Cela fait quelques jours que Madison a posé sa petite valise dans la chambre d’ami de Saddie. C’est temporaire, voilà ce qu’elle répète, à elle-même mais surtout à sa soeur, à qui elle raconte que le plombier va bientôt passer réparer la chaudière. Elle tient le mensonge si bien qu’elle devient presque persuadée que l’eau sera froide si elle ouvrait le robinet de la douche, dans son appartement. Mais elle n’y a pas remis les pieds depuis qu’elle est chez Saddie. Elle ne sait même pas exactement ce qu’elle fait chez Saddie, à vrai dire. Dans la conversation whatsapp qu’elle partage avec Olivier depuis des années maintenant, les textos s’empilent, quasiment tous les jours, la suppliant d’accepter un verre, une discussion, de le pardonner ; Madison a fini par archiver la conversation pour ne plus la voir quand elle prend son téléphone. Mais ce n’est pas aussi simple qu’elle le voudrait, au fond. Parfois, elle aussi répond. Parce qu’Oliver lui fait de la peine, ou lui fait peur - parce qu’il dit qu’il n’a plus le goût à rien sans elle, qu’il pourrait crever s’ils ne se remettaient pas ensemble, et que Madison commence à s’inquiéter qu’il se jette d’un pont. Ou qu’il débarque chez elle. Elle ne sait pas ce qui la terrifie le plus.

Alors elle a pris refuge chez Saddie, quelques jours, le temps de se calmer, de pouvoir retourner dans son appartement sans être prise de nausée. Elle se dit qu’Oliver va finir par abandonner, qu’il se comporte ainsi parce que tout est frais. Seulement quelques semaines se sont écoulées. A peine assez pour que la pommette de Madison se referme. Son annulaire gauche, lui, est toujours foulé, tenu par une petite attelle. Les bleus de ses côtes ont changé, comme des fleurs durant les saisons, passant d’un bleu violet vif à un jaune vert éteint. Mais ce ne sont pas les marques sur son corps qui l’inquiète, au fond. C’est son esprit embrumé, angoissé, que les gorgées de vin ne suffisent plus à calmer.

Installées dans le canapé moelleux, Saddie et elle sont entourées de snacks plus sucrés et gras les uns que les autres : cookies, chamallows, brownie, pot de glaces. En fond, un énième épisode de friends tourne. « Je ne comprends pas ce qu’ils attendent pour faire un spin-off sur Emma et sa vie », dit Madison d’un ton soucieux, avant de boire une longue gorgée de vin blanc. Elle plonge sa main dans le paquet de chips que tient Saddie et porte le butin à sa bouche, sentant le sel se coller à son palais. Puis, elle se redresse et se penche vers la table basse pour attraper un paquet de bonbon, et sans faire exprès, donne un coup de coude dans son verre d’eau qui tombe sur le sol dans un bruit d'éclat qui fait sursauter Madison, son visage devenant tout pâle. « Oohhhh mince mince mince », elle commence d’une voix catastrophée, bondissant hors du canapé,  « Je suis désolée, je suis désolée », elle répète, agitant ses mains, ramassant le verre, l’anxiété en elle montant en flèche sans qu’elle comprenne pourquoi - elle a peur, tout à coup, que Saddie hausse la voix, la gronde, elle se sent comme une enfant maladroite et stupide.

@Saddie Kwanteen  

Madison ne compte plus les fois où on a souligné sa maladresse. Depuis qu’elle est petite, ses parents lui reprochent d’être dans son monde, déconcentrée, la tête dans les nuages, rêveuse ; les descriptifs ne manquent pas et le ton acide avec lequel on lui colle l’étiquette lui a toujours fait comprendre que c’était quelque chose dont il fallait s’excuser. Ce n’est pas la première fois qu’elle renverse et même casse un verre, et Saddie a assez grandi avec elle pour connaître ce trait de sa personnalité. Pourtant, en cet instant, Madison voudrait complètement disparaître de la surface de la terre, elle entend la voix d’Oliver qui lui dit qu’elle est une incapable, qu’elle ne fait attention à rien et elle sent les bleus sur ses côtes la tirer, parce qu’elle a l’impression qu’il va débarquer dans la pièce, alors que non, elle est chez Saddie, en sécurité, il ne sait pas où elle est, elle est en sécurité, elle - « Heeeeeey t’inquiètes, c’est juste de l’eau et un verre tout pourri. » Madison l’entend à peine, trop occupée à être dans sa petite boucle d’anxiété. « Heureusement que c’est pas ton verre de vin et que j’ai pas encore reçu mon nouveau tapis. » Madison porte ses mains à sa bouche, paniquée et effarée par la perspective de ruiner le tapis de sa sœur. Elle s’apprête à s’excuser encore mais Saddie la coupe :  « Stop. Arrête-toi. Assieds-toi. Et garde un œil sur Nutella. »

S’il y a quelque chose que Madison sait bien faire, c’est obéir. Elle a été éduquée pour. Elle se redresse, secoue la tête, s’asseoit sur le canapé à côté du chat, son coeur palpitant dans sa poitrine. Saddie revient avec une petite balayette et une pelle, et Madison tend la main pour les prendre et s’en occuper, parce que c’est sa faute, c’est elle qui a cassé le verre, c’est elle qui devrait réparer l’erreur. Elle veut absolument réparer l’erreur. Faire quelque chose. « Tu es sûre que ça va ? » Ce n’est que quand Saddie pose la question que Madison réalise que ses mains tremblent, et elle les pose sur ses genoux en serrant les poings pour essayer de les calmer. « Désolée, je, euh… » Elle bredouille, s’excusant à nouveau, « c’est juste que tu es déjà bien gentille de m’accueillir, et moi je suis stupide et je ne fais pas attention et j’abime tes affaires, je… » Elle inspire, secoue la tête. « Promis, je vais faire attention », elle affirme. Elle ferme les yeux, sent que sa respiration a du mal à se calmer. Elle aimerait éviter de faire une crise d’angoisse devant Saddie - qui a assez grandi avec Madison pour l’avoir déjà vu avoir de telle crise, même si à l’époque, personne n’appelait ça comme ça. Leurs parents disaient simplement que Madison faisait un caprice ou était trop sensible. « Je suis trop conne, pardon », elle grimace entre ses dents.

@Saddie Kwanteen  

Si Madison angoisse à l’idée que Saddie s’énerve et comme les scénarios catastrophes dans son cerveau fatigué, elle s’attend à tout sauf à ce que son visage s’adoucisse de la sorte. Saddie a toujours ce côté pétillant et parfois un peu brut, comme Archie. Mais l’atmosphère du salon a changé, sa soeur s’est assise à côté d’elle avec son chat sur ses genoux, dans des mouvements calmes, un sourire aux lèvres, et une attitude si posée que Madison se sent à la fois apaisée et encore plus inquiète - comme si la douceur lui était devenue si étrangère qu’elle ne savait plus comment réagir à sa présence. « Madi ? » Saddie se tourne vers elle, et Madison n’arrive pas à soutenir son regard. Elle a l’impression d’être un verre qui vacille sur le sol, prêt à exploser elle aussi. Pourquoi est-ce qu’elle ne sait plus respirer ? C’est pourtant facile de respirer, non ? Elle mord l’intérieur de sa joue et inspire. « J’ai l’impression que ce n’est pas le verre brisé au sol qui te met dans cet état, je me trompe ? » Madison répond n hmmmm qui n’engage à rien, parce qu’elle ne sait pas quoi faire. Elle a l’impression qu’on l’observe sous une loupe. Mais bizarrement, c’est un regard doux. C’est ça qui la terrorise plus que tout. Et si elle parlait à Saddie ? Que se passerait-il ? Pourrait-elle seulement tout lui dire ?  Tout se bouscule dans son cerveau, sa gorge. « Tu peux tout me dire tu sais, il en faut beaucoup pour me choquer. » Madison a un espèce de rire jaune, parce qu’en réalité, Saddie tomberait de sa chaise si elle apprenait la vérité. « Non, c’est rien… » bredouille Madison, la tête toujours baissée. Mais Saddie ne s’arrête pas là, et elle pose sa main sur celle de Madison, dans un geste si délicat que les larmes montent instantanément aux yeux de Madison. Elle serre les dents à s’en faire mal à la machoire.  « Et si tu veux que ça reste entre nous je peux aussi te promettre de ne rien dire à personne. »

C’est drôle, de toute sa vie, Madison n’a jamais parlé de relations amoureuses avec Saddie. Elle ne sait même pas qui sa soeur fréquente, étonnemment mystérieuse sur le sujet pour quelqu’un de si ouvert. Elle mentionne des garçons de temps en temps, mais c’est toujours des petits détails jetés dans une conversation sans suite. Même deux ans de relation avec Oliver, Madison n’a jamais raconté à sa soeur quoi que ce soit - positif ou négatif. Comment partir de là, et en arriver à une conversation aussi sérieuse, pense Madison. Comment ouvrir le dialogue en lui disant la vérité. « J’ai pas rompu avec Oliver parce qu’il voulait qu’on vive ensemble. C’est… » Mais la voix de Madison s’éteint. Elle n’arrive pas à continuer. Elle inspire. « Je ne l’ai dit à personne », elle continue, à voix basse. La seule personne vraiment au courant, c’est Jo, et Madison ne lui a pas dit : elle l’a juste mise devant les faits en lui demandant d’aller la chercher. « Et je ne veux pas, c’est juste que.. C’est dur », elle articule lentement. Dur de ne rien dire. Dur d’avoir l’impression qu’on va exploser. « J’ai peur », elle avoue, les yeux fermés pour retenir ses larmes.


@Saddie Kwanteen