Il n’arrive pas le premier simplement parce qu’il sait que ce genre d’élève est toujours scruté bizarrement par les autres, il n’en est pas moins prêt bien en avance. Le temps d’entre-deux, il l’occupe par un détour à la machine à café et des discussions à droite et à gauche avec amis et connaissances, tout aussi conscient qu’une carrière se construit sur le talent autant que sur le réseau. Et le réseau, justement, il se construit dès les prémices de l’arrivée dans le monde des adultes. Alors qu’il monte les marches de l’auditorium, il note la présence des quelques élèves avant lui et examine leur posture, sans pourtant en tirer la moindre conclusion. Ambrose se contente d’être curieux, comme à son habitude, si bien qu’il remarque le banc face à Poppy comme étant en parfait ordre de bataille. Dans son souvenir, ce n’est jamais le cas, quand bien même il émet un certain doute et laisse une marge de manoeuvre à l’erreur. « Je crois que je t'ai jamais vue aussi à l'heure en cours, Leigh. » Sur ce point, il n’avait pas laissé de marge d’erreur : lui aussi en était persuadé. Tout le monde remarque les retardataires avec aisance, surtout alors que les mêmes têtes familières reviennent, encore et encore. Lui ne donne pas davantage d’attention à l’échange et continue à monter les marches avec lenteur et soin, comme si un piège mortel pouvait à tout instant se dessiner sous ses pieds. « Ce cours m'intéresse vraiment. Maxwell Eames est un super avocat, il est connu pour sa répartie. » Il n’aurait pas été aussi tranché dans son analyse du personne mais il est au moins d’accord pour avancer l’idée qu’il est doué dans son métier. Ce qu’il lui trouve, surtout, c’est une aura certaine et une influence qui peut seulement le faire rêver pour l’heure. « Et c'est mon père » Et ça, c’est une nouvelle à laquelle il ne s’attendait pas et qui lui fait relever aussitôt le regard en direction de Poppy, sans davantage de discretion.

L’autre étudiante avec qui elle échangeait ne prend pas la peine de la croire mais Ambrose, de son côté, est prêt à en prendre le risque sans y penser à deux fois. En réalité, il trouve déjà un air de famille à l’adolescente et à l’avocat réputé. « Je déteste quand elle fait ça. Ce sifflement. » Il se faufile dans le sillage de l’inconnue pour mieux prendre place à côté de Poppy, laissant une chaise entre eux comme il en est coutume dans les amphithéâtres. Son propre jugement est accompagné d’un sourire calme, amusé : il ne vient pas que pour se plaindre et, en réalité, cela représente bien le cadet de ses soucis mais surtout une entrée en matière pour lui. « Tu la connais, pour qu’elle te parle comme ça ? » Qu’à demi-outré en réalité, il en profite pour remettre une pièce dans la machine en même temps qu’il sort l’ordinateur de son sac. « Peut-être qu’elle est juste jalouse que tu puisses déjà avoir toutes les réponses à ce cours et pas elle. » Parce que tu es la fille Eames est ce qu’il ne prend pas la peine de rajouter, ses mots laissant assez peu de place au doute pour qu’il rajoute cette lourdeur.

« Elle le fait toujours quand elle pense savoir mieux que toi. J'ai appris à m'y faire. » Elle a trouvé une raison et une excuse à sa façon d’être, ce qu’Ambrose n’arrive pas à comprendre du haut de sa maigre vingtaine. Ce n’est pas de cette façon qu’il a été élevé, ce n’est pas ainsi qu’il a appris à comprendre le monde environnant. « Tu devrais pas avoir à le supporter. » En temps normal, il aurait plutôt rétorqué qu’elle n’aurait jamais dû s’y habituer mais sur l’instant il refuse de laisser la faute reposer sur Poppy alors qu’elle est celle qui subit la situation et non qui la provoque ; mais dans ses yeux d’homme qui apprend à régner, cela revient du pareil au même. Accepter une situation et ne rien faire pour la changer, c’est aussi être un acteur de sa perpétuation. Son regard observe Hannah gravir les dernières marches, sans la moindre once d’empathie. « Je la connais que depuis le début de la fac. Heureusement je me la trimballe pas depuis le lycée ou avant... » Sur ce point, au moins, les deux adolescents tombent d’accord sans la moindre concession. Il n’aurait pas compris si elle lui avait avoué connaître l’autre jeune femme depuis plus longtemps, et surtout avoir continué à la fréquenter.

« Ce serait bien la première fois que j'ai plus de réponses qu'elle. Mais vu mon niveau global, je ne vois pas ce qu'elle va pouvoir jalouser... Le fait qu'elle n'ait qu'un oncle juge à Perth alors que mon père est au bureau du procureur de Brisbane ? » Par exemple, oui. Le père adoptif d’Ambrose a beau être un nom réputé dans son milieu, il ne sait faire autrement que la jalouser à son tour ; parce que si ce qu’elle dit est exact, le nom de son paternel est réputé dans un milieu qui intéresse tout particulièrement Ambrose depuis de longues années déjà. Si le nom de son paternel est véridique, il n’y a rien que Norman puisse de son côté lui offrir, aussi influent est-il dans le milieu de la mode. « On se serait attendu à ce que t’aies réponse à tout, justement. » Il tente d’ajuster le ton de sa voix pour ne pas paraître accusateur. Il ne l’est pas moins, en réalité, mais son désir pour l’heure n’est pas d’entrer dans une quelconque guerre à l’encontre de Poppy. Si jusque-là il n’en avait pas grand chose à faire, ni dans la positif, ni dans le négatif, la donne vient désormais de changer. En réalité, il se demande comment il a pu ignorer tout ce temps que la fille du bureau du procureur se trouvait dans sa promotion. « Ou c’est lui qui t’a forcé à suivre ses pas, hm ? » Il énonce l’hypothèse avec un sourire empathique, sans doute conscient de la chance qu’il a alors que James suit déjà les pas de Norman pour que lui n’ait pas à se sentir redevable de le faire à son tour. Le monde de l’art dans son ensemble l’intéresse mais il n’en fera pas son avenir ni sa vie, et de ça il a toujours été très clair. « Ça doit être stressant, parfois. » Ambrose continue et alimente la conversation à lui seul, lui laissant le choix de répondre à ce qu’elle désire.

« Faut croire que l'implantation des cheveux est génétique, mais pas la capacité d'absorber le code civil » Il rigole de bon coeur face à cette remarque, même si au fond de lui il se contente surtout de penser qu’elle pourrait être bien meilleure en droit si elle y mettait seulement un brin du sien. Après tout, elle évolue auprès d’une des personnes qui en sait le plus de tout le pays, loin devant leur professeur dont le retard ne surprend personne. Poppy pourrait tous les coiffer au poteau mais elle semble préférer se contenter d’une basse médiocrité, le tout équivalant à un véritable mystère à l’esprit d’Ambrose. Si lui avait voulu suivre les pas de Norman dans le monde de l’art, par exemple, il aurait tout eu pour réussir et l’aurait fait, justement. Décidément, bien qu’il se range de son côté, il ne comprend pas Poppy. « Je m'étais dit que suivre les pas de mon père serait une bonne chose, donc clairement pas de pression de sa part. Mais visiblement, ça ne suffit pas toujours. Même si lui se fiche de ce que je fais. » Il décèle une pointe de tristesse dans ce qu’elle décrit ni plus ni moins comme une désillusion mais préfère ne pas s’engouffrer dans la brèche, non par manque d’empathie mais bien par envie de la préserver alors qu’ils ne se connaissent pas réellement. Ambrose sait où est sa place et elle n’est pas à essuyer ses larmes. « C’est sans doute pas une si mauvaise chose s’il te laisse choisir le destin que tu veux, non ? » Il mime être plus ingénue qu’il ne l’est réellement mais le fond de sa pensée n’en est pas moins le même.

« C'est par pression familiale que tu es là, toi ? » La question, qui n’en fait pourtant pas moins de sens, laisse Ambrose avec un sourire d’aise. « Non, ma famille aurait plutôt voulu que j’apprenne à coudre et à dessiner. » Ou qu’il donne davantage de son temps à son groupe de musique pour lui laisser la chance de fleurir, parce que jamais Norman ne lui aurait forcé la main dans son monde en particulier et lui aurait plutôt laissé le choix. « Je suis ici de mon plein gré, aussi étonnant que cela puisse paraître. » Il précise donc avec le même sourire, comprenant aisément qu’il ne s’agit pas de la même chose pour Poppy. Lui a simplement besoin de s’y connaître en droit, en réalité il ne se destine pas à une branche unique dans ce monde-là. « J'imagine que toutes les familles sont un peu stressantes ceci dit. Surtout quand t'es encore étudiant et pas totalement dépendant. » A cela, il se contente de hausser les épaules, songeur. La sienne n’est pas de tout repos, certes, mais pas pour les mêmes raisons évoquées par Poppy. « C’est pour ça que tu restes ici ? » Dans cette filière, dans cet amphithéâtre ? Il l’interroge un brin plus sur le ton de la confession, un instant soucieux de son bien et de son bonheur. « T’as pas peur de regretter un jour ? » Si une peur l’habite, c’est bien d’un jour passer à côté de sa vie et de ses rêves. Cela pourrait le rendre malade, si bien qu’il le transfère assez aisément sur autrui.

« C'est chouette d'avoir des parents qui me laissent faire ce que je veux. Mais des fois, j'aimerais juste qu'ils soient un peu plus présents, tu vois ? » Il voit tout à fait, évidemment. Ce n’est pas un savoir que les études amènent, il s’agit simplement d’une réaction humaine. Lui aussi aurait aimé avoir des parents plus disponibles pour lui, mais jamais il n’a osé réellement demander cela à Norman qui n’est finalement que son oncle. La propre mère de James n’était déjà plus dans le tableau à son arrivée, et Norman est un homme à qui tout a souri : il est occupé, terriblement occupé, et terriblement prospère. Le monde de la mode lui appartient, c’est tant mieux. Il peut partager cette passion avec son fils, et à son tour Ambrose se contente d’être heureux pour eux qui ont réellement des gènes proches en commun. « Je crois que n’importe quel enfant peut se retrouver là-dedans. A tort ou à raison. » Et à différents niveaux aussi. Lui ne connaît pas assez Poppy pour savoir ce qu’il en est pour elle mais à en juger par le seul travail de son père, il doit lui aussi être très occupé. « C’est pas inné d’être parent non plus. » Il rajoute avec un mince sourire, laissant sous entendre qu’il finira peut-être par chérir davantage le temps passé à ses côtés plus tard, quand il se rendra compte que le passé ne peut pas être rattrapé ni les souvenirs modifiés avec son enfant.

« Je commence à regretter... Mais je ne sais pas encore quoi faire à la place. Changer c'est bien, mais si j'arrête juste pour me donner le temps de réfléchir, je sais pas si j'aurai le courage de revenir à la fac. » L’idée est compréhensible. Lui a toujours aspiré à faire des études et il a toujours su dans quel domaine ; mais pour elle, et pour tous ceux qui se retrouvent un jour perdus, la donne est bien différente. « T’as pas des passions ? Des hobby ? » Personne ne cherche à faire de sa passion son métier, et pourtant c’est bien ce que grandir avec Norman Weatherton comme père lui a appris : chaque passion peut devenir un métier, chaque hobby peut devenir bien plus. Tout ce qu’il faut, c’est se donner les moyens d’y parvenir. « Je me laisse le prochain semestre pour explorer tout ça, voir ce que la fac propose... Et bien réfléchir avant de prendre une décision. » Il hoche la tête, pensif. Ce ne sont pas ses affaires mais il s’implique, refusant sans doute au passage de laisser le filon de Poppy s’éloigner de trop de lui. « Tu veux un coup de main ? Pour les cours ? » Il ne peut pas décider de ses choix de vie à sa place mais il peut au moins faire ça, surtout si ça lui permet de nouer une certaine amitié avec la jeune femme et de trouver une maigre place dans sa vie. « Peut-être que t’as juste besoin d’un coup de main pour arriver à t’accrocher. » Un nouveau sourire rassurant. « Et sinon, j’imagine que ça te servira toujours. » Tout du moins, c’est le discours que tient l’homme qui n’aspire pas à une carrière dans le droit mais qui a tout de même besoin de ces cours. « Demain si tu veux je finis tôt. Et après il y a une soirée en ville, si tu veux venir. » Il mélange le chaud et le froid, en fait un cocktail, lui laisse un choix qui n’en est pas vraiment un tant rien ne pourrait la pousser à refuser, pas même le papillonement de ses cils.

« J'aime le basket, mais j'ai pas un niveau olympique. Et le crochet. » Sans trop savoir pourquoi, l’énumération le fait sourire. Elle semble parler sans filtre, sans y réfléchir à deux fois, et l’idée le séduit d’une certaine façon. Il méprise aussi cette façon de faire et de penser, évidemment, mais l’espace d’un instant il la trouve plutôt attendrissante - Poppy autant que le discours qu’elle lui tient. « Je suis plus douée pour les soirées que pour le droit. Mais si t'arrives à m'aider à retenir quelques trucs, pourquoi pas pour la soirée ! » Et ça aussi, par exemple, c’est un point qui aurait pu valoir le jugement d’Ambrose ; un autre sur lequel il se retient de tout commentaire pour ne pas perdre le fil de leur discussion. Elle pense davantage aux soirées qu’à ce qu’elle peut apprendre pour ne pas purement et simplement décrocher leur cursus universitaire, c’est une idée qui le dépasse complètement mais face à laquelle il répond par un sourire, cette fois-ci bien plus poli que véridique. « Je suis sûr qu’on pourra arriver à quelque chose. » Ca, il ne le pense pas moins. Il peut être pédagogue quand il le veut, et en étant la fille de Maxwell Eames, elle a sûrement bien plus de bases et de connaissances qu’elle veut bien le dire. Elle a du potentiel, elle a seulement besoin que quelqu’un l’aide à le mettre en pratique ; c’est ce qu’il veut croire.

« Je te laisserai acheter les verres, flemme de devoir justifier encore et encore mon âge. » Cette fois-ci, il étouffe un rire simple, occupé à allumer son ordinateur en même temps. « Tu peux compter sur moi pour ça. » Personne ne pense à lui demander son âge lorsqu’ils sont en bar, c’est une évidence pour tout un chacun. « On en rediscute après, ok ? » Lui ne gaspillera pas une séance de cours pour des discussions dont il ne connaît pas la finalité mais il n’en reste pas moins attaché à son idée, raison pour laquelle il reprend une dernière fois avant que le cours ne commence réellement. « Donne moi ton numéro. » Il demande sans que cela ne soit sujet à un refus, son propre téléphone déjà posé sous les yeux de Poppy pour qu’elle puisse remplir son contact. Il a un filon, il ne compte pas s’en départir de sitôt.