Toutes les traditions n'étaient pas bonnes à transgresser. Après s'être frayé un chemin entre les couples qui batifolaient et les groupes d'amis rieurs, Charlie déploya dans l'herbe la nappe à carreaux sur laquelle Harper et lui apprécieraient de se retrouver pour un tea time minutieusement programmé. Fingers, scones et autres pâtisseries, absolument rien n'était laissé au hasard. « Milady. » dit-il en invitant Harper à s'asseoir avec une excessive galanterie. Le mois des fiertés, d'ordinaire festif, avait cette année été émaillé par les actes de vandalisme perpétrés à la salle de sport de Charlie. Des actes pour lesquels ce dernier avait arrêté de chercher des coupables, ou même des explications autres que la haine qui s'exprimait quotidiennement à l'encontre des minorités. Il aurait préféré passer ses semaines autrement qu'à racler les fonds de tiroir pour financer la réparation des vitres brisées, repeindre les murs bariolés de messages homophobes, ou encore racheter le matériel saccagé. Si en apparence Charlie ne perdait pas de son optimisme, la confiance qu'il avait réussi à instaurer en avait pris un coup, le rappelant un peu trop violemment à la réalité d'un monde qu'il s'évertuait de rendre meilleur. La fréquentation avait diminué les jours suivants l'incident. Les membres les plus cyniques de sa famille lui diraient qu'il était inévitable d'éveiller quelques rivalités en faisant preuve d'autant de fierté communautariste. Qu'il ferait mieux d'être discret et d'afficher ses convictions avec un peu moins d'ostentation. Et c'était bien la raison pour laquelle il ne les avait jamais invités à venir s'entrainer dans sa salle pour cracher leur mépris tout aussi manifeste envers ce qu'il avait accompli et la joie que ça lui procurait. Le mal était derrière lui désormais. Un nouveau mois, symbolisant une page qu'il était prêt à tourner. Les dégâts avaient été réparés. La confiance était en voie d'être regagnée. Alors ce n'était pas un sujet sur lequel il avait envie de s'appesantir. Il savait Harper réceptive à ses combats et à ses idées. Elle l'avait naturellement soutenu les semaines qui avaient suivies le drame, s'offusquant même de ne pas pouvoir faire davantage. Pendant plusieurs jours Charlie avait cessé de donner des nouvelles, accaparé par les coups de téléphone, les rendez-vous avec les fournisseurs et les caprices des artisans. Ce n'était pas son genre, d'être si distant, si préoccupé. Tout le monde avait compris, et tout le monde avait su où le trouver la plupart du temps. « Par quoi tu veux commencer ? » demanda-t-il en tirant des boites estampillées de leur patisserie fétiche. D'ordinaire ils prenaient le temps de cuisiner, mais aux grands maux les grand remèdes. Harper avait vraisemblablement elle aussi des tracas à partager, et cela faisait bien trop longtemps qu'ils n'avaient pas eu l'occasion de se retrouver sans la menace omniprésente de leurs tribulations d'adultes. « Je parle évidemment du vrai T. » Les ragots, ceux que Harper avait déjà distillé dans les messages qu'ils avaient pu échanger récemment et qu'elle lui avait promis d'être à la hauteur de l'attente.

Charlie s'installa en tailleur, levant le menton vers le ciel pour sentir les derniers rayons de soleil sur sa peau. L'odeur de l'herbe fraiche et du sucre compensait celle inexistante des coquelicots qui avaient sauvagement envahi le parc. En compagnie d'Harper, il avait souvent l'impression agréable d'être un enfant à qui rien ne pouvait arriver. Il se sentait libre d'être l'homme que sa famille, et même Ettie, auraient préféré contenir sous les bonnes manières auxquelles il avait habitué tout le monde. Pas quelqu'un qui avait trop d'avis sur des sujets qui n'intéressaient prétendument personne, du moins pas l'entourage privilégié que composaient ses frères. Harper avait en plus de tout le don de le comprendre, fille martyrisée par un frère trop idiot pour déceler toutes les qualités que Charlie trouvaient remarquables chez elle. Sa dévotion, sa bienveillance, l'ardeur avec laquelle elle défendait ses convictions. A ses côtés, le principe de famille de cœur prenait tout son sens. Il appréciait la facilité avec laquelle elle renchérissait sur chacune de ses plaisanteries, sa capacité à lire entre les lignes et de filer les métaphores avec lui, à l'image de celles qu'ils adoraient lire dans les pages des grands classiques qui avaient inspiré leurs films et séries préférés. Harper n'avait pas honte, elle savait ne pas se prendre au sérieux tout en faisant preuve d'une éloquence incontestable sur les sujets qui lui tenaient à cœur. Son impatience n'avait pas échappé à Charlie, qui avait lui aussi attendu ce moment en comptant les jours. D'ordinaire ils se voyaient régulièrement, et chaque contrevenance à leurs habitudes constituait autant de discussions à aborder, de nouvelles à rattraper. Lorsqu'il lui demanda par quoi elle voulait commencer, Harper fut d'abord indécise, avant qu'une lueur de malice brille dans ses yeux une fois la pensée de Charlie clarifiée. « T'es bien consciente que si on continue cette conversation, on sera obligés de se marier si je dois mentir au tribunal ? » signala-t-il avec taquinerie. Charlie sortait d'un divorce, pourtant la perspective de sa marier à Harper ne lui semblait pas si déplaisante que ça. Au moins, elle était consciente que malgré sa beauté qu'il ne se privait jamais de prêcher, il n'aurait aucun désir pour elle. Charlie piocha à son tour un finger dans la boite, tâchant de stabiliser entre les plis de la nappe la tasse qu'on lui avait servi généreusement. Elle était brûlante, mais il était suffisamment rompu à l'exercice pour ne pas se faire surprendre. « T'as dit belle gueule ou grande gueule ? » demanda-t-il un brin moqueur. Evidemment que Charlie soutenait Harper dans tous ses combats, mais il avait l'impression que celui-ci était perdu d'avance, et qu'elle ferait mieux pour son propre bien d'ignorer leur animosité pour rendre leur collaboration un peu plus agréable. C'était ça ou être privée de son émission. « Parce que c'est vrai qu'il a plutôt une belle gueule. Même si je n'ai d'yeux que pour toi bien-sûr. » Avec un peu d'audace, Charlie pourrait la soupçonner d'être justement tiraillée entre ce qu'elle ressentait physiquement pour son partenaire, et le dédain que lui inspirait sa personnalité. « Je sais pas si c'est croustillant, mais mon frère a décidé de vendre son garage, et évidemment je trouve que c'est une idée de merde, mais même s'il y a une partie de lui qui est d'accord avec moi, il est incapable de l'admettre et me fait passer pour un connard moralisateur. » Comme toujours, Ezra et son complexe d'infériorité l'obligeaient à trouver les opinions de son frère condescendantes et malvenues. « Et en plus de ça, c'est pour reprendre le business de sa femme, qu'elle a hérité de son ex-mari décédé. Franchement, toi qui es objective sur le situation, tu trouves pas que c'est complètement fucked up comme idée ? »

A entendre Harper vanter le bonheur de leur mariage hypothétique, Charlie esquissa une moue perplexe et un mouvement de recul incontrôlé. Non pas qu'il doutait que les qualités de son amie en feraient une excellente partenaire de vie, mais elle-même n'était pas sans ignorer qu'il avait en avait déjà fait les frais avec Ettie, et que même en rêve il n'était pas prêt à retenter l'opération. « Est-ce que même tu as envie de te marier ? T'es pas obligée. » demanda-t-il finalement, conscient que son propre attachement à cette autre tradition composait aussi un paradoxe à ses valeurs anticonformistes. Harper lui ressemblait trop de ce point de vue, si bien qu'il la soupçonnait de rêver secrètement de l'histoire d'amour romanesque alors qu'elle défendait bec et ongle son indépendance. Il aimait aussi ses petites contradictions, le rassurant de ne pas être totalement hypocrite dans ses combats, et l'autorisant à faire preuve d'un peu plus de souplesse d'esprit sur certains sujets. Il opina avec satisfaction à la confirmation implicite que Harper n'était pas insensible au charme du présentateur. « Ok donc tu admets qu'il te plait. » résuma-t-il en penchant la tête avec malice. Pour s'envoyer en l'air dans la remise, il n'avait pas besoin de parler. A moins qu'il était ce genre d'homme à commenter ses moindres actions dans l'intimité comme il le ferait devant un match de sport avec ses amis. Comme souvent lorsque Charlie était en compagnie de ses amis, les oreilles de son frère devaient siffler. Il ne s'était pas privé de faire un état des lieux objectif, et de donner les opinions qu'il n'avait aucun mal à partager avec le principal intéressé, même si ce dernier était de fait moins disposé à les entendre. Charlie se disait parfois que son avis aurait plus de poids auprès d'Ezra s'il n'avait pas la tare d'être son frère. Mais à bien y réfléchir, s'ils n'avaient pas le sang pour les lier ils n'auraient vraisemblablement aucune raison de se fréquenter dans une autre vie, et Charlie aucune légimité à partager des idées qui n'avaient de toute façon pas grande valeur aux yeux de son frère. Le plus ironique, c'était que Charlie réagissait exactement de la même façon quand Ezra, James ou n'importe lequel des membres de sa famille s'avisait de commenter ses choix de vie avec ce soupçon de jugement dédaigneux et complaisant. Ils l'avaient fait concernant son divorce, la plus grande erreur de sa vie à entendre son père, ou encore chaque fois qu'il prenait position pour défendre une communauté dont ils ne comprenaient pas les engagements, ni les luttes et les traumatismes hérités de l'histoire, qui l'avaient justement poussé à justifier son mariage avec Ettie. Tout ce qu'on lui reprochait, au fond, c'était bien leur faute, car s'il avait grandi dans un foyer plus ouvert et bienveillant, il n'aurait jamais fait l'erreur de se marier, et de divorcer par extension. « Je lui ai déjà dit ce que j'en pensais, et tu imagines bien que la conversation était pas calme. » signala-t-il en roulant des yeux. Ezra était bien entendu monté sur ses grands chevaux, mais il n'avait pas fallu davantage que voir son frère débarquer pour se montrer sur la défensive, parce qu'il savait aussi bien que lui que ce panneau « à vendre » était une mauvaise graine semée par Lily pour refermer un peu plus son emprise sur lui. Charlie sirota un peu de thé avant de reprendre sur la salle. « Tout rentre dans l'ordre, et les gens sont adorables. Mais j'en attendais pas moins de leur part. » Surmonter cette épreuve sans les témoins de gratitude et le soutien des adhérents se serait avéré bien plus difficile. Grâce à eux, Charlie savait pourquoi il travaillait si dur pour leur offrir un établissement dénué de préjugés. « Et toi, comment ça se passe avec ton frère ? » demanda-t-il en attrapant un scone qu'il croqua à pleines dents. « Pour le mariage c'est mort, mais on peut toujours échanger nos frères entre eux, ils devraient bien s'entendre. »

La grimace qui tordit le visage de Harper était plus éloquente encore que la moue qui avait investi le sien. Charlie connaissait bien son avis sur la question du mariage, mais à leur âge les projets de vie fluctuaient, surtout lorsque la vie professionnelle devenait une source de confort. Il ignorait en revanche si les motivations de son amie provenaient d'une conviction militante que le mariage demeurait un obstacle pour l'émancipation des femmes, ou si c'était l'héritage d'une confiance saccagée par sa famille. Conscient de ses opinions contradictoires, Charlie avait déjà bien réfléchi au sujet et à sa ligne de défense, qui impliquait une envie de casser les codes et de considérer le mariage autrement qu'une union sacrée, mais plutôt comme un moyen de célébrer l'amour et rassembler les gens. Il pencha la tête comme il avait coutume de le faire lorsqu'il avait l'ambition de creuser davantage, tout en affichant un désaccord cordial. « C'est intéressant. Tu crois que se marier c'est renoncer ? » demanda-t-il avec un réél intérêt. S'il y avait du papier et un stylo dans ce panier de bonnes choses qui les accompagnait, nul doute qu'il aurait pu exiger une thèse, antithèse et synthèse sur la question. Il se redressa soudain, réalisant que la problématique était peut-être un peu trop formelle pour ce genre de rendez-vous qui se voulait simple et insouciant. « Désolé, je reprends mes vieilles habitudes de journaliste. » s'excusa-t-il, espérant néanmoins que Harper avait suffisamment potassé sur la question pour formuler une réponse admissible. Elle rechigna bien plus à admettre que Aaron lui plaisait, en dépit de ses airs de baratineur. En tout cas, Charlie avait bien remarqué sa mâchoire aussi tranchante qu'une griffe de vélociraptor. Il esquissa un sourire carnassier, discernant des indécisions dans la façon dont Harper se défendait de son attirance. Elle n'avait pas nié, et c'était un aveu suffisant à ses yeux. « Oui ça veut totalement dire qu'il te plait, parce que si c'était vraiment le pire des connards, j'espère bien que ça le rendrait moins sexy à tes yeux. » dit-il en laissant sa phrase infuser dans l'air, avec l'espoir que son amie confirme sa capacité à lire la laideur intérieure des gens sur la moindre parcelle de leur corps. « Bon par contre, s'il te déteste c'est un gros red flag... Attends laisse-moi deviner, il se sent menacé par ton charisme et ton sens de la répartie ? T'es pas assez potiche pour lui laisser la place qu'il mérite à l'écran ? » Les hommes étaient si prévisibles, même après des siècles ils conservaient les mêmes complexes à l'égard de leur prétendue virilité. C'était leur justification pour traiter les femmes comme des êtres inférieurs. Ezra n'échappait pas à cette règle, sauf qu'elle ne s'appliquait curieusement pas à Lily, qui se rapprochait davantage de la succube que de la femme humaine. Personne d'autre n'avait donc remarqué que ses gros yeux bleus étaient beaucoup trop hypnotisant pour être tout à fait inoffensifs ? La tentative de Harper de dévier le sujet ne lui échappa pas, et Charlie se serait volontiers attardé sur le sujet s'il y avait matière à raconter quoique ce soit. « Rien du tout en ce moment, mais crois-moi le jour où ce sera le cas tu seras la première au courant. Hors de question que je le dise à ma sœur, elle va être sur mes côtes. » promit-il avec un sourire authentique. D'ailleurs, nul doute que Charlie aurait préféré s'épancher sur ce sujet plutôt que sur celui de sa famille, qui était rarement réjouissant. « C'est un idiot. Le pire c'est que je peux même pas accuser Lily d'être une croqueuse de diamants parce que mon frère a pas un rond. Je sais pas pourquoi elle a mis le grappin sur lui, à part pour lui faire des gosses. » Charlie ne voyait pas véritablement d'autre explication. Son frère était une bonne poire, à tous les coups les autres avaient eu le nez fin et lui était le dernier homme sur terre assez naïf pour accepter de fonder une famille avec Lily. Mais quand il était question de frère exaspérant, Harper n'était pas en reste, et de ce que Charlie avait bien pu entendre le sien avait des complexes plus enracinés encore. Sinon pourquoi la rabaisserait-il constamment s'il se sentait légitime dans sa pauvre existence ? Il avait de la chance de ne jamais l'avoir croisé, songeait Charlie. « Quel con. Qu'est-ce qu'il a dit ? » s'exclama-t-il en fronçant les sourcils. Protecteur, Charlie détestait savoir qu'on puisse dire ou penser du mal des personnes qu'il tenait en estime. Harper faisait évidemment partie de ces gens privilégiés qu'il défendrait bec et ongle, que cela leur plaise ou non.