through the rivers of my childhood

Maddie & @Phenix Monroe ☆ crédit/adobe

Madison déteste les carottes, de la couleur orange au goût qui lui inspire le plus profond dégoût. Elle se donne l’impression d’être un lapin quand elle en mange. Cuite, crue, en soupe, c’est toujours la même histoire et le même cirque quand il est question de passer à table. L’assiette ne se vide pas. Le couteau lui ayant été confisqué parce qu’elle jouait avec, passant son doigt doucement sur la lame à peine tranchante pour en sentir les petites irrégularités. Elle se contente de planter sa fourchette à plusieurs reprises dans le même bout de carotte, ce dernier bientôt désintégré lui donnant l’impulsion de changer de bout et de recommencer le même cirque. « Mange tes carottes, Madison. » Elle lève un regard noir sur Lydie, la pauvre baby-sitter du jour qui a hérité de l’immense joie de devoir superviser le repas d’une ribambelle de gamins. Il ne reste plus qu’elle à table, Phenix lui ayant lancé un regard un peu désolé quand Lydie lui a demandé de partir, estimant qu’en la privant de son soutien, elle arriverait peut-être à lui faire avaler ces fameux bouts de carotte. « Non. » Loupé. 
 
« Allez Madison, les carottes, ça rend aimable. » C’est peut-être encore une raison de plus pour les détester. « Je m’en fous. » Elle campe sur ses positions, du haut de ses 10 ans, la carrure filiforme, elle plante son regard noir de colère dans celui de la baby-sitter. Qui pourtant ne recule pas et ne renonce pas non plus. « Alors juste une cuillère. » Elle accompagne les mots d’un geste, prend la fourchette pour y déposer quelques carottes qu’elle avance proche de sa bouche, le contact de la carotte sur ses lèvres lui provoquant un haut le coeur. C’est le geste de trop. La main de Madison attrape la fourchette pour la faire voler dans la pièce en hurlant. « J’AI DIT NON ! » Puis, d’un geste de bras ravageur, elle fait valser son assiette qui se fracasse au sol, laissant un silence planer dans la pièce. Alors que déjà les larmes lui montent aux yeux. « Tu peux pas me forcer, Lydie. » Ce sont maintenant les pleurs qui prennent le dessus, la crise de larmes est lancée, les grosses gouttes qui dégoulinent sur ses joues. Lydie qui reste figée devant ce changement radical de comportement. La porte s’ouvre derrière elle, pour laisser entrevoir la tête de son frère. Sans doute attiré par le vacarme. « Phen… » Sa voix est plaintive, mais un sourire revient sur son visage à la vision de son aîné, le visage encore inondé de larmes. La baby-sitter qui s’agenouille pour ramasser les gros bouts de verre au sol, incertaine de l’attitude à tenir face à la fillette en face d’elle. « Attention au bout de verre Phenix. » Ce sont les seuls mots qu’elle articule alors que le jeune garçon vient rejoindre sa sœur cadette.

Through the rivers of my childhood
Phenix Monroe & @Madison Monroe maison Monroe

décembre 2006

Je savais que ça allait mal se passer dès le moment où j'ai aperçu les carottes dans nos assiettes. Maman sait que Maddie n'aime pas trop ça. Mais Lydie, elle avait pas encore reçu l'info, alors... c'est pas de sa faute. J'ai bien essayé de le lui glisser à l'oreille, mais elle était trop occupée à désamorcer un conflit en cours entre Prof et Simplet. On trouve ça rigolo de s'appeler par les noms des personnages depuis que la voisine a dit à ma mère qu'on ressemblait à Blanche-Neige et les Sept Nains. Simplet ne voulait pas être Simplet, évidemment, mais les autres ont fait pression alors... y avait pas trop le choix. Moi, c'est Joyeux, parce que j'ai le rire facile et que j'aime bien m'amuser. Prof a décidé que Maddie serait Grincheux... et ça lui a valu une pomme balancée dans sa direction. Mais du coup, c'est resté. Et même si j'aime pas que ça la rende triste, c'est vrai qu'elle a un petit air de Grincheux, quand elle s’énerve.

Je les entends se disputer dans la salle à manger, parce que Lydie insiste et que Maddie ne change jamais d'avis - c'est une vraie tête de mule. Tous les autres sont déjà partis dans les quatre coins de la maison ou dans leur chambre poursuivre leurs activités, sauf moi, qui reste près de la porte, un peu en retrait, comme si je me devais de surveiller la situation. Et j'ai bien fait, puisque Maddie finit par éclater et qu'un bruit de vaisselle cassé me pousse à passer la tête dans l’entrebâillement de la porte. Roh là là... elle s'en est pris à l'assiette. Je contourne la baby-sitter en faisant attention aux morceaux comme elle me l'ordonne, puis rejoins Maddie et l'attrape par la main. "Viens, Maddie. Je t’emmène à la cabane."

Une visite à notre cachette secrète, c'est un des seuls trucs capables de la calmer quand elle se met dans tous ses états comme ça. C'est plus facile quand il fait jour et qu'on a le droit de s'y rendre... Lorsqu'une crise survient le soir, il faut trouver d'autres solutions. Un livre, un jeu, une blague pour la faire rigoler. "Hep, hep, vous allez où comme ça ?" s’inquiète Lydie.

"Dans les bois juste derrière la maison ! C'est pas loin, on y va souvent, promis !"

"Revenez avant 16 heures, c'est compris ?"

Je lève mon poignet pour lui indiquer ma montre. "T’inquiète pas, j'ai l'heure." Elle finit par nous laisser partir d'un hochement de tête incertain. Vaut mieux qu'on se dépêche avant qu'elle ne change d'avis. "Maddie... il faut qu'on aille préparer une potion contre le Dragon." Le Dragon, c'est la bête imaginaire contre laquelle on se bat depuis des semaines à chaque fois qu'on s'aventure dans les bois. On arrive à la repousser le plus souvent, grâce à nos potions et formules magiques, mais il faut qu'on récupère plusieurs ingrédients : des caillous de forme ovale, des feuilles de chêne, de la mousse d'arbre... ça nous prend parfois toute l’après-midi.

Le soleil tape fort aujourd'hui, mais les feuilles des arbres nous protègent de ses rayons alors qu'on s'enfonce dans le paysage vert et marron. Je me retourne pour jeter un œil sur Maddie et vérifier où en est sa crise de larmes. "Ça va ?"

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Maddie & @Phenix Monroe ☆ crédit/adobe

Il a ce pouvoir étrange. Phénix, celui qui fait s'apaiser les émotions, un regard vers son frère suffit à faire renaître un sourire, à rendre plus supportable l’impression dévastatrice de se faire engloutir par la tristesse et l’angoisse. C’est déjà si présent, si fort qu’elle ne peut pas cacher sa nature destructrice et ses peines. Ces incapacités, à se modérer lui posent déjà problème et l’enferment dans la position d’enfant complexe. Heureusement, il y a tous ces instants de bonheur qui surpassent le reste, les rires avec cette famille qui est devenue la sienne, les instants qui transpercent le cœur de bonheur. La joie aussi forte que la colère pour faire balance. Pour permettre à sa mère de l’aimer encore sans doute, ayant fait d’elle une Monroe depuis deux ans. Porter le nom de sa mère, de son frère, de ceux qui l’ont recueilli et aimé là où il n’y avait plus personne, ce n’est pas rien, ça compte, et parfois, dans le noir de la nuit, ça lui arrache des larmes salées. Aujourd’hui, les larmes sont dues aux carottes, sujet moins profond, mais tout aussi épineux. Et les larmes sont vite séchées quand Phenix reprend le cours de la conversation. D’un an son aîné, il tient à merveille ce poste de premier enfant, devenu le protecteur, le frère secours malgré lui. « Viens, Maddie. Je t’emmène à la cabane. » Il n’en faut pas plus pour qu’elle saute sur ses deux jambes, sans un regard vers la baby-sitter qui pourtant leur demande déjà des explications. « Je ne lui parle plus à elle » murmure-t-elle à l’oreille de son frère avec un sourire complice alors que Phenix glisse les informations à la jeune femme. Le ton mature et assuré, rassurant Lydie qui finit par les laisser s’échapper.

« Maddie… il faut qu'on aille préparer une potion contre le dragon. » Les yeux de la fillette s’écarquillent à ces quelques mots, la surprise et l’excitation enfantine qui font briller ses yeux. Elle attrape le bras de son frère pour jeter un coup d’œil à sa montre. « Oui, il faut se dépêcher, il va bientôt se réveiller ! » Les pas s’accélèrent pour les mener à pas de course vers la forêt qui est leur terrain de jeu depuis des années et qui recèle toute la féerie pour combattre les dragons. « Ça va ? » Les épaules de Maddie qui montent vers le ciel, les yeux un peu rouges comme dernier vestige de la crise qui vient d’avoir lieu. Les émotions en bataille, mais qui sont capables de s’évaporer et de se transformer aussi vite qu’elles sont arrivées. « On peut aussi faire une potion pour faire revenir maman plus vite ? » Un petit sourire se glisse sur sa bouille d’enfant. « Elle me donne jamais de carotte, elle. » Ou du moins plus depuis des années. « Ou transformé Lydie en lapin ? »S’il veut manger des carottes, alors elle lui a trouvé l’animal de réincarnation idéal. « Regardes Phen ! Les gnomes de la forêt nous ont fait un cadeau. » Elle montre du doigt trois petits champignons violacés sous un arbre. « C’est des repousses-feu ! » Un prénom parfaitement choisi pour un champignon destiné à repousser le méchant dragon qui guette à la porte de leur donjon secret. Une cabane savamment construite à base de brindilles de bois et de quelques ficelles.

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Phenix Monroe & @Madison Monroe maison Monroe

Je me penche pour examiner les champignons qu’elle m’a montrés. Je sais bien qu’ils ne sont rien d’autre que des champignons ordinaires, mais ça n’a pas vraiment d’importance. Ce qui compte, c’est de garder la magie intacte, celle qui transforme nos après-midis en films héroïques, de ceux que Maman nous laisse parfois regarder le samedi soir si on a été sages le restant de la semaine et qu'on a bien fait nos devoirs. "Maman a dit qu'elle ne rentrerait pas trop tard, ce soir," je tente de la rassurer. Quant à Lydie... j'me prononcerai pas. Parce que si je lui dis oui, Maddie serait capable d'essayer. Je sors un vieux bout de tissu que je traîne toujours dans ma poche – notre "sac à ingrédients" – et y dépose les champignons avec soin. Si Maddie les appelle des "repousses-feu", alors c’est ce qu’ils sont. Une fois le précieux butin à l’abri, je jette un coup d'œil autour de nous. Les bois sont calmes, baignés dans cette lumière douce qui traverse les feuilles, et je sens que l’air commence à s’alourdir. Peut-être que le dragon approche déjà…  

J'avance un peu plus loin, laissant ma sœur explorer à sa guise. Je garde un œil sur elle tout en vérifiant ma montre. On a encore le temps, mais Lydie serait capable de nous traîner par les oreilles si on rentrait en retard. Les ingrédients s’accumulent peu à peu, et j’essaye de me rappeler ce qu’il nous manque pour la potion. La mousse d’arbre est essentielle. Ça, c’est une règle qu’on s’est fixée depuis notre première expédition dans ces bois. Et puis, c’est une bonne excuse pour s’enfoncer un peu plus loin.  

J’aperçois un tronc recouvert de cette mousse verte et douce qui a l’air parfaite pour notre mission. Je me dirige vers lui, la découpe avec précaution en silence, et glisse la récolte dans le tissu. L’idée me traverse qu’on aurait pu fabriquer un vrai carnet de recettes de potions – un truc qui aurait l’air ancien et magique, avec des dessins des ingrédients et des instructions pour repousser toutes sortes de monstres imaginaires. Peut-être que je lui en parlerai ce soir, une fois qu’on sera rentrés.  

Pour l’instant, je me contente d’un sourire en la regardant s’activer à quelques mètres, dans son monde. "Alors, t'as trouvé quoi d'autre ?" C’est ça, le vrai pouvoir de ces après-midis : nous faire oublier tout le reste. Mais maintenant que Madison paraît plus calme... je crois que c'est le moment de la faire courir un peu. Je m'approche doucement et lui tâte l’épaule en regardant droit devant nous, plissant les yeux comme si j'essayais de voir au travers du feuillage.

"Je crois que j’aperçois de la fumée... il nous a repérés." Je tourne le visage vers elle, esquissant une grimace d'horreur. "DÉPÊCHE-TOI !!!" que je crie en l’entraînant par le bras. On ne peut pas affronter le dragon comme ça, en pleine nature : nous sommes trop vulnérables. Il faut qu'on aille se percher tout en haut de notre cabane, afin de jeter la potion dans sa gueule grande ouverte quand il essaiera de nous mordre. Il faudra aussi qu'on endosse d'abord nos combinaisons spéciales anti-feu, qu'on a laissées sur la banquette dans la cabane et qu'on a créées à partir de vieux vêtements et accessoires que Maman nous a donnés pour nos jeux.

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Maddie & @Phenix Monroe ☆ crédit/adobe

Maman ne rentrera pas tard, c’est une bien faible consolation sans doute, comme s’il n’était pas assez lui demander de la partager avec six autres enfants, il fallait aussi qu’elle passe un temps considérable au travail. Maddie devrait s’en réjouir sans doute, c’est ce travail qui leur offre un train de vie confortable, mais du haut de ses quelques années de vie, elle ne le comprend pas encore. Recherche l’affection dont elle semble manquer et que Phenix est capable de lui offrir en tant qu’aîné de la famille et meilleur allié de la fratrie. Dans leur univers parallèle, il n’y a plus d’effusion de sentiments, d’incapacité à se modérer. Il n’y a que la surprise et la féerie, et c’est ce qui la canalise le mieux. La recherche les mène de plus en plus profondément dans la forêt, ce qui ne génère aucune inquiétude, comme s’il en connaissait chaque recoin. Puis avec son frère, elle est en sécurité, il est son phare dans la nuit, celui qui sait calmer les inquiétudes. Elle n’ose pas imaginer une vie de famille dont il ne ferait pas partie. « Alors, t'as trouvé quoi d'autre ? » Dans ses petites mains, se trouve le butin savamment collecté : quelques branches de pin, un peu d’eucalyptus, un ou deux champignons repousse-feux, ainsi que quelques petites fleurs blanches qu’elle vient de collecter sur un tronc d’arbre. « T’as vu celle-là ? c’est forcément des fleurs d’elfe. Le dragon ne pourra jamais nous attraper avec ça. » À peine les mots prononcés que son frère la met pourtant déjà en garde, il a vu de la fumée. Ses petits yeux cherchent la fumée avec une inquiétude à peine simulée alors que Phenix reprend.

« DÉPÊCHE-TOI !!! » Il n’en faut pas plus : sous l’ordre de son frère, elle détale, leurs petits pas rapides qui évitent les racines pour se diriger vers leur cabane perchée. Il l’aide à monter en premier, un regard vers l’arrière. « Il arrive. Vite, on doit faire la potion. » Phenix la rejoint rapidement sur le perchoir, leur combinaison enfilée, ils attrapent la marmite offerte par Matt pour Noël à leur demande, et jettent les ingrédients à l’intérieur. Sur un petit étendard, quelques fioles pré remplies par leur soin avec un peu de boue, d’eau de la piscine, et même une de sirop de grenadine pour prétendre qu’ils ont du sang de dragon. « Vite, le nectar de licorne ! » Un peu d’eau qu’ils rajoutent à la marmite pour donner une mixture un peu repoussante. « Tu dois faire l’incantation avec moi,Phenix  !! » Son ton est pressé, comme si le dragon à leur trousse allait réellement les suspendre s’ils ne se dépêchaient pas. « Loin, loin le dragon, retourne dans ton donjon, loin, loin le dragon. » Leurs mains se serrent fort, un sourire naissant au coin du visage de Madison. « Elle est prête. » Dans sa tête, elle peut voir une fumée sortir de la marmite, elle l’imagine rouge et chaude, prête à les protéger. « Si ça ne suffit pas, on appellera la licorne. » La licorne, c’est leur animal saveur, bien sûr, celui sur lequel ils grippent pour se mettre à l’abri du dragon quand la potion ne marche pas.