Les vieux cartons pleins de poussière étaient enfin tous empilés dans le salon. Et il y en avait des tonnes, s’élevant en une forteresse branlante de souvenirs oubliés. Pourtant, un détail étrange attira immédiatement l'attention de Jayden : chaque carton était soigneusement classé par couleur, formant un dégradé inattendu qui allait des teintes pastel douces aux couleurs sombres et profondes. Pour quelqu'un qui connaissait l'allergie presque légendaire de Jayden au rangement et au ménage, cette organisation méthodique relevait du miracle, ou de l'invasion d'une force extérieure. Il plissa les yeux, ses prunelles bleues pétillant d'une lueur intriguée, et inclina légèrement la tête, comme si cela pouvait lui fournir un nouvel angle pour résoudre ce mystère. Pourquoi ces cartons étaient-ils ainsi ordonnés ? Et surtout, qui avait bien pu faire ça ? Une chose était certaine : ce n’était pas lui. Jayden se connaissait trop bien pour croire qu’il avait pu être saisi par une soudaine crise de maniaquerie. Puis, une révélation s'imposa à lui, aussi évidente qu’un éclat de lumière dans l’obscurité. Il n’y avait qu’une seule personne dans son entourage capable d’un tel niveau de psychorigidité : Troy. Jayden laissa échapper un léger rire en coin, partagé entre l’exaspération et la reconnaissance. Enfin, il devait admettre que, pour une fois, cette obsession lui rendait service. Il ouvrit le premier carton, curieux, et en sortit une petite collection de guirlandes roses soigneusement enroulées. Les nuances de rose, allant du fuchsia éclatant au pastel délicat, luisaient faiblement sous la lumière tamisée. Jayden esquissa un sourire amusé. Voilà qui ferait le bonheur de Joe. Son regard se tourna vers le sapin, qui trônait déjà fièrement dans un coin du salon, ses branches artificielles impeccablement déployées. C’était un choix qu’il assumait pleinement. Non seulement par conviction écologique — couper un arbre pour le jeter quelques semaines plus tard lui paraissait un geste absurde et un peu cruel — mais aussi, avouons-le, par pure flemme. Ramasser les aiguilles éparpillées dans toute la maison pendant des semaines ne faisait clairement pas partie de ses plans pour les fêtes.
Il ne posa pourtant rien sur l’arbre. Il le ferait avec Mary. Depuis qu’elle vivait avec lui, ces petits moments partagés avaient pris une place précieuse dans sa vie. À cette pensée, une douce chaleur se répandit dans son corps, comme un feu de cheminée un soir d’hiver. Elle était là, avec lui, tout le temps. Cette simple réalité avait transformé sa maison en un véritable foyer. Leur lien, celui d’un frère et d’une sœur liés par quelque chose de plus profond que le sang, était à la fois étrange et indestructible.
Mary lui avait sauvé la vie, littéralement. Une après midi, des années plus tôt, alors que tout semblait perdu, elle avait eu le courage d’agir là où il aurait sombré. Et depuis, il se demandait souvent s’il aurait un jour la force de lui rendre la pareille. Une dette si profonde qu’il doutait pouvoir un jour la rembourser. L’idée ne l’effrayait pas tant qu’elle le fascinait. Comment pouvait-on être aussi courageux que Mary ? Mais pour l’heure, il évita de se perdre dans de telles réflexions.
Il se contenta d’ouvrir les cartons, un à un, méthodiquement, avant de les abandonner en plan. Après tout, déballer sans rien ranger, c’était bien plus dans ses cordes que de tenter une organisation parfaite. Jayden n’était pas du genre à structurer ou à embellir. Il suffisait de jeter un coup d’œil à sa villa pour comprendre : elle était dépouillée de décoration, presque minimaliste.Et si la maison était propre, il le devait exclusivement aux femmes de ménage qui, armées de leur patience, maintenaient les pièces principales dans  un état impeccable. Sa chambre, en revanche, était un autre univers. Ce sanctuaire interdit aux aspirateurs ressemblait davantage à la tanière d’un adolescent qu’à celle d’un homme adulte. Des piles de vêtements abandonnés sur un fauteuil, des objets divers entassés sur les étagères et un lit rarement fait formaient un chaos familier. C’était son désordre, sa bulle, et il s’y sentait étrangement bien. Une fois qu’il eut tout sorti des cartons, éparpillant leur contenu dans un chaos joyeux qui envahissait le salon, Jayden s’accorda une pause bien méritée. Après tout, où aurait été le plaisir de ne pas tout vider d’un coup ? Il lança une playlist au hasard sur son enceinte connectée, une mélodie entraînante venant rapidement remplir l’espace. Puis, il attrapa son paquet de cigarettes sur la table basse et se dirigea vers la terrasse.
L’air chaud de l’été austral le cueillit dès qu’il ouvrit la porte. Le soleil, haut dans le ciel, inondait tout de sa lumière dorée, et une brise douce portait les parfums des fleurs et du sel marin. Jayden tira une cigarette de son paquet, l’alluma d’un geste familier, et s’étira avec la nonchalance d’un chat. Chaque muscle de son corps protesta brièvement avant de se détendre sous les rayons chaleureux.
Il s’appuya sur la balustrade, observant la piscine et le jardin qui s'étendaient devant lui. Les feuillages luxuriants semblaient danser doucement sous la brise. À cet instant précis, il n’y avait rien d’autre que la sérénité de cet été en approche, la musique en arrière-plan, et la fumée de sa cigarette qui s’élevait en volutes dans l’air limpide. C’était son petit moment, une bulle de calme dans le tumulte de ses pensées et de sa vie parfois chaotique. Il eut soudain une furieuse envie de prendre sa petite sœur dans ses bras. Une envie presque irrésistible qui montait en lui à des moments improbables, comme maintenant, alors qu’il était seul sur la terrasse. Depuis que Mary avait posé ses valises chez lui, cette sensation revenait souvent, surgissant à l’improviste. C’était comme si, après tant d’années de séparation, son cœur tentait de rattraper le temps perdu par des élans d’affection spontanés.
Il tira une dernière bouffée de sa cigarette, les yeux fixés sur un point vague à l’horizon, et songea à leur étrange histoire. Ils avaient été éloignés par les circonstances, par la vie, mais ce lien entre eux n’avait jamais disparu. Au contraire, il semblait s’être renforcé dans leur absence mutuelle, comme une corde tendue qui refusait de céder. Il savait que Troy, leur frère aîné, ressentait probablement la même chose. Bien que pudique et souvent stoïque, Troy avait cette façon bien à lui de veiller sur Mary, comme un lion protecteur. Peut-être n’exprimerait-il jamais cette envie aussi librement que Jayden, mais elle était là. C’était une chose universelle, ce besoin de garder Mary proche, de la protéger, de s’assurer qu’elle savait qu’ils seraient toujours là pour elle. Il resta un moment appuyé sur la balustrade, laissant le calme de l’extérieur tempérer les émotions qui l’agitaient. Le soupir qu’il venait de pousser n’avait pas chassé ce poids doux-amer qui lui serrait la poitrine. C’était une sorte de gratitude mêlée de mélancolie, un mélange étrange mais familier qu’il ressentait depuis que Mary était revenue dans sa vie.  Il se redressa lentement, glissant une main dans ses cheveux, hésitant. Il voulait simplement entrer et la prendre dans ses bras, comme pour s’assurer qu’elle était bien réelle, qu’elle était là, avec lui. C’était absurde, pensa-t-il. Après tout, ils se voyaient tous les jours maintenant. Mais ce genre de gestes lui échappait, presque instinctivement. Peut-être était-ce leur longue séparation, ou peut-être ce souvenir gravé en lui, celui de Mary lui tendant la main pour le tirer hors de l’abîme. À chaque instant, il avait l’impression de lui devoir quelque chose, comme une dette silencieuse qu’il ne pourrait jamais tout à fait rembourser. Il finit par secouer la tête, comme pour chasser cette réflexion. Il entra finalement dans le salon, la lumière dorée de l’après-midi inondant les pièces à travers les larges baies vitrées.

Jayden monta à l’étage en trombe, ses pas résonnant sur les marches en bois. Arrivé devant la porte de Mary, il frappa à deux reprises, impatient. “Mary ? Tu fais quoi ?” lança-t-il avec un mélange de curiosité et d'impatience. Puis, sans attendre une réponse, il enchaîna. “À trois, je rentre ! Trois !!!” Il n’attendit pas vraiment d’arriver au décompte, poussa la porte et entra d’un geste théâtral. “J’ai préparé un truc en bas. Tu viens ?” annonça-t-il, l’air faussement innocent. Son ton léger masquait à peine la vraie intention derrière ses mots. Sous-entendu : j’ai foutu un bazar monstre et je compte sur toi pour m’aider à gérer.