intéresse à lui pour les bonnes raisons et non pas seulement pour sa notoriété. « Et qu’est-ce qu’ils te reprochent au juste pour dire que tu ne serais pas un bon mari? » demandé-je curieusement avant d’enchainer sur le sujet de mon frère. « Non, je suis comme toi. Moins je lui parle et mieux je me porte. » C’est plus fort que moi, je tends ma main pour lui faire un high five, ce que je me retiendrais clairement de faire si ma sœur jumelle était dans les parages. « Comment ça se passe pour sa fille ? » - « Bien je pense. Je la vois de temps en temps quand Tessa la garde. Elle est mignonne. » Plus que son père. « Je trouve juste dommage qu’il soit débarqué dans sa vie pour se pousser peu de temps après. Au moins Chloe est jeune, elle ne risque pas de s’en souvenir. » Sauf que les adultes autour d’elle s’en souviennent, eux. Freddy me déçoit, jamais je ne l’aurais cru capable d’abandonner sa fille ainsi. « Après, ce n’est peut-être pas une mauvaise chose qu’elle soit privée d’une mauvaise influence comme lui si tu veux mon avis… » Je me passe une main dans les cheveux en soupirant. « T’as des enfants ou tu te contentes de jouer au Casanova? » lui demandé-je sans pouvoir réprimer mon petit sourire amusé.

L'assurance de Lincoln était à son image, trop timide pour accepter le moindre compliment. Elle n'était de fait pas héréditaire, à en juger par celle que Micah témoignait au quotidien.  « Ah bon ? Tu utiliserais quel adjectif ? » demanda-t-il, curieux de découvrir à quel point la perception de son cousin sur son propre caractère s'opposait à l'arrogance de son frère. Il n'y avait pas assez de place dans une famille pour autant de vanité, raison pour laquelle Micah se demandait parfois si un frère ou une sœur auraient pu anoblir certains de ses défauts. « C'est un peu l'avantage de se perdre de vue pendant longtemps, on peut se réinventer. Donne-toi au moins cette chance d'être qui tu as envie d'être ce soir. » Micah avait beaucoup de travers, mais il s'était révélé particulièrement doué pour redonner confiance aux gens qui en manquaient parfois. Dans ses yeux, la fierté brillait plus fort que les récompenses auquel il prétendait pour ses rôles. L'humilité de Link le poussa à retourner la situation, élevant son cousin à un statut qu'il n'était pas assez modeste pour nier. Micah y avait déjà réfléchi, à cette vie qu'il aurait pu vivre s'il n'avait pas choisi le camp de son père aussi jeune, et si sa mère avait réussi à le convaincre qu'il existait d'autres alternatives à son avenir. Mais ses choix étaient irréversibles. L'heure n'était pas aux regrets. « Est-ce que quelque chose qu'on n'a jamais connu peut vraiment nous manquer ? J'ai commencé trop jeune pour avoir la moindre idée de ce que c'est d'avoir une vie normale. » Son père l'avait poussé jeune, sans que Micah n'y oppose aucune résistance. Cette vie de gloire, tout le monde en rêverait. Mais personne ne pouvait imaginer les sacrifices qu'elle impliquait. « Parfois j'aimerais bien que mes erreurs ne soient pas le sujet de discussion de gens que je connais même pas, mais en même temps je suis trop attaché à être reconnu quand je fais les choses correctement. Alors j'imagine que c'est juste le revers de la médaille. » avait-il conclu en hochant les épaules, leçon qu'il avait fini par apprendre et intégrer, résigné à laisser aux autres le loisir de le raconter dans des gros titres souvent trompeurs, toujours racoleurs.

Naturellement sa mère, qui n'était extraordinairement pas très loin, s'invita dans la conversation. Ce fut bien moins pour la gratifier d'avoir voulu faire autre chose de sa vie que pour continuer à l'accabler, réflexe que les déceptions répétées lui avaient enseigné. Même en prenant conscience de ses bonnes intentions, Micah ne pouvait pas se résoudre à la croire tout à fait innocente. Elle était partie sans un regard en arrière après tout. « Disons qu'on se parle pas beaucoup elle et moi, même si j'oublie de plus en plus pourquoi. » Ses ressentiments semblaient s'amenuir à mesure que déclinait la mémoire de son père. Ce dernier n'était à l'évidence pas étranger à l'amertume que Micah nourrissait envers sa mère. Cet amour devenu colère avait débordé, ensevelissant les quelques souvenirs bienveillants que le fils gardait de leur petite famille. Micah ne voulait pas s'attarder sur ce sujet, car même s'il n'avait aucun problème à se confier facilement, il n'était pas assez en phase avec ses sentiments pour se permettre d'avoir un discours tranché. Il ignorait ce que c'était d'avoir une mère présente et aimante, mais finissait par réaliser qu'il ne lui avait pas non plus laissé assez d'espace pour le devenir. Link sembla le percevoir, le questionnant plutôt sur le programme de la Fondation. Un sujet qu'il maitrisait bien mieux que les relations maternelles. « Oui on recherche des gens pour animer des ateliers. Ça peut être n'importe quoi du moment que c'est stimulant pour le cerveau. » Micah misait sur sa notoriété pour faire rayonner sa cause, mais surtout sur la solidité de l'expertise des professionnels desquels il espérait s'entourer. Lui n'était que la vitrine d'un projet plus important que lui.

Micah n'était pas tout à fait honnête sur la nature de ce testament que lui avait légué son père. Ce n'était pas qu'une promesse obligée faite lors de moments de lucidité, mais bien des vidéos qu'il avait trouvées sur son ordinateur, dans lesquelles il évoquait son patrimoine, mais aussi son désir d'être accompagné vers la mort le jour où il ne serait plus capable de se la donner lui-même. Un lourd secret que l'acteur gardait encore pour lui tant qu'il n'était pas prêt à le divulguer. En attendant, ses collections étaient un bien maigre réconfort qu'il se ferait plaisir à partager pour s'extraire de la solitude. « C'est sûr que c'est pas anodin. » répondit-il avec un sourire en coin. Il aurait été bien moins confiant à l'idée de laisser une Porsche aux mains de Tessa ou Freddy. Il opina lorsque Link assura en prendre grand soin. Il n'en doutait pas. Le rendez-vous fut scellé, ou tout du moins sa promesse, dans le téléphone de Lincoln que Micah attrapa pour y rentrer jalousement son numéro. « Je t'enregistre ça. » dit-il en tapant, la voix inquiète de son assistant Gary résonnant dans sa tête comme chaque fois qu'il s'apprêtait à faire quelque chose de potentiellement dangereux. D'ordinaire Micah devait faire transiter toute demande par lui, mais Lincoln était de sa famille et il n'avait aucun compte à rendre. « Je suis souvent en vadrouille alors hésite pas à me contacter quand tu veux pour s'organiser. » suggéra-t-il, rendant le téléphone à son cousin. Il ne savait pas pourquoi il s'était aventuré sur le terrain de sa vie sentimentale, mais c'était bien un sujet dont Micah n'avait jamais honte tant il semblait intéresser les gens. « Pas seulement les tabloïds, c'est un peu un constat. » dit-il résigné. Il était particulièrement volage, c'était un fait indéniable, à tel point qu'il était incapable de garder une relation factice. « J'ai jamais eu de relation avec une fille qui soit pas un minimum connue. Quand on est dans ce milieu c'est un peu un vase clos. C'est peut-être ça le problème. » Peut-être que Link connaissait des femmes honnêtes et sans exubérance qui pourraient lui trouver un certain attrait, mais en vérité Micah ne pouvait pas se sortir Lena de la tête, et l'échec amer de leurs derniers échanges. Il ne put réprimer un rire en constatant que leur animosité envers Freddy était un autre point commun, acceptant avec un plaisir non dissimulé de taper dans la main apaisée que lui tendait Link. « Il était au courant que sa copine était enceinte ? » demanda-t-il pour jauger du niveau d'inconscience de Freddy. A vrai dire, Micah n'était pas bien certain d'avoir agi différemment si on lui avait appris qu'il avait une fille en chair et en os. Les femmes avaient parfois des stratagèmes assez déloyaux pour s'accrocher à une relation. « Comme tu dis, c'est pas plus mal si elle peut vivre à l'abri de tout ça. » Sur ça ils pouvaient au moins s'entendre, et c'était certainement la conclusion à laquelle était arrivé Freddy pour se persuader de ne pas être un si mauvais père après tout. Il hocha la tête en réponse à la question de Link sur sa propre paternité. Les expériences de Penny, Maddy ou même Rory l'avaient définitivement convaincu qu'il n'était pas prêt. « Pas que je sache non, et je sais pas trop comment je réagirais si on m'apprenait demain que j'étais père. Avec suspicion dans un premier temps... » Qui serait assez naïf pour s'embarquer dans cette aventure sans une preuve formelle et scientifique ? « Toi t'en voudrais ? Personnellement j'aurais absolument pas le temps, c'est pas très compatible avec la vie que je mène en ce moment. »