Des patients à domicile, Eden en avait à la pelle : des personnes âgées dont la famille n’avait pas les moyens de payer un établissement en bonne et due forme, d’autres qui refusaient de quitter leur domicile et voyaient la prise en charge comme une perte d’autonomie, et quelques uns qui n’avaient besoin que d’un changement de pansements régulier. Les jeunes étaient rares, somme toute : la plupart se déplaçaient ou préféraient se démerder tous seuls plutôt que d’être vus comme une charge et devoir subir des rendez-vous à domicile – seuls ceux qui sont immobilisés acceptent, généralement, et pas de bonne grâce. Eden ne doute pas que c’est le cas de son patient du matin, non plus : Nate Fitzjames a 40 ans, jeune, en pleine santé, et bloqué depuis quelques semaines chez lui avec une jambe et un bras dans le plâtre suite à un accident. Ça fait un peu plus d’un mois qu’elle voit Nate pour l’aider à vivre avec une moitié du corps immobilisée et pour lui donner ses médicaments. Nate est aussi le frère de Wild, la fameuse Wild, qu’Eden n’a vue que de loin mais qu’elle a l’impression de connaître comme une connaissance de plusieurs années en arrière. Ca n’a pas été simple, de tirer les vers du nez à Clarence, pas à l’époque et encore moins maintenant, et tout ce qu’elle a pu obtenir, c’était à la sueur de son front – néanmoins, Clay ne reste jamais très cachottier avec elle. Elle en sait assez pour avoir saisi les tensions qui les animent dernièrement (principalement parce que Clay grogne et fronce les sourcils dès qu’elle ose mentionner son nom). Elle en sait suffisamment, aussi, pour savoir que malgré tous leurs différends, Wild a toujours été une évidence, pour lui. Suffisamment pour qu’elle l’ait appelée dès la mort d’Emma, en désespoir de cause, parce qu’elle voyait Wild comme la seule solution, et l’unique capable de le faire bouger là où elle en était incapable.
Aujourd’hui, il s’agit aussi de déterminer si c’est toujours le cas.
« Bonjour bonjour ! » Eden balance un large sourire à celle qui lui ouvre la porte – Wild, donc, qu’elle n’a que brièvement croisée pour tous ses autres jours de présence. Après tout, Nate n’est pas un gros cas, ni le plus incapacité de tous, et ses passages sont généralement rapides. « Ça va comment, aujourd’hui ? » La question est davantage posée pour l’humeur et le bien-être général de Nate que pour celui de sa soeur, mais son regard appuyé sous-entend qu’elle s’inquiète de celui de Wild, aussi. « J’imagine que Clay a dû t’en parler, mais on va pouvoir déterminer si on peut retirer les plâtres, avec un peu de chance on met le plus dur derrière. » Et hop, le petit nom de son meilleur ami subtilement (non) glissé, histoire de.

@Wild Fitzjames
(@Clarence Aldridge regarde comme ta poto tente de réparer les pots cassés )

« Ça me gratte de dingue et je suis à deux doigts de scier moi même ces foutus plâtres mais sinon ça va. » Contrairement à ses patients plus…grabataires, Nate a l’avantage de toujours être de bonne humeur – ronchon, souvent, mais poli, content de vivre, et plein d’humour. Eden s’entend bien avec lui, peut-être grâce à la connivence naturellement conférée par les blagues de darons qu’ils se sortent sans discontinuer, ou peut-être parce que chacun est rassuré d’avoir affaire à un pair, à quelqu’un qui le comprend. Les passages chez Nate sont sa partie préférée de la semaine, après les moments chez Bassem, qui insiste pour qu’elle ramène systématiquement un nouveau disque à lui faire découvrir et qui, en échange, lui offre des pâtisseries ou des tupperwares. Il y a toujours une légèreté certaine, à être avec l’un ou l’autre, malgré les diagnostics, la vie qui en est compliquée. Ca l’apaise, aussi, d’une certaine façon : elle est utile, ici, jamais un poids, et elle ne voit personne mourir. « Hmmhmm. Un coup à se péter le second bras, ça », renvoie-t-elle au jeune homme avec un faux ton d’avertissement avant de se tourner vers la soeur de celui-ci – Wild, qu’elle connaît davantage au travers de Nate et de Clarence qu’en elle-même.

Boum : le mot qui commence par C est lâché et elle observe, malgré elle, les traits du visage de la jeune femme s’affaisser. Eden regrette aussitôt d’avoir ramené le gremlin qu’elles ont en commun dans la conversation : ça semble toujours un peu fâcheux, bien que ça parte toujours d’une bonne intention. Et elle de répondre : « C'est un peu compliqué… Clay ne m'adresse plus la parole depuis trois jours. » Son ton est un peu brisé, remarque Eden, un peu penaud tandis que son frère enchaîne sur une vanne, visiblement peu surpris. Bien sûr, qu’Eden est au courant. Probablement qu’elle aurait emmerdé son meilleur ami jusqu’à ce qu’il crache le morceau, s’il avait été plus secret avec elle et elle, moins inquiète face à son air déconfit. Elle avait eu un résumé assez complet, finalement, mais toujours à la Clay : phrases courtes et irritées d’abord, puis blâme de lui-même et tristesse ensuite, et encore trop d’ego, de tristesse, de bagage entre eux deux pour aller reconnaître ses torts auprès de la concernée. Eden esquisse un sourire un peu navré en direction de Wild, Nate ayant déjà reporté sa concentration sur l’écran. « Tu veux un café ? » Dieu merci : Wild enchaîne d’elle-même, sans qu’elle n’ait le temps de se demander si elle doit dire je suis désolée, j’espère que tu vas bien, il est un peu con tu sais, ou j’ai foutu un Airtag dans son sac, tu veux qu’on parte le stalker ?. « Ouais, avec plaisir », c’est bien mieux, bien plus concis et bien plus sympa. Elle suit Wild jusqu’à leur cuisine et s’accoude au premier meuble qu’elle trouve, se frottant une tempe avec les doigts comme pour dissiper le malaise d’emblée. « Ecoute… » entame-t-elle, pas certaine d’où elle va, avec ça. Doit-elle revenir à la proposition de le stalker ? « Je sais que ça peut être étrange, on connaît très bien Clay toutes les deux… » C’est un peu le problème, dans ce genre de cas : ç’a été facile, de faire appel à Eden pour soigner Nate ; ça l’est un peu moins de constater qu’un écart se creuse entre elles à chaque fois qu’elles mentionnent leur point en commun principal. Elle se demande, parfois, si Wild la garde par politesse, si elle ne préférerait pas quelqu’un de totalement déconnecté de son quotidien pour soigner son frère. « Mais j’ai que sa version, à lui, et je sais qu’elle est pas toujours très impartiale ni rationnelle. » Qui eut cru qu’un jour, Eden serait celle qui conseillerait son meilleur ami et le raisonnerait, plutôt que l’inverse ? Personne, en fait. Il n’y avait que de rares cas dans lesquels c’était vrai. Ca ne l’empêche pas d’enchaîner : « Alors si t’as besoin de parler… » Elle hausse un épaule, tente un rictus qui se veut réconfortant mais qui n’est pas très à l’aise. Qu’est-ce que Wild sait d’elle, comparé à tout ce qu’elle sait de Wild ? Des années à en discuter avec Clarence avaient forgé en elle une certaine image de la jeune femme. Wild avait-elle eu droit à la même chose ? « Il va bien, en tout cas. Il avait besoin de se recentrer, mais il disparaît pas pour autant. » Pas tant qu’elle serait là pour y veiller et lui mettre la truffe dans son caca, en tout cas.