Arpentant les couloirs d'un pas rapide, Eve n'hésite pas une seule fois sur le tournant à prendre ou les portes à ouvrir. Après tant de temps passé dans le bunker, elle en connaît chaque recoin par cœur et sait exactement où elle veut se rendre. Vivre confinée ne la dérange pas, même si elle doit reconnaître qu'il n'y a rien de plus satisfaisant que d'admirer l'étendue de son travail en étudiant les faits et gestes des dinosaures sur l'île. C'est une des raisons pour lesquelles elle a bien l'intention de s'intégrer prochainement à un groupe de cobayes – elle sait qu'iels ont tendance à se considérer comme des survivant·es, mais à ses yeux iels n'ont absolument pas ce statut qui frise l'héroïsme ridicule. Aujourd'hui cependant, c'est une journée cloîtrée dans l'enceinte du bunker qui l'attend, avec notamment quelques vérifications à faire sur un spécimen en particulier. Un de ceux toujours en cage car paraissant inadapté à l'extérieur pour une raison qu'elle compte bien déterminer – mais pour cela il lui faut des échantillons.

Sachant que son enclos est censé être surveillé, elle a pensé à prendre son badge – absorbé par ses recherches, elle a tendance à oublier des détails aussi idiots que la nécessité de prouver qui elle est ici – mais a la surprise de constater qu'elle n'en aura pas besoin : lorsqu'elle arrive à destination, il n'y a personne entre elle et la cage. Certain·es s'en seraient peut-être réjoui, mais pas elle qui sait que ce n'est pas normal et s'agace de l'absence du garde. Elle ne manque pas de le trouver dans la cafétéria vide à cette heure, un paquet de doritos à la main et l'air parfaitement coupable. « Qu'est-ce qui n'est pas clair pour toi dans l'ordre de protéger le bunker ? » demande-t-elle froidement, articulant intentionnellement les trois derniers mots comme si elle parlait à un idiot. C'en est un, s'il pense pouvoir gâcher en tout impunité ce projet auquel tant de scientifiques ont dédié les dernières années de leur vie. Un projet bien plus important que ce gardien avec lequel elle ne se montre absolument pas avenante ou douce – ça n'a jamais été dans sa nature, soyons honnêtes.

Eve n'est pas une personne qu'on peut qualifier d'agréable ou d'aimable sans faire preuve de second degré. Si elle n'est pas dépourvue de qualités pour autant, il est certain qu'aucune ne se situe dans le domaine des relations sociales. Un souci qu'elle illustre parfaitement aujourd'hui, interrompant froidement un garde en train de grignoter pour lui signifier qu'il n'est pas du tout en train d'accomplir la mission pour laquelle il a été embauché. Si ça ne tenait qu'à elle, il serait déjà viré – ce qui, ici, pourrait très bien signifier envoyé dans le marécage juste à côté. Mais puisqu'elle n'a pas – encore – ce pouvoir, elle doit se contenter de lui faire part de son agacement de façon glaciale. Et le fait qu'il semble traîner pour se tourner vers elle ne fait qu'amplifier son envie de le jeter dehors. Elle n'a jamais trop aimé la nonchalance, et ça ne risque pas d'être le cas lorsqu'elle pourrait mettre en péril un projet si important. Elle a trop travaillé pour accepter qu'un incapable doublé d'un fainéant fasse échouer de si grands objectifs.

Lorsque le garde tourne enfin la tête vers elle, il a tout l'air d'un adolescent qui voudrait provoquer sa professeure. Une attitude qu'elle trouve parfaitement détestable et qui lui rappelle à quel point malgré son amour des sciences elle n'aurait jamais pu enseigner. Elle aurait détesté chaque seconde passée avec des gamin·es insolent·es et brailleur·ses et n'est même pas certaine qu'elle aurait pu supporter des étudiant·es plus âgé·es. « La reine du bal n’est pas contente, on dirait… » Chaque seconde qui s'écoule, chaque geste, chaque mot de cet idiot confirme cette mentalité d'adolescent qu'il semble avoir et tape un peu plus sur les nerfs de la généticienne. « Le protéger de quoi, exactement ? » Il croise les bras et semble feindre l'innocence avec un jeu d'acteur si pitoyable qu'il l'agace encore plus. « De votre égo surdimensionné ? Sérieusement, si une de vos bestioles décide de sortir de son enclos, je ne vais pas faire le poids. » C'est certain, et pendant un instant elle en est presque à rêver qu'un théropode décide de faire de lui son encas. « Et franchement, qui serait assez idiot pour venir se frotter à des dinosaures ? » Elle pourrait presque répondre « toi », après tout il a accepté un poste dont le seul intérêt est d'être un rempart entre les créatures et les personnes dignes d'intérêt ici. « Et puis je n'ai pas eu de pause repas. Et un garde, ça mange. Sinon je suis ronchon. » Comme il semble avoir terminé sa tirade ridicule, Eve fait claquer sa langue contre son palais de façon parfaitement audible afin qu'il entende cette expression de son agacement. « Ronchon ou pas, tu n'es pas payé pour te tourner les pouces ici. » Et puis quel image renvoie-t-il de l'équipe qui travaille ici lorsqu'il est ainsi affalé avec un paquet de chips en main comme un crétin regardant un match avec le regard vitreux ? « Et pour ton information, si tu es payé c'est pour t'assurer que personne n'approche le bunker et les dinosaures, pas pour te battre contre les eux. » Car s'il a raison sur un point, c'est qu'il ne ferait pas le poids – en tout cas pas avec le peu de neurones qu'il semble avoir. S'il doit se battre contre quelqu'un·e, ce sera un ou une cobaye ayant miraculeusement atteint la porte du bunker. Qui sait ce qui pourrait arriver si les sujets venaient à attendre les lieux et décidaient d'ouvrir toutes les portes ? Eve ne veut de toute façon pas le savoir, et le Dr E. Vile non plus : c'est pour ça que des gardes sont payés. « Il faut que j'en parle à ton supérieur pour que tu te remettes au boulot ? » La froideur de sa voix et son regard ferme ne laissent pas de doute sur le fait qu'elle est tout à fait sérieuse. Elle ne sait même pas qui est le ou la cheffe des gardes ici, pour être honnête, mais elle est prête à lae chercher si ça peut clouer le bec à cet impertinent.

Bon sang, qu'est-ce qu'Eve déteste devoir s'adresser au petit personnel pour leur faire des rappels à l'ordre aussi élémentaires que « Fais ton travail. ». Elle ne devrait même pas s'abaisser à ça, mais force est de constater que certain·es ont une éthique professionnelle très discutable, comme ce garde qui a décidé de manger des chips au lieu de protéger le bunker comme il est payé pour le faire. « Payé. » Eve roule des yeux, de plus en plus agacée par ce comportement digne d'un adolescent qui se goinfre, provocateur au point d'en être irritant. Cela fait des années qu'elle travaille pour ce projet, des années qu'elle a investies dans un but précis, des années dédiées au Dr Vile et à ses ambitions qui sont aussi devenues les siennes. Et il faudrait qu'elle se montre aimable avec cet imbécile qui, parce qu'il n'est pas capable de rester à son poste, de faire ce pour quoi il est payé, risque de mettre en danger tout ça ? Non, elle ne compte pas faire cet effort, il n'en vaut pas la peine. Elle lui rappelle seulement quel est son boulot : s'assurer que personne n'approche ni le bunker, ni les dinosaures. Là, il ne fait ni l'un ni l'autre. « Que personne n’approche du bunker. » La scientifique sent la moutarde lui monter au nez lorsqu'il répète ce qu'elle dit comme un idiot qui ne comprendrait pas les mots pourtant simple qu'elle a utilisés. Et puis il mache si fort qu'elle a l'impression d'entendre une vache, c'est insupportable. « Encore une fois… Qui voudrait entrer dans un enclos avec un dinosaure ? » Son sarcasme la hérisse, elle a envie de l'y jeter elle-même, dans l'enclos du dinosaure. « On ne te demande pas de réfléchir à ce point, juste de t'assurer que ça n'arrive pas, » rétorque-t-elle seulement, répondant à son flegme par une condescendance qui lui semble toute naturelle. Elle a l'impression de perdre son temps lorsqu'elle converse – c'est un bien grand mot – avec des personnes qui n'ont pas conscience du centième du projet dans lequel elles sont impliquées, et c'est typiquement le cas ici.

Alors l'étape suivante est toute trouvée : la menace, celle de prévenir son supérieur pour s'assurer qu'il se mette au travail – ou s'y remette, avec un peu de chance il n'aura pas passé la journée à se goinfrer de chips planqué ici. « C’est bon, c’est bon. On se détend, j’y retourne à mon poste. » L'imbécile se lève enfin, toujours avec cette nonchalance détestable, et jette son paquet vide comme si ce geste symbolisait tout son désespoir de devoir retourner à son poste. Pathétique. Il rajuste ses habits et Eve ne peut que le trouver d'une lenteur irritante, à se demander s'il ne le fait pas exprès juste pour l'agacer. Sans surprise, elle n'a donc pas bougé d'un iota et continue de l'observer comme un spécimen de foire pour qui elle n'éprouve qu'un mélange d'agacement et de mépris. « Vous pouvez toujours insister, mais mon supérieur, il répond pas depuis un moment. Mais bon, comme vous savez tout, vous deviez être au courant, non ? » À nouveau, il trouve le moyen d'être sarcastique. Elle trouve ça fascinant, cette propension qu'ont les échelons les plus bas de la hiérarchie à jouer avec le feu et provoquer les plus grand·es. A-t-on déjà vu une souris provoquer un aigle ? Non, parce qu'il saurait qu'il risque de se faire dévorer avant même d'avoir commencé à courir. « Du coup, appelez-le si ça vous amuse. » Elle arque un sourcil, comme si elle essayait de jauger à quel point il est sérieux dans sa bêtise. Le pire c'est qu'il semble l'être. « Je peux appeler son supérieur à lui, si c'est ce qu'il faut pour que tu comprennes que tu dois faire ton travail. » Là peut-être comprendra-t-il qu'elle est tout à fait sérieuse dans ses menaces.

Voilà qu'un sourire apparaît sur les lèvres de l'idiot fini qu'il semble être, comme s'il venait d'avoir une brillante idée – ce qu'Eve commence à considérer comme un miracle. « Écoutez, vous pensez que vous allez changer le monde avec tout ça. Moi, tout ce que je vois, c’est des enfants qui jouent avec des forces beaucoup trop grandes pour eux. Sérieux, vous avez jamais regardé un film de science-fiction ? » La scientifique roule des yeux, à nouveau envahie par cette impression de perdre son temps. « Les films sont pour les enfants, les personnes qui changent le monde ne restent pas devant leur télé, » rétorque-t-elle, toujours aussi aimable et humble. Elle ne l'est pas et n'est pas ici pour l'être : elle a une mission à accomplir, bien plus grande et importante que tout ce que cet homme idiot puisse imaginer. « Quand vous serez en train de courir dans la jungle, poursuivie par une de vos bestioles, votre belle blouse blanche, elle vous servira plus à rien… » Aucun·e des deux n'a le temps d'en dire plus, le son caractéristique d'une alarme leur vrillant les tympans avant. « Une faille de sécurité a été détectée au bâtiment deux. Veuillez suivre immédiatement le protocole de confinement. » Eve souffle bruyamment, ne cachant rien de son agacement. « Voilà ce qu'il se passe quand des gens comme toi ne font pas leur travail, » s'agace-t-elle, faisant claquer sa langue contre son palais. Le protocole étant le protocole, la brune s'y conforme et se dirige alors vers la porte. Elle déverrouille le mécanisme de sécurité puis enfonce le bouton qui les confine tou·tes les deux dans la cafétéria. Tout ce qu'elle espère, c'est que ce soit une fausse alerte et que cette situation ne s'éternise pas. Elle jette d'ailleurs un regard vers le garde qui a toujours cet air particulièrement agaçant. « Ne te sens pas obligée de faire la conversation, je m'en passerai, » assure-t-elle froidement. Provocateur comme il semble l'être, elle doute que cela suffise à le dissuader de rouvrir son clapet, mais au moins elle pourra considérer l'avoir prévenu qu'elle préfère grandement le silence à sa discussion.