Il paraît que ne pas avoir vu The Artist lorsqu'on va sur ses quarante ans et qu'on a comme meilleur ami un acteur, ça craint. C'est en tout cas ce qu'Andrew n'a pas manqué de lui faire remarquer lorsqu'iels ont regardé ensemble la programmation des films projetés au Twelve Happy Spectators à l'occasion des Roaring Twenties. Alors Eve, bonne élève, lui a promis qu'elle irait le voir – sans lui, puisque cette séance ne tombait pas en accord avec ses disponibilités complexes et alambiquées. Impossible d'amener Ella avec elle puisqu'il s'agit d'un film muet qui ne saurait capturer son attention d'enfant et sa patience bien limitée pendant plus de dix minutes, elle a donc confié sa princesse à une amie de l'école – à charge de revanche, bien sûr. De retour chez elle, elle a enfilé une robe on-ne-peut-plus-discrète qu'elle n'avait pas sorti de son placard depuis des mois, peut-être des années. Il faut dire qu'elle ne se verrait pas aller travailler à l'école ainsi vêtue, et que ses soirées ne sont pas assez nombreuses ces temps-ci pour qu'elle en ait éculé sa garde-robe plus classique. Elle se maquille sobrement dans les mêmes teintes, n'ayant jamais eu de grands talents dans le domaine mais tenant à s'immerger dans l'ambiance décrite en ligne – à savoir se mettre sur son trente-et-un. Surmontant le tout d'une longue veste de blaser rose – qui, elle, n'avait pas pris la poussière – et y ajoutant des escarpins noirs, elle attrape au hasard une bague de la même couleur que sa tenue puis passe la porte de chez elle, son sac à main pendant à son bras. Elle ne peut s'empêcher de constater qu'il est étonnamment léger lorsqu'il ne contient pas tout le nécessaire pour parer aux éventuels soucis d'Ella, mais chasse cette pensée de son esprit aussitôt qu'elle voit le bus arriver. Sans surprise, la Daxson n'a pas manqué d'attirer l'attention durant le trajet la conduisant de Bayside à Fortitude Valley, mais elle s'en fiche, espérant simplement être dans le thème de l'événement quand bien même elle n'y connaisse pas grand chose, aux années 20.

Arrivée dans le petit cinéma de quartier, Eve observe avec des yeux brillants tout le décor fastueux qui a été mis en place pour l'occasion. C'est beau, ça brille, et il y a même un immense tapis rouge et un sosie de Charlie Chaplin qui la fait sourire. Après avoir acheté son ticket – sur lequel elle a eu le droit à une remise grâce à sa tenue, son trente-et-un ayant donc été remarqué –, elle remarque une boîte à donation dans laquelle elle glisse un peu d'argent avant de se rapprocher du bar. Il lui reste un peu de temps avant la séance, raison pour laquelle elle compte commander une boisson et sans doute picorer une ou deux mignardises avant d'aller s'installer dans la salle. C'est en tout cas ce qu'elle prévoyait de faire jusqu'à ce qu'un liquide inconnu n'atterrisse sur sa robe et en inonde tout un pan, tandis que ses yeux s'écarquillent pour tomber sur le responsable qui a l'air aussi effaré que gêné. « Oh mon dieu. » Elle n'a pas le temps de dire quoi que ce soit, pas même de l'excuser par avance pour sa maladresse – il n'a pas fait exprès, elle s'en doute et ne lui en veut même pas –, que l'inconnu se comporte de la plus improbable des façons : il vide ce qu'il restait dans son verre sur sa propre tête. Un hoquet de surprise échappe à la brune dont les yeux sont plus ronds que jamais. Autour du duo il y a des rires, mais Eve ne sait pas quoi faire – une part d'elle a envie de rire, l'autre est subjuguée par ce qu'il vient de se passer. Un serveur s'approche et l'inconnu s'empare de son torchon, non pas pour essuyer ses pauvres cheveux trempés mais bien la tenue de la Daxson qui se demande toujours si elle n'a pas rêvé. « Je suis vraiment désolé, c’est ce foutu tapis, je me suis pris les pieds… » « C'est pas grave, vraiment. » Surtout qu'il ne va pas réussir à éponger grand chose maintenant que le torchon est imbibé de cocktail. Ça ne l'était déjà pas avant, mais ça l'est encore moins maintenant qu'il est aussi trempé qu'elle. « Je vous propose pas un verre ? » Cette fois Eve laisse échapper un rire. « Pas si vous le buvez par vos cheveux, » objecte-t-elle, toujours épatée par la réaction démesurée qu'il a eu. Un peu gênée, aussi, parce qu'elle se sent responsable du fait qu'il soit trempé et couvert de ridicule à cause du liquide qui lui coule des cheveux sans doute jusqu'au dos. « Si vous me promettez de ne pas vous le vider sur la tête, je vous en offre un pour remplacer le vôtre, » propose-t-elle alors, pour dissiper un peu le malaise et pour qu'iels s'éloignent des quelques personnes qui pouffent autour. D'un signe de la tête, elle incite alors l'inconnu à la suivre jusqu'au bar où heureusement personne ne les suit. « Ça vous arrive souvent, de réagir comme ça après avoir trébuché ? » qu'elle demande avec un léger rire dans la voix, plus amusé que moqueur. Un verre à la main, certes, mais initialement il n'a que trébuché... Et il s'est renversé sa propre boisson dessus exprès, comme pour qu'iels soient à égalité dans leur malheur vestimentaire. « Moi c'est Eve, au fait, » se présente-t-elle, car quitte à avoir des tenues assorties autant qu'iels aient aussi les prénoms l'un de l'autre.

Tenue :

La robe généreusement décorée par le contenu du verre d'un inconnu, Eve n'est pourtant pas capable de lui en vouloir. Ce n'est qu'une maladresse, elle s'en doute avant même qu'il le formule et n'a d'ailleurs pas besoin qu'il le fasse pour ne pas lui en tenir rigueur. Encore moins lorsque, comme pour se faire pardonner, il vide le reste de son verre sur sa tête. Les yeux de la brune s'écarquillent comme deux soucoupes alors qu'elle laisse échapper un hoquet de surprise. Elle se serait attendue à tout comme réaction sauf à ça. S'en suivent des excuses dont la Daxson n'a pas besoin pour déjà pardonner le pauvre maladroit. Il n'avait pas non plus besoin de s'asperger à son tour de cocktail pour qu'elle ne lui en veuille pas, c'est certain, mais c'est aussi trop tard. Alors forcément, lorsqu'il suggère qu'il ne devrait pas lui proposer un verre, elle confirme : s'il compte laisser ses cheveux boire à la place de sa bouche, il ne vaut mieux pas. « Je ne peux rien promettre, c’est comme ça qu’ils poussent. » La réponse lui arrache sans mal un sourire. La brune a toujours eu le pardon facile, un peu trop sans doute – sûrement –, incapable de lui tenir rigueur d'une maladresse qui n'avait rien d'intentionnel. Il semble trop désolé pour que ce soit le cas, après tout. Alors c'est elle qui se retrouve à lui proposer un verre, en échange de la promesse qu'il le boira et ne le versera pas sur ses cheveux. « ça je peux le promettre. » L'inconnu porte sa main à son cœur avant de poursuivre. « Je jure solennellement que je ne me verserai pas d’autre verre sur la tête. » « Parfait, » affirme-t-elle avec un nouveau sourire, avant de l'entraîner jusqu'au bar où iels pourront effectivement commander de nouveaux verres et les boire cette fois.

Souhaitant dissiper le malaise qui flotte encore un peu dans l'air comme en témoigne le rire gêné de son interlocuteur, Eve choisit de plaisanter au sujet de sa réaction exagérée après une simple maladresse. Trébucher, même un verre à la main, ça arrive à tout le monde et ça ne mérite pas un tel châtiment. « Je sais franchement pas ce qui m’a pris, je voulais qu’on soit sur un même pied d’égalité j’imagine ? » Elle remarque que le brun rougit et elle s'en sentirait presque responsable, à moins que ce soit sa propre réaction qui l'embarrasse à ce point. Elle jette un coup d'œil à sa propre tenue puis à celle de l'homme qui lui fait face, constatant alors qu'effectivement iels sont bien sur un pied d'égalité à présent. Mission accomplie, elle suppose. « Je crois que c'est réussi. » Ce n'était peut-être pas la chose à dire mais c'est un peu tout ce qu'elle a trouvé. Ça, et se présenter car iels semblent parti·es pour discuter et devraient donc connaître leur prénom respectif. « Je suis… gêné. Heu. Cody. Je suis Cody. » Elle est tentée de répondre « Enchantée, Gêné Cody. » mais en le voyant si nerveux elle s'abstient. Elle aimerait juste le détendre un peu, absolument pas accroître le malaise qui émane de son corps entier. Et elle n'est pas sûre que son humour approximatif suffira à cela, pour être honnête. « Je suis pas comme ça d’habitude. » Elle espère que non, ne souhaitant à personne d'être si tendu en permanence. « En même temps, je ne renverse pas des verres sur des gens d’habitude. » Eve secoue la tête de gauche à droite. « Ça arrive à tout le monde. » Raison pour laquelle elle l'en excuse encore une fois, espérant le mettre à l'aise et surtout qu'il cesse de s'en vouloir. « J’ai gâché votre jolie tenue. » La brune esquisse un sourire. « C'est pas grave. Un passage à la machine et je suis sûre qu'elle sera comme neuve. » Et si ce n'est pas possible alors elle la lavera à la main, pas de quoi en faire un drame. « Je ne la mets pas souvent, de toute façon, » ajoute-t-elle. Il faut avouer qu'elle n'a jamais eu l'idée d'arriver ainsi vêtue devant ses élèves, même si elle est presque certaine qu'iels la regarderaient tou·tes avec des étoiles dans les yeux comme lorsqu'elle arbore le moindre joli bijou en classe. « La mienne aussi. Pas sûr qu’ils nous autorisent à nous asseoir dans le cinéma. » Son regard semble scanner de haut en bas la dite tenue qui, effectivement, a été copieusement aspergée. « J'espère que si. » Elle est venue pour ça, après tout. « Mais si jamais ce n'est pas le cas, on reviendra prendre un verre ici, » propose-t-elle avec un énième sourire. Elle est comme ça Eve, elle tente de tirer le positif de toutes les situations et se dit qu'une tenue gâchée ce n'est pas si cher payé pour une nouvelle rencontre. « Qu'est-ce que vous voulez boire alors ? Un cocktail ça vous dit, ou vous préférez du soft ? » Refusant de l'inciter à consommer de l'alcool si ce n'est pas son souhait, elle lui propose une alternative avant de commander pour sa part le cocktail 20s dont le nom est écrit en grand tout en haut de la carte affiché sur le mur. « Vous veniez aussi voir The Artist, alors ? Vous l'avez déjà vu ? » Réalisant que ce qu'elle dit peut sembler absurde, elle précise sa pensée. « Moi je ne l'ai jamais vu, ce qui est une honte selon mon meilleur ami. » Quelle idée d'avoir un meilleur ami dans le monde du cinéma, en même temps.

HRP :