début septembre, West-End, brocante

Il a toujours du mal à croire qu’elle l’a suivi jusqu’ici. Cette jolie blonde, plutôt habituée aux magasins de haute couture et aux boutiques avec personnel shopper dans les rues huppées de Londres. Il trouve ça assez amusant de la voir errer au milieu de cette brocante, où les vieilleries et les bibelots remplis d’histoires jonchent le sol ou les tables disposées ici et là. Mais lui, il n’est pas venu pour ça. Son truc, à Lucas, c’est les vinyles. Il aime les brocantes, car c’est souvent l’occasion pour lui de trouver des raretés, à prix défiant toute concurrence. Et ça ne le dérange absolument pas de fouiller pendant plusieurs minutes, dans un bac où des disques plus vieux les uns que les autres, plus ou moins connus sont entassés. Le pompier scanne, fait passer les jaquettes les unes après les autres, dans l’espoir de dénicher une pépite. Le diable se cache dans les détails et on est jamais à l'abri d’une surprise ; une édition limitée, un disque sorti en très peu d’exemplaires… Rien n’est trop vieux pour sa collection personnelle. Soudain, il lève les yeux, sortant de son état quasi méditatif de chercheur de trésors. Il sent le regard de Greta sur sa nuque, postée à deux mètres de lui, Jazz assis juste à côté d’elle, la truffe en l’air. « Quoi ? », demande-t-il alors, essayant de décrypter l’expression de son visage. Il y voit un voile d’impatience, mais aussi autre chose, sans pour autant réussir à mettre le doigt dessus. Un sourire qu’elle tente de dissimuler par un faux regard sévère. Cela faisait vingt minutes qu’ils étaient arrivés et ils ne s’étaient arrêtés qu’à deux stands uniquement. « On sait jamais sur quoi on peut tomber, looseuse. », finit-il par dire, continuant sa recherche, distraitement. « Y a peut-être quelque chose qui vaut des centaines de dollars, là-dedans. » Il tente de la convaincre de l’importance de sa minutie et de sa persévérance, mais il a un doute quant à sa réussite. Le regard en travers de Jazz achève de le convaincre. Après tout, Greta ne l’a pas accompagné uniquement pour le regarder soulever de la poussière. Il le sait, mais essaie de retarder le moment où elle finira par aborder le sujet du retour de son frère à Brisbane. Une odeur de sucre caramélisé vient soudainement chatouiller ses narines et il tourne la tête. Un petit stand à quelques mètres de là propose des gaufres, crêpes et autres barbes à papa. L’occasion pour lui de se faire pardonner d’avoir trainé la blonde jusqu’ici. « Tu veux manger un truc ? C’est moi qui t’invite ! », lui propose-t-il, avec un sourire. Jazz, toujours à ses pieds, remue la queue à son tour. Peut-être qu’avec un peu de chance, il pourra participer à ce goûter improvisé, lui aussi.

@Greta Moore

Sortir de sa zone de confort était l’un des points en haut de sa to do list lorsqu’elle était arrivée à Brisbane et si elle avait eu le sentiment de le faire à de nombreuses reprises, Lucas ne ratait jamais une occasion de la surprendre. Et c’était une sensation douce amère de le voir continuer sur une ligne continue une relation qui avait connu tant de haut et de bas. Il était probablement capable de le faire à nouveau maintenant que le temps avait fait son travail, mais il y avait certaines choses que Greta ne serait jamais capable d’oublier. La position qu’elle occupait face à lui était particulière, ils avaient choisi l’honnêteté et avaient bien failli devoir tirer un trait sur une amitié qu’ils savaient pourtant extrêmement importante pour leur équilibre. Bien sûr qu’il avançait sans elle, et c’était tant mieux, mais cette frontière qui s’était creusée la dérangeait parfois, alors prendre de ses nouvelles sous l’impulsion d’un Swann qui lui racontait ce qu’il jugeait nécessaire sans jamais dépasser les limites fixées de manière consensuelle entre deux amis - ou un kinésithérapeute et son patient - la rassurait. Malgré tout, chaque retrouvaille avec lui la rendait nerveuse, et elle était incapable de dire si cette sensation se dissiperait un jour.

« Quoi ? »
« J’ai rien dit ! »

La situation l’amusait, et elle n’était pas vraiment las de l’observer ainsi concentré sur les vinyles dont les pochettes suffisaient à s’émerveiller. Elle devait se fondre dans la masse, prétendre qu’elle serait bel et bien excitée de tomber sur cette fameuse pépite qu’il mettait tant de cœur à dénicher. Les choses avaient plus de valeur pour lui qu’elles n’en auraient jamais pour elle, elle en était consciente, même si elle faisait de son mieux pour retrouver le plaisir de la simplicité. C’était ancré en elle, d’avoir accès à à peu près tout, et Lucas l’aidait à trouver son équilibre en la rappelant gentiment à l’ordre, ce qui avait eu pour effet de la faire rire. La blonde n’était pas connue pour être patiente, il le savait, et si elle avait fait des efforts elle semblait déjà avoir épuisé son quota pour la journée.« On sait jamais sur quoi on peut tomber, looseuse. » Pinçant les lèvres, elle avait levé le menton avant de le rabaisser rapidement pour venir confirmer tout en se moquant gentiment de son ami. « Y a peut-être quelque chose qui vaut des centaines de dollars, là-dedans. » « Difficile de trouver à ce rythme, tu sais que ça ferme à un moment, pas vrai ? » avait-elle répliqué, un sourcil arqué en sa direction et un sourire sur les lèvres. Elle avait besoin de cette distraction plus qu’elle ne l’avait réalisé avant d’arriver à la brocante. « Tu veux manger un truc ? C’est moi qui t’invite ! » Là encore, ses pieds s’étaient ancrés un peu plus sur terre, et elle avait accepté avec enthousiasme. « Je veux bien une gaufre, ça me donnera juste l’énergie dont j’ai besoin pour te faire patienter des heures pendant que je fouille dans les vêtements. » Elle exagérait pour plaisanter, dans un moment qu’elle chérissait parce qu’il était devenu trop rare. Lucas lui manquait, c’était une certitude, elle n’avait juste plus réellement l’occasion d’y penser encore moins de l’évoquer alors qu’Arthur avait pris toute la place dans son cœur et le sentiment se faisait plus vif maintenant qu’il l’avait à nouveau brisé. « Bon, je continue à faire semblant de pas savoir que t’as un truc à me dire ou on lance le sujet et comme ça c’est fait ? » avait-elle lancé, se balançant d’un pied à l’autre en attendant leur tour pour commander, déjà usée de ce début de journée qu’elle avait entamé perchée sur des bottines à talons. « Me regarde pas comme ça, fallait pas prendre tes séances de kiné chez mon meilleur ami si tu voulais éviter ce genre de fuites. » Les mains devant elle pour clamer son innocence, elle ne jetait pas réellement Swann sous les roues puisqu’il était évident que l’information venait de lui et qu’il n’avait rien dit de trop.

Lucas sourit en entendant la blonde répondre à son invitation par la positive - et aussi parce qu’elle semble finalement vouloir chiner quelques pépites vestimentaires. « Tu vois, tu commences à avoir envie de trouver un trésor, toi aussi ! », répond-il, avec enthousiasme. Rien ne lui ferait plus plaisir que de repartager quelque chose avec l’écrivaine, même si ce n’est qu’une simple passion pour les brocantes et les vieilleries. Leurs moments d’avant lui manquent - même s’il ne lui avouerait pas. Il a pris cette décision de garder ses distances, pour elle et pour lui. Pour autant, il essaie toujours de paraître à l’aise et détaché, de la taquiner, prenant sur ses épaules la charge de faire disparaître un quelconque malaise entre eux deux. Au bout de quelques mètres, ils se glissent dans la queue de personnes qui attendent patiemment pour commander. L’occasion parfaite pour Greta de le prendre au dépourvu, mettant directement les pieds dans le plat. Il ne peut pas dire qu’il ne s’y attendait pas - elle lui a envoyé un message précisément pour cette raison. Mais il a pensé, certainement naïvement, que le temps pour cette conversation allait attendre davantage. « J’imagine que ça dépend de ce que ton petit doigt t’a dit, hein ? » Déstabilisé, il n’a rien trouvé d’autre que de lui répondre par une autre question, l’air légèrement suspicieux. Il a besoin de savoir quelles informations elle a en sa possession. Malheureusement, sa tentative est un échec, puisqu’il n’apprend rien qu’il ne sait pas déjà. « Tu révèles tes sources comme ça, toi ? J’te félicite pas. », dit-il, en haussant un sourcil, sur un ton faussement offusqué. Évidemment, il ne s’agit pas là d’une surprise pour Lucas ; le kiné est la seule personne proche que lui et la blonde ont en commun. Il ne sait pas encore si cela l’embête que Swann lui ait touché un mot de ce qu’ils s’étaient dit pendant l’été. Il imagine bien que l’Anglais ne pensait pas à mal, mais le pompier se trouve maintenant dans une situation où il n’a pas toutes les cartes en mains, ne sachant pas exactement quels éléments le blond avait dévoilé à Greta. Le retour de son frère à Brisbane a été porté à sa connaissance, mais est-elle au courant pour le reste ? Vient alors leur tour de se faire servir, laissant ainsi davantage de temps à Lucas pour réfléchir à la stratégie à adopter. « Bonjour ! On va prendre une gaufre et une boule de glace vanille dans un pot, s’il vous plaît. », demande poliment le pompier, en adressant un sourire à la personne qui prépare les commandes. Une poignée de minutes plus tard, on lui tend la gaufre et sa boule de glace dans son réceptacle. Il fait signe à Greta d’aller s’installer avec Jazz à une table non loin, le temps pour lui de régler. Une fois assis avec elle, il glisse la gaufre sous son nez, avant de planter sa petite cuillère dans sa glace. Aucun d’entre eux n’a prononcé un mot, laissant planer un silence à peine gênant. Lucas décide alors de prendre son courage à deux mains et d’entamer la conversation. Ses yeux noisette croisent l’océan de siens et il tente de s’y accrocher pour ne pas se dégonfler. Le passé a appris au pompier que le mensonge était la pire des voies à prendre avec la blonde. « Et ouais, Joshua est bien de retour en ville. », finit-il par dire, appuyant sa joue contre son poing. « Avec sa femme, ses gosses, la totale. J'te raconte pas le nombre d’apparts et de maisons que j’ai visités. » Il donne quelques détails sans importance, voulant donner un ton léger à son récit. « Mais ils ont fini par avoir un coup de coeur sur une maison à Toowong, ils sont arrivés début juillet. » Il plonge de nouveau sa cuillère dans sa glace à la vanille, avant de la glisser entre ses lèvres. Il cherche comment continuer à raconter les derniers événements ; dans quel ordre, à quelle vitesse… Il décide que le plus simple est sans doute de commencer par ce qu’il ressent. « Ça fait trop bizarre qu’il soit là, maintenant. J'suis content, hein. Juste, je pensais pas qu’il finirait pas revenir ici avant plusieurs années. », explique le pompier, tout en jouant avec sa glace du bout de sa cuillère, distraitement. « Après on s’est pas vu tant que ça, depuis qu’il a emménagé. Je… Je l’ai un peu évité, j’avoue. », confesse-t-il. Car c’était bien ça, la vérité. Le retour de son frère est tout autant synonyme de joie que d’anxiété pour Lucas, qui n’a pas été cent pour cent honnête quant aux suites de son accident, deux ans plus tôt. « Il croit que je suis toujours pompier. » Lucas baisse les yeux, comme un enfant pris la main dans un paquet de bonbons. Certainement que la blonde en face de lui allait le sermonner, mais tant pis. Il a décidé de jouer la carte de l’honnêteté avec elle pour ne pas refaire les mêmes erreurs.

@Greta Moore

L’endroit n’était qu’un prétexte pour que ces deux-là ne restent pas focalisés sur la discussion qu’ils devaient avoir. Pour s’assurer de prendre un peu de bon temps avant une discussion plus profonde, un domaine dans lequel ils étaient presque devenus experts pourtant. Ils pouvaient s’accorder ça, après une relation mise en péril, et malgré la certitude qu’ils parleraient, Gret avait réussi à profiter de la première partie de la journée. « Tu vois, tu commences à avoir envie de trouver un trésor, toi aussi ! » Sur ce point, elle lui laisserait le bénéfice du doute, parce que le voir montrer un tel enthousiasme après des mois de tourmente était un résultat trop beau pour être gâché. Il y avait encore un long chemin à parcourir, elle le savait malgré la distance qui s’était imposée entre eux. Mais s’il lui en laissait l’occasion, Greta ferait de son mieux pour garder une présence dans sa vie, et ce même si elle devait être maladroite ou trop curieuse pour s’en assurer. Pour ne pas que la journée soit ternie par une discussion qu’elle n’osait pas lancer - alors même qu’elle l’avait prévenu en amont - la blonde s’était lancée, au milieu des effluves agréables de gaufres chaudes. « J’imagine que ça dépend de ce que ton petit doigt t’a dit, hein ? » Son regard se dirigeant vers les iris du pompier qui la dévisageaient déjà, Greta avait soutenu son regard en ajoutant une information qui finirait de lui indiquer le sujet qu’elle souhaitait aborder. « Tu révèles tes sources comme ça, toi ? J’te félicite pas. » Elle s’était justifiée, ils avaient déjà discuté du fait que prendre Swann en kinésithérapeute laisserait planer un vent d’incertitude sur leur amitié, et il ne pouvait pas en vouloir à ce dernier de laisser échapper des informations. Greta, elle, s’en réjouissait, et laissait maintenant à Lucas le loisir de lui révéler chaque détail ou de les garder pour lui. « Bonjour ! On va prendre une gaufre et une boule de glace vanille dans un pot, s’il vous plaît. » Ils avaient été interrompus et le sourire que Greta avait adressé à la vendeuse avant de s’éclipser pour s’installer avec Jazz n’avait rien de sincère. Elle était mal  à l’aise, de l’obliger indirectement à se confier mais aussi à l’idée que de nouveaux problèmes viennent pointer le bout de leur nez dans la vie déjà bien chamboulée de Lucas. « Merci Lucas. » Il était revenu, et elle s’était laissée tenter par une première bouchée, distraction parfaite en attendant que son ami décide de poursuivre la discussion ou de reprendre les banalités. « Et ouais, Joshua est bien de retour en ville. » Il avait compris et elle avait acquiesé doucement, lui indiquant que c’était bel et bien de ce sujet-là dont elle voulait discuter. « Avec sa femme, ses gosses, la totale. J'te raconte pas le nombre d’apparts et de maisons que j’ai visités. » Dans les faits, la surprise aurait dû être plutôt bonne, mais la partie londonienne de la vie de Lucas avait toutes ses raisons de rester là-bas, loin de lui, et elle savait qu’il y avait quelque chose de plus que de banales retrouvailles entre frères. Déjà, parce que celles-ci avaient lieu à l’autre bout de la planète. « Mais ils ont fini par avoir un coup de coeur sur une maison à Toowong, ils sont arrivés début juillet. » Les détails les plus simples avaient été exposés à une Greta qui mangeait son pot de glace en ne quittant pas Lucas des yeux, cherchant à jauger la moindre de ses réactions face à ce qu’il disait. « Ça fait trop bizarre qu’il soit là, maintenant. J'suis content, hein. Juste, je pensais pas qu’il finirait pas revenir ici avant plusieurs années. » Un sentiment de malaise était né dans l’estomac de Greta qui faisait le parallèle avec ses propres retrouvailles avec un anglais. « Après on s’est pas vu tant que ça, depuis qu’il a emménagé. Je… Je l’ai un peu évité, j’avoue. » « Pourquoi ? » avait-elle demandé, le plus simplement du monde. « Il croit que je suis toujours pompier. » Sa première réaction aurait dû être de lui reprocher sa manière d’avoir édulcoré la réalité, mais Greta avait appris de ses erreurs et elle avait attendu quelques instants avant de répondre. « Je comprends. » Parce qu’elle aurait pu elle aussi mentir à Oscar et que blâmer son ami pour quelque chose dont elle était capable aurait été idiot. « L’important c’est de savoir que tu lui diras, un jour ou l’autre. Et je suis sûre qu’il te soutiendra. » Et admettre la vérité à un proche représenterait un pas de plus vers son processus de guérison. « Mais je comprends pas, pourquoi ils sont venus s’installer ici ? Ca me parait précipité ? » Ils n’avaient pas rendu visite à Lucas, s’était contenté de le laisser leur trouver une maison pour prendre un nouveau départ sans même tester les lieux avant ? C’était étrange, et elle se permettait de le dire.

En se confiant ainsi à Greta - même s’il a plus ou moins été forcé de le faire - Lucas a l’impression de toucher du doigt une époque révolue. Une époque où le pompier et la blonde pouvaient tout se dire, sans avoir peur. Pourtant, il craint qu’elle ne lui remonte les bretelles en entendant qu’il n’a pas eu le courage de dire toute la vérité à son frère, fraîchement revenu à Brisbane. Mais il n’en est rien. La réaction de l’écrivaine le surprend ; peut-être qu’elle fait simplement preuve de compréhension, mais l’idée qu’elle se retient de dire ce qu’elle pense vraiment afin de préserver leur relation lui traverse l’esprit. Cela le rend triste alors il préfère rejeter cette impression. La blonde a certainement changé, elle aussi. Le temps et la distance se sont installés petit à petit entre eux, et c’est certainement pour ça que Lucas n’arrive plus à prédire les réactions de son amie, comme avant. « Mon ancien capitaine de caserne m’a dit la même chose que toi. J’imagine que le temps va nous dire si vous avez tous les deux raison. », répond-il à l’Anglaise, un sourire en demi-teinte. Joaquin, Greta, tous sont persuadés que Joshua saura faire preuve de compréhension, qu’il ne l’abandonnera pas. Mais cela ne l’empêche pas de douter constamment, l’idée de cette conversation nécessaire avec son frère le paralyse à chaque fois qu’il y pense. Il joue du bout de sa cuillère avec sa glace, perdu dans ses pensées l’espace d’un instant. Il relève la tête en entendant les questions de la blonde face à lui. Il croise les doigts de ses mains, posant ses coudes sur la table, avant d’apposer son menton sur le sommet de ses poings liés. « Figure-toi que je me suis posé exactement les mêmes questions, Sherlock. », fait-il remarquer, une pointe de malice dans le regard. Même si les réponses ne sont pas joyeuses, Lucas ne peut s’empêcher de sourire en voyant Greta suivre le raisonnement qu’il a eu quelques semaines plus tôt en apprenant que Joshua revenait soudainement à Brisbane. « Il m’a pas dit toute de suite pourquoi ils revenaient si vite. Mais Josh a fini par cracher le morceau, quelques semaines après être arrivé. » Sa glace fond dans son pot, la chaleur de l’air extérieur s’abattant petit à petit sur eux. Il fourre la cuillère dans sa bouche, pour se donner un petit peu de temps. Le pompier réfléchit à une façon d’annoncer à Greta la nouvelle qui a secoué un peu sa vie dernièrement sans que ça a l’air dramatique. Évidemment, ça l’est pour quiconque entretiendrait une relation normale et épanouie avec son propre père, mais Lucas ne fait pas partie de cette catégorie. Les choses sont compliquées pour l’ancien pompier qui ne s’était pas attendu à ce qu’une telle annonce ne l’affecte autant, fasse tant de noeuds dans son cerveau. Il racle le fond de son pot à glace avant de prendre la parole. « Mon père est malade. On lui a diagnostiqué une sclérose en plaques, apparemment. », finit par dire le brun, feignant un air détaché. « Du coup, Josh, le fils prodige, a accouru à son chevet. » Cette fois, il est un peu amer - car même s’il adore son frère, il ne peut s’empêcher de retenir une certaine rancune envers lui. Parce qu’il est parti, l’a laissé tout seul face à leurs parents, lui, le vilain petit canard. Parce qu’il revient comme une fleur, en grand sauveur. Certes, Josh ne lui a rien demandé - et Lucas lui a bien fait comprendre que la nouvelle condition d’Allen père ne changerait rien pour lui (enfin, il aimait se faire croire que c’était le cas). « Je savais pas trop ce que c’était comme maladie, j’en avais jamais entendu parlé. J’ai fait des recherches sur internet, mais ça a vite commencé à être le bordel dans ma tête. », explique finalement le trentenaire à l’écrivaine. « Les gens atteints de ce truc ont souvent besoin d’un suivi en kiné, alors j’ai posé des questions à Swann. J’avais besoin de savoir à quoi m’attendre, je crois. », se justifie-t-il. Comme s’il avait besoin de se justifier de quoique ce soit auprès de Greta, alors que l’Anglais était son kiné depuis presqu’un an maintenant et qu’il était aussi devenu son ami. Mais il sait que la blonde ne voit pas forcément cette amitié d’un très bon oeil - et peut-être à raison parce qu’elle complique encore davantage leur amitié à eux deux. Mais peu importe, il se dit qu’il faut que l’écrivaine sache que s’il ne lui en a pas parlé à elle en premier, c’est avant tout parce qu’il avait des questions d’ordre médical, plus que par volonté de lui cacher la vérité. Certes, il y avait aussi cette volonté de ne pas l’embêter, de ne pas trop l’impliquer dans sa vie, de la préserver afin qu’elle puisse se concentrer sur sa relation avec Arthur. Les paroles de Swann résonne encore dans sa tête lorsqu’il s’agit de la relation de la blonde avec l’Anglais. « Laisse les essayer, ok ? » Il n’avait pas son mot à dire, alors il se tenait éloigné pour ne pas être tenté. « Voilà, tu sais tout ce qu’il y a à savoir. », finit par dire Lucas, en finissant sa glace. Et c’était vrai, puisque l’ancien pompier a consciencieusement évité son frère ses dernières semaines. Il espérait que comme cela, les pensées parasites sur son père, sur ses mensonges par omission à Josh s’arrêteraient.

@Greta Moore

Le soleil agissant avec une rapidité déconcertante sur leurs glaces les narguait presque, donnant un ton bien plus positif au moment que ce qu’il allait vraiment être. « Mon ancien capitaine de caserne m’a dit la même chose que toi. J’imagine que le temps va nous dire si vous avez tous les deux raison. » Plutôt que de s’en vouloir d’avoir tenu des propos d’une banalité folle, Greta s’était sentie soulagée de comprendre qu’elle proposait un discours cohérent. Au final, elle ne comprenait que trop bien la crainte de Lucas vis-à -vis du regard de son grand frère, parce que celui du sien lui importait autant - si ce n’est plus. L’écrivaine pouvait le conseiller, mais Lucas savait que c’était l’unique chose qu’elle pouvait faire et que cela ne constituait aucunement un reproche, plutôt un encouragement. Perdant son regard dans sa glace un instant, Greta avait posé une question sans savoir si Lucas en possédait la réponse et la façon dont il jouait avec sa propre glace lui indiquait que le problème était encore plus complexe. « Figure-toi que je me suis posé exactement les mêmes questions, Sherlock. » Ses lèvres s’étaient étirées en un sourire face à la remarque, c’était évident, mais elle ne souhaitait qu’entendre le résultat de ses recherches. « Il m’a pas dit toute de suite pourquoi ils revenaient si vite. Mais Josh a fini par cracher le morceau, quelques semaines après être arrivé. » La pause paraissait longue, permettant à l’écrivaine de s’imaginer différents scénarios pouvant expliquer un retour aussi précipité, et la machination de son esprit associé à l’attitude de Lucas ne lui laissaient rien présager de bon. « Mon père est malade. On lui a diagnostiqué une sclérose en plaques, apparemment. » Son visage s’était légèrement incliné, ses lèvres s’étaient entrouvertes sous l’effet du choc mais Greta était restée silencieuse - les banalités du début de la discussion auraient semblé bien déplacées, à ce moment précis. « Du coup, Josh, le fils prodige, a accouru à son chevet. » Il n’était pas difficile de déceler le sarcasme dans les mots d’un Lucas désabusé par le comportement de son frère, un point sur lequel Greta ferait de son mieux pour ne pas insister, se contentant de regarder l’ancien pompier avec une mine désolée. « Je savais pas trop ce que c’était comme maladie, j’en avais jamais entendu parlé. J’ai fait des recherches sur internet, mais ça a vite commencé à être le bordel dans ma tête. » Le mauvais réflexe, celui qui en disait trop de manière à s’inquiéter encore plus mais pas assez pour être véritablement renseigné. Greta n’en savait pas beaucoup, mais juste assez pour comprendre que le sort du père de Lucas était jeté - et malgré tout, le pompier ne pouvait pas rester impassible face à la nouvelle. « Je suis désolée, Lucas. » Et elle était finalement tombée, la banalité, parce qu’elle avait trouvé un moment pour le dire et que celle-ci était presque obligatoire. C’était sincère, la nouvelle venant tirailler son propre estomac.

Ils s’accordaient des pauses, ici et là, pour naviguer dans cette conversation à leur rythme, sans s’y soustraire. « Les gens atteints de ce truc ont souvent besoin d’un suivi en kiné, alors j’ai posé des questions à Swann. J’avais besoin de savoir à quoi m’attendre, je crois. » « T’as pas à te justifier, tu sais. » C’était ce qu’il faisait, ils le savaient tous les deux, mais c’était inutile. Elle aimait assez son ami pour comprendre que d’autres se tournaient vers lui pour obtenir ses conseils, et ici, le sujet était si grave qu’il nécessitait le discours de personnes compétentes. « Voilà, tu sais tout ce qu’il y a à savoir. » Greta avait laissé s’échapper un long soupir pour évacuer tout ce qu’elle venait d’entendre avant de se pincer l’arête du nez entre le pouce et l’index. Dans d’autres circonstances, elle aurait posé sa main sur son avant-bras, ou aurait signalé son empathie avec un geste quelconque, mais elle s’était contentée de le regarder. « Non je sais pas tout ce qu’il y a à savoir. Je sais pas comment toi tu vis tout ça, et c’est ce qui m’importe le plus, à vrai dire. » Le bleu de ses yeux s’était mis à fixer les siens, dans une recherche d’une sincérité perdue ou qu’ils avaient dorénavant extrêmement de mal à s’autoriser à ressentir. Peu importe ce qu’il s’était passé entre eux, Lucas avait un jour tenu une place si importante que Greta s’était laissée surprendre par ses sentiments, et ses états d’âme lui importaient encore. Enormément. Et ce malgré la façon dont elle se sentait presque obligée de dissimuler leur amitié à Arthur - elle ne mentait pas, mais reculait toujours le moment où elle dirait la vérité, et sur ses réactions sur cette relation là, Greta ne pouvait réellement le blâmer.  « Tu as quand même pu en discuter avec ton frère ? » De manière posée, sans cette amertume qu’il avait laissée transparaître quelques instants auparavant. C’était difficile de l’assaillir de questions, et pourtant, la blonde en possédait beaucoup et maintenant que la discussion était lancée, mieux valait la terminer. « Ca fait longtemps que le diagnostic a été posé ? » En d’autres termes, quelle sorte de délai avaient-ils tous.

« Je suis désolée, Lucas. » « Oh, ‘faut pas. Karma is a bitch. Ou un truc comme ça. » Certains diront que c’est un peu triste, mais une grande partie du pompier le pense sincèrement. Son père n’a que ce qu’il mérite - et encore : il lui reste un fils et une femme pour s’occuper de lui. Mais il y a aussi une partie de lui qui ne peut pas s’empêcher de penser à lui depuis qu’il a appris la nouvelle. Il a enfermé son père et sa mère dans une boîte, pendant toutes ces années, grandissant, s’épanouissant sans leur aide, se sentant enfin où est-ce qu’il était censé être, loin d’eux. Et voilà que la boîte s’ouvrait, sans qu’il ne puisse y faire quoique ce soit. Et Josh, au milieu de tout ça, ne l’aidait pas forcément à la refermer. Alors, oui, même s’il a feint l’indifférence face à son frère, il a mené ses recherches de son côté sur cette maladie qu’il ne connaissait pas. Et si son père ne méritait pas sa compassion ou son empathie, Lucas n’a pas pu s’empêcher d’en ressentir, au fur et à mesure de ses lectures. Tout s’était mélangé, dans sa tête, alors il avait profité d’une séance avec Swann pour lui poser ses questions et lui exprimer ses doutes et ses inquiétudes. Mais le mentionner à Greta sonnait toujours comme une justification, presque une excuse, alors qu’il avait tout à fait le droit de parler à un ami. Un ami qui avait une position particulière entre eux deux, mais un ami quand même. « Ouais, je sais. », répond-il à la blonde, le nez dans sa glace. Il conclut son récit par la plus simple des manières, spécifiant à Greta qu’elle savait tout. Mais l’écrivaine semble très loin d’en être convaincue et elle lui fait savoir. Son regard vient capturer le sien et il n’arrive pas à s’en libérer. Bien sûr, elle a raison, puisque le pompier n’a fait qu’exposer les faits, ses émotions fermées à double tour. Il soupire, à moitié amusé par le fait que l’Anglaise cherche à lui tirer les vers du nez, toujours aussi déterminée, à moitié fatigué de l’effort que dévoiler ce qu’il ressent va lui demander. « Un point pour toi. », lance-t-il à Greta, pointant sa cuillère vers elle. Mentir ou ignorer sa question ne servirait à rien, elle allait le percer à jour de toute manière. « Je crois que je m’en fous. », répond-il, tel un automate. L’océan de ses yeux l’engloutit de nouveau, lui faisant comprendre qu’il pouvait faire bien mieux que ça. Et comme hypnotisé, il s’y soustrait, faisant l’effort de se montrer plus sincère sur ses émotions avec elle. « Enfin, j’aimerais bien m’en foutre. Mais de toute évidence, je m’en fous pas tant que ça. Et ça m’soule. », confesse-t-il. Tiraillé entre ses émotions et son besoin irrépressible de rester fort aux yeux de l’écrivaine, il aura au moins réussi à lâcher du leste au premier. Même si la réponse semble suffisante pour Greta, elle ne le lâche pas pour autant, enchaînant sur son frère. Là aussi, il y avait du boulot. « Pas vraiment. En gros, on s’est vu dans un café et là il m’a dit que sa mutation à Brisbane, c’était aussi parce que le vieux était malade. » Toujours factuel en premier, ça, il ne pourra jamais s’en empêcher. Il espère toujours que ça sera suffisant, qu’on ne lui posera pas davantage de questions. Un peu comme lorsque l’on demande si ça va, non pas parce qu’on s’intéresse vraiment, mais plus par politesse. Et Greta, elle, elle s’y intéresse vraiment, malgré le fait que leur relation soit des miettes qu’ils essaient désespérément tous les deux de sauver. « Le premier truc que j’ai demandé c’est "il va mourir" ? » Ça, le pompier en a un peu honte, mais c’est la vérité. Même en y réfléchissant, il a encore du mal à savoir ce qui l’a poussé exactement à poser cette question. Est-ce qu’il avait peur que son père ne meure ? Est-ce que ça le soulagerait ? Lui même n’avait pas les réponses à ses propres questions. « On a vite changé de sujet et je me suis barré. » Bon, ça aussi, il en avait un peu honte, parce qu’il était à deux doigts de dire toute la vérité à son frère, avant de se raviser et de prendre la fuite. Il passe néanmoins sous silence cette partie de l’histoire et opte pour d’autres explications à donner à son amie. « Nos parents, c’est pas vraiment le sujet qu’on aime aborder. On en parle jamais. » Parce que c’était toujours une conversation stérile. Parce que Josh essayait subtilement de le ramener sur la bateau et que Lucas esquivait tout aussi subtilement chaque proposition pour ne pas y remonter. Alors, ils faisaient semblant de rien tous les deux - ironiquement, comme leurs deux parents leur avaient appris à le faire lorsqu’ils étaient enfants. La question du diagnostic fait hausser les épaules du pompier, mais il réfléchit quelques secondes pour retrouver l’information glissée dans un coin de sa tête. « Josh m’a dit depuis fin mai. Mais apparemment, il continue de bosser à l’hôpital. Il aime se donner en spectacle, tu sais. Il arrivera pas à canner à la maison, en silence. » Étrangement, il veut donner à Greta toutes les raisons de ne pas s’en faire pour son père, quitte à lui dévoiler les pires aspects de sa personnalité. Il sait que Marshall Allen est une personne très respectée et appréciée par ses pairs. Certainement que son entourage ne doit pas comprendre pourquoi l’un de ses fils a coupé les ponts, si jeune. Peut-être même ne savent-ils pas que le couple Allen a deux enfants ? Dans tous les cas, il voit dans le regard de l’Anglaise que ses mots, acides, ont très bien transmis sa pensée. « Désolé. », finit-il par dire. Il n’avait pas vraiment prévu d’être aussi honnête et, sans s’en rendre compte, la colère a commencé à bouillir en lui. C’est une émotion avec laquelle il a toujours eu du mal, surtout depuis que cette dernière s’immisçait sans prévenir. Il soupire, passant une main nerveuse dans ses cheveux. Et comme si Jazz l’avait senti, il vient tout de suite se poster entre les jambes de son maître, sous la table, posant sa tête sur sa cuisse. Immédiatement, le pompier s’apaise, tandis qu’il vient gratter gentiment l’espace entre les deux oreilles de son chien. Lucas prend une longue inspiration, tâchant de retrouver son calme, avant de reprendre. « D’un côté, je me sens un peu comme une merde ; genre n’importe qui irait au chevet de son père malade, non ? » Il marque une pause, cherchant les mots les plus adaptés, pour ne pas paraître trop énervé. Il jette un oeil vers Jazz, avant de replanter son regard dans celui de Greta. « Et d’un autre côté, je suis incapable de lui pardonner quoique ce soit. C’est trop brisé pour être réparé. Tu vois ? » Sans faire attention, il se rend compte que cette phrase pouvait avoir un double sens, compte tenu de la personne qui se trouvait en face de lui. Il se mord la langue, se maudissant intérieurement. Mais eux deux aussi, ils essayaient de sauver les apparences, alors certainement que la blonde n’en ferait rien.

@Greta Moore

Difficile de ne pas faire le parallèle avec sa famille à elle, laissée de l’autre côté de la planète depuis plusieurs années maintenant. Eux aussi avaient leurs défauts, eux aussi avaient parfois traité Greta comme un simple moyen d’arriver à leurs fins, et pourtant, imaginer son père à la place de celui de Lucas la terrorisait. « Oh, ‘faut pas. Karma is a bitch. Ou un truc comme ça. » C’était difficile à entendre pour celle qui malgré les frasques de ses parents ne pourrait jamais penser ainsi si l’un d’eux venait à tomber malade. Rien que l’idée l’avait fait frissonner, et elle était restée silencieuse, laissant une simple brise faire voler ses mèches blondes et la distraire. Après une pareille annonce, Greta se fichait amplement des relations que Lucas avait tissé avec Swann, et l’entendre se justifier alors qu’il y avait bien plus important la dérangeait. « Ouais, je sais. » Elle s’était contentée de sourire, même si le geste était rendu difficile par ce qu’elle venait d’apprendre. Le récit avait été long et précis, surtout pour un Lucas peu adepte des monologues, encore moins lorsque le sujet de ceux-ci était sa famille. Alors comme pour lui donner l’impression de reprendre le contrôle et parce que c’était ce point là qui devenait crucial à ses yeux, elle lui avait donné l’opportunité de se confier sur ce qu’il ressentait à propos de tout ça. « Un point pour toi. » Greta savait qu’il tentait de garder un ton léger pour la préserver sans se douter qu’elle n’avait pas besoin de l’être et elle haïssait la capacité de Lucas à penser à tous les autres avant sa propre personne. « Je crois que je m’en fous. » Ils s’étaient fixés, retrouvant l’habitude de se comprendre par un simple regard. Les yeux de Greta avaient parlé, elle ne le croyait pas, parce que personne ne pouvait rester indifférent face à la maladie incurable d’un proche, et ce malgré un passé troublé par le ressentiment. « Enfin, j’aimerais bien m’en foutre. Mais de toute évidence, je m’en fous pas tant que ça. Et ça m’soule. » « Le contraire m’aurait étonné de toi. Arrête de te forcer à ressentir quelque chose en particulier, ça se contrôle pas, tout ça. » Il ne pouvait pas s’entêter à taire ses émotions, ou continuer à juger son empathie envers son père. Greta avait souvent eu l’opportunité de voir la capacité de Lucas à se torturer l’esprit, cette nouvelle étape la surprenait malgré tout. Elle avait changé de sujet, si celui du père Allen était encore trop compliqué, Lucas saurait peut-être mieux se confier sur ses retrouvailles avec son frère. « Pas vraiment. En gros, on s’est vu dans un café et là il m’a dit que sa mutation à Brisbane, c’était aussi parce que le vieux était malade. » Comme une déformation professionnelle qui ne faisait partie d’elle que depuis peu, Greta fixait ses traits pour y déceler la moindre information qu’il refuserait de lui livrer. « Le premier truc que j’ai demandé c’est "il va mourir" ? » La portée de ces mots l’avait frappé en plein cœur, et la blonde tentait maintenant de contrôler ses propres émotions face à l’impensable. Si lui ne mesurait pas la gravité de la situation à cause de sa rancœur, elle était plus que capable de le faire. « On a vite changé de sujet et je me suis barré. » La fratrie était rompue, et l’écrivaine se demandait s’il avait quelqu’un d’autre avec qui partager la douleur. « Nos parents, c’est pas vraiment le sujet qu’on aime aborder. On en parle jamais. » Un sujet tabou qui mettait en avant la dualité des frères, et elle ne le savait que trop bien, regrettant un instant ces longues soirées à discuter et se confier sur leurs familles si particulières. Mais s’il avait tout le temps d’arranger les choses avec son frère, qu’en était-il de son père ? « Josh m’a dit depuis fin mai. Mais apparemment, il continue de bosser à l’hôpital. Il aime se donner en spectacle, tu sais. Il arrivera pas à canner à la maison, en silence. » « Dis pas des trucs comme ça … » avait-elle lancé sans volonté de le blâmer, simplement de se préserver parce que constater à quel point des liens familiaux pouvaient se briser la dévastait. « Désolé. » Elle avait été capable de lui accorder un sourire et Jazz avait pris le relais pour apaiser la situation, comme souvent. « D’un côté, je me sens un peu comme une merde ; genre n’importe qui irait au chevet de son père malade, non ? » Elle aurait voulu acquiescer immédiatement face à cette question rhétorique, mais l’enchaînement des paroles de Lucas l’avait obligée à se mettre à sa place durant un instant. « Et d’un autre côté, je suis incapable de lui pardonner quoique ce soit. C’est trop brisé pour être réparé. Tu vois ? » Leurs regards s’étaient entremêlés un moment encore trop long pour qu’ils ne saisissent pas le sens caché de ses mots. La douleur dans l’estomac de Greta s’était faite plus intense et elle avait replacé une mèche de ses cheveux derrière son oreille avant de se recentrer sur le sujet principal. « C’est un choix personnel. » Greta avait pris une profonde inspiration. « Évidemment que moi je te conseillerais de mettre tout ça de côté, mais c’est ta décision et personne pourra venir te la reprocher. » Elle en savait assez pour comprendre à quel point cela pouvait être difficile, mais restait convaincue que la rancœur n’avait plus sa place lorsqu’une telle tragédie venait frapper une famille. « Je me mets à ta place, je te jure que j’essaie. Mais je peux pas m’empêcher de m’inquiéter que t’aies des regrets si jamais tu choisis de pas être là. » Ce qu’elle pensait tout bas c’était que son égo était en train de prendre le dessus sur ses sentiments, et elle cherchait à être totalement honnête sans l’influencer pour autant. « Je pars du principe qu’il y a certaines situations qui devraient nous obliger à tourner la page. » Il en déduirait ce qu’il voudrait, mais c’était son point de vue, et elle s’en serait voulu elle aussi de ne pas lui avoir donné.

Lucas sait que ses mots sont durs, voire difficilement entendables pour certaines personnes. Et en croisant le regard de la blonde en face de lui, il voit bien que cette dernière n'est pas tout à fait d'accord avec ses propos. Elle ne tarde d'ailleurs pas à le lui faire comprendre directement. Lucas l'observe, ses mots résonnant encore dans son esprit. Il voulait juste un échappatoire, un moyen de fuir cette réalité sans avoir à affronter ce qui était en train de le ronger de l’intérieur. Mais Greta, fidèle à elle-même, ne lui offrait rien de tel. Elle lui offrait un miroir, une lumière crue sur ce qu’il cherchait à enterrer. « T’inquiète pas, j’suis habitué à regretter des trucs. » lance-t-il, d’un ton qu’il espère désinvolte. Pourtant, il se surprend lui-même à éviter son regard, les mots lourds et amers malgré leur légèreté feinte. Ses doigts jouent machinalement avec la petite cuillère en bois qu'il avait entre les mains, cherchant une distraction à la tension qui montait en lui. Il laisse le silence s’installer un instant, fixant un point vague sur la table devant eux. Sa main passe dans ses cheveux, un geste nerveux qu’il faisait souvent quand il se sentait piégé. « Je vais y réfléchir, » finit-il par dire, sa voix plus douce. « Mais j’te promets rien. » Évidemment qu'il ne peut rien lui promettre, n'ayant pas encore réussi lui-même à prendre une décision. La conversation a pris un tournant qu'il n'a pas souhaité et une certaine tension s'est maintenant installée entre l'ancien pompier et l'écrivaine. Aussi, Lucas décide qu'il vaut peut-être mieux s'en tenir là pour ne pas déclencher une quelconque dispute. « Bref. », finit-il par dire pour briser le silence, et par là-même signifier à Greta que le sujet est clos. « Et si on t'initiait aux joies de la brocante ? », propose-t-il en se levant. « Je suis sûre qu'on va trouver une pépite qui pourrait te plaire. Une veste Yves Saint Laurent des années 70 ? Un sac Vuitton vintage hyper rare pour dix dollars ? Qui sait sur quoi on pourrait tomber, looseuse… », lance-t-il, essayant de convaincre la blonde qu'elle aussi pourrait trouver son bonheur. Il avait réussi à la traîner ici et il ne voulait pas que le seul souvenir que lui laisse cette après-midi était une conversation sur sa relation catastrophique avec son père.

@Greta Moore