Romeo n’était pas là, et quand il n’était pas là, Nicola ne savait plus réellement vers quelle distraction se tourner. Elle ne devait plus simplement oublier sa blessure et sa situation, mais aussi son absence, et c’était encore plus difficile à gérer. Si elle restait calmement chez elle, elle s’imaginait tout un tas de scénarios où il passait du bon temps avec d’autres sportives, celles qui pouvaient encore l’accompagner aux différents événements et dont la superbe n’avait pas été détruite. Et dans son esprit déjà empreint à de nombreux doutes, elle ne devenait plus qu’une option dans la vie d’un nageur qui ne possédait que des premiers choix. Romeo n’avait pas besoin d’agir pour la contrarier, son simple silence avait suffi à ce que Nicola accepte une énième soirée dont elle ne ressortirait qu’au petit matin. Après tout, elle pouvait passer une partie de la journée à dormir puisque ses réseaux et les articles qu’elle réussissait à écrire ici et là lui permettaient de compenser ses dépenses. Soit cela, soit se laisser payer des verres si les fins de mois étaient vraiment compliquées et que son égo était assez boosté pour s’autoriser à tenter l’expérience. En arrivant sur place ce soir là, elle s’était dirigée vers le bar pour commander un premier cocktail avant de rejoindre ceux qui lui serviraient d’amis durant quelques heures. Attrapant son téléphone, elle avait vérifié s’il lui avait envoyé un message, quoique ce soit pour lui donner des nouvelles, mais ses notifications ne comprenaient rien d’aussi important. Nicola était déçue, alors elle avait bu le premier cocktail d’une traite, s’en était payée un autre et avait tenté de profiter de sa soirée. Son intention était évidente, l’oublier. Peu importe la façon dont elle le ferait, elle voulait oublier à quel point elle lui en voulait de l’avoir laissée de côté.

La discussion ne l’aurait pas intéressée plus que ça dans d’autres circonstances mais elle s’en dissociait de plus en plus à cause de ce que son regard avait capté. Il n’était pas seulement attirant et correspondant parfaitement à quelqu’un qui pourrait lui faire oublier Romeo, il était également intrigant pour une raison qui lui échappait. Son verre à la main, Nicola jouait avec la paille et son air distrait avait fini par avoir raison de celui avec qui elle parlait, lui permettant enfin de fouler les derniers mètres la séparant de lui. « Pourquoi j’ai l’impression qu’on se connait ? » avait-elle demandé en posant son pied sur le barreau du tabouret et en sautant légèrement pour s’y asseoir. Son sourire s’était intensifié en faisant maintenant face à celui qui accaparait son attention depuis trop longtemps pour qu’elle n’engage pas la conversation. Nicola n’était pas la personne la plus à l’aise et pourtant, après quelques verres, tout devenait beaucoup plus évident à ses yeux. Replaçant une mèche de ses cheveux derrière son oreille elle avait d’ailleurs ajouté : « J’aimerais te connaître en tout cas. » La paille de son gin tonic s’était retrouvée entre ses lèvres et elle l’avait mordillé en ne le quittant pas des yeux, se laissant aller à cette aisance qu'elle ne possédait que rarement. Elle le fixait parce que ses yeux lui rappelaient de vagues souvenirs, sans qu’elle ne réussisse à remettre totalement sa personne.

C’est bien simple, avec Emery tout est compliqué. Elle ne veut plus me voir pendant un moment ? Très bien, je n’ai pas envie de la voir non plus. Au fond, je l’aime encore mais les sentiments ne suffisent pas. J’en ai assez qu’elle me prenne pour un incapable, quelqu’un en qui elle ne peut pas avoir confiance : c’est vexant. Surtout pour une histoire de cochons d’inde à la con. Je sais qu’elle y tient et même si elle dit le contraire j’ai fait de mon mieux pour prendre soin de ces bestioles qu’elle aime tant. J’ai pris soin d’eux, j’ai changé leur litière quand elle n’était pas là, j’ai fait en sorte qu’ils ne croisent pas la route du chien de Kieran mais elle ne voit pas tout ça. Elle n’a vu que la porte de la chambre qui est restée ouverte une seule fois, porte que j’avais fermée et qui s’est ouverte à cause d’un courant d’air sûrement, mais pour elle c’est plus facile de m’accuser. Et comme si ce n’était pas assez insultant, elle s’est ensuite réfugiée chez ma mère, dans MA chambre. Je suis sûr qu’elle a dû raconter tout un tas de conneries à ma mère quand j’étais pas là pour lui dire à quel point j’étais le méchant de l’histoire et elle la victime et ça me chier rien que d’y penser. Et puis il y a ma mère qui a décidé de s’en mêler en jouant la médiatrice en me piégeant. Elle m’a fait venir à la maison pour me forcer à crever l’abcès avec Emery, résultat ? On a rompu. Elle m’a peut-être rendu service en essayant d’arranger la situation, Emery et moi on était en train de s’étouffer, on avait sûrement besoin de prendre cette décision. Ce n’était sûrement pas le projet de base de ma mère que l’on aboutisse à un break mais je me sens beaucoup mieux depuis cette conversation. Bien sûr, il y a des moments où Emery me manque, il y a des fois où je me retiens de l’appeler ou de lui envoyer des messages pour lui raconter ma journée ou les derniers ragots que j’ai pu entendre au dojo mais je me sens plus apaisé. Je ne sais pas ce qu’il adviendra de nous, si cette pause se transformera en rupture à part entière ou si l’on finira par se manquer suffisamment pour revenir ensemble mais j’ai décidé de prendre les choses un jour après l’autre : on verra bien. En attendant j’essaie d’avancer et de vivre le plus normalement possible même si cette situation est nouvelle et déstabilisante. Je continue de travailler, d’aller à la galerie et de m’occuper des commissions que je reçois. Un quotidien bien rempli pour essayer de ne pas penser à ma relation avec Emery, ou ce qu’il en reste. Mon emploi du temps me laisse peu de répit mais quand Alex m’a proposé de sortir, j'ai accepté. D’habitude je refuse, je ne suis pas un grand fêtard et généralement je n’ai pas le temps ou l’énergie de sortir mais je crois qu’aujourd’hui j’en ai besoin. J’ai besoin de relâcher la pression et de parler à quelqu’un d’autre qu’Auden, mon coloc, mes collègues de travail ou Tulum quand je le garde.

***

La musique du bar est un peu trop forte, le cocktail trop corsé aussi mais je m’en fiche : je suis bien. Axel avait raison, j’avais besoin de sortir et de mettre le cerveau sur pause. J’ai retrouvé le sourire et Emery est loin dans un coin de ma tête. Axel et moi avons enchaîné les verres sans nous préoccuper des autres autour et cela faisait bien longtemps que je n’avais pas autant ri. J’ai envie que ce moment dure encore longtemps et j’essaie de ne pas penser à la redescente ou au mal de crâne que je vais devoir encaisser plus tard : un instant après l’autre et pour l’instant tout va bien. “Je reviens, je vais aux toilettes.” Je le regarde s’éloigner alors que je descends une nouvelle gorgée de mon Jäger bomb, le troisième. Ou le quatrième. Je sais plus et on s’en fiche totalement. Je ne remarque pas tout de suite qu’une fille s’est approchée de moi. « Pourquoi j’ai l’impression qu’on se connait ? » Je la regarde s’asseoir, j’y crois pas : Nico. Mais qu’est-ce qu’elle fait là ? « J’aimerais te connaître en tout cas. » Je ne peux pas retenir le rire nerveux qui me vient instantanément. Je n’aurais jamais cru revoir Nico après le vent qu’elle m’avait foutu il y a quelques années, ce qui était déjà vexant mais qu’elle ne me reconnaisse pas est encore plus blessant. “Nicola Banks.” Je secoue la tête toujours avec un petit rire provoqué par l’absurdité de la situation et peut-être un petit peu à cause des cocktails. “T’as de la chance que je sois pas susceptible, je pensais pas que tu m’aurais oublié à ce point là.” Je vois bien à la tête qu’elle fait que je ne l’aide pas et qu’elle ne me remet toujours pas. “Cesar.” Elle a peut-être oublié qui je suis mais de mon côté je ne l’ai jamais oublié, et je n’ai jamais oublié qu’elle m’a posé un lapin sans jamais me donner d’explications. J’ai longtemps été en colère contre elle, c’était la première fois que j’avais vraiment le béguin pour quelqu’un et c’était aussi la première fois que quelqu’un m’a brisé le cœur. J’ai mis longtemps à m’en remettre, je me suis pas mal remis en question, pensant que le problème venait de moi mais j’ai compris en grandissant que c’était comme ça et puis c’est tout. Mes sentiments n’étaient pas réciproques, pour elle c’était juste un flirt d’été, je me suis trop projeté et ça n’a mené à rien, fin de l’histoire. Aujourd’hui je reste nostalgique de cet été, des moments qu’on a pu passer ensemble mais je ne suis plus en colère. Je suis plutôt surpris de la revoir complètement par hasard ce soir alors que je pensais ne jamais la revoir. Elle n’a pas changé, ou plutôt si : elle est encore plus canon qu’avant. “On …” Sortait ensemble ? Non. On flirtait ? Ew, j’ai pas 40 ans pour parler comme ça. “s’est rencontrés au lycée, à la soirée de Kim. Ca date mais on avait passé l’été ensemble.” Si cela ne suffit pas à lui rafraîchir la mémoire là je risque de me vexer.

Lassée de répéter le même scénario encore et encore, Nicola cherchait à le pimenter du mieux qu’elle le pouvait. C’était une rengaine loin d’être saine, son seul moyen d’avoir le sentiment de garder un peu de contrôle sur sa relation avec un nageur qui vivait la vie qu’elle devait se contenter de contempler. Loin de sa routine, loin de ses yeux bleus, Nicola se noyait dans une jalousie qui lui faisait tourner la tête et agir pour tenter de retrouver le centre de l’attention. Le centre de son attention. Une fois encore, elle s’était rapidement dirigée vers un garçon totalement opposé à Romeo, dans un soucis de s’assurer qu’elle existait même lorsqu’il n’était pas dans les parages. Pourtant, en s’approchant, son discours avait changé car il ne s’agissait pas de n’importe qui. Il aurait été parfait pour le job si son intuition ne lui indiquait pas qu’elle l’avait déjà croisé - et elle espérait que ce ne soit pas dans de mauvaises circonstances. Après tout, elle en avait laissé plus d’un sans nouvelles après avoir retrouvé celui qui faisait réellement battre son cœur. Dans le regard de l’inconnu, elle n’avait vu aucune animosité, simplement un certain amusement alors elle s’était prise au jeu, venant s’asseoir à côté de lui pour voir où cela les mènerait. “Nicola Banks.” Son prénom et son nom déclinés en entier sonnaient particulièrement bien, prononcés par celui qui venait de confirmer ne pas être un simple inconnu. Elle était intriguée, arquant un sourcil en l’entendant la reconnaître instantanément, l’alcool l’aidant à ne pas ressentir une profonde gêne. “T’as de la chance que je sois pas susceptible, je pensais pas que tu m’aurais oublié à ce point là.” Nicola s’était empressée de serrer la mâchoire, lui adressant une mine désolée pour l’encourager à raviver sa mémoire maintenant qu’elle avait totalement raté son entrée en matière. “Cesar.” Des Cesar, il n’y en avait pas des tas à Brisbane et encore moins dans la vie de Nicola. S’il avait été un athlète qu’elle avait croisé aux jeux, elle n’aurait pas eu tant de mal à se souvenir. Alors même si elle l’avait laissé lui confirmer ses doutes, elle se souvenait finalement de lui. Celui qu’elle avait embrassé durant une soirée et à qui elle avait reproché de lui cacher leur petite différence d’âge avant d’en rire. Le courant était passé et ils avaient passé un été parfait avant qu’elle ne soit obligée de revenir à la rigueur de ses entraînements. Une période ou aucune distraction n’avait sa place. “On …” Son visage s’était incliné alors qu’il cherchait ses mots - à en juger par le nombre de shots devant lui, la communication devait être bien moins aisée. “s’est rencontrés au lycée, à la soirée de Kim. Ca date mais on avait passé l’été ensemble.” Cette fois-ci elle avait levé le menton puis la bouche, le gratifiant d’un ah tenu sur la longueur signifiant qu’elle savait exactement de quoi il parlait. « Mais oui, Cesar ! T’as changé… » avait-elle commencé avant de placer une main devant elle comme pour s’excuser et de poursuivre. « En bien, vraiment. » Difficile de dire s’il elle avait réellement réussi à se rattraper ou si elle n’avait fait que jeter un peu plus d’huile sur le feu que contenait les pupilles noires de Cesar. « Merde, c’est pas ce que je veux dire. T’as toujours été très bien, mais je t’ai pas reconnu parce que t’as changé, pas parce que je t'ai oublié. » Un tout petit mensonge, rien qu'un, car il lui était totalement sorti de l'esprit mais qu'elle n'avait pas envie de le vexer. Pas quand il la regardait de cette façon et qu'il avait rapidement ravivé ses souvenirs. « Bref, comment tu vas ? » Elle s’était mise à rire avant de prendre son visage entre ses mains et de gémir, pourquoi se trouvait-elle aussi nerveuse face à lui ? S’autorisant enfin à poser son regard sur lui, Nicola avait eu l’opportunité de trouver quelques indices l’aidant à répondre à sa propre question. Son sourire - éclatant et irrésistible - ne quittait pas son visage et pourtant, ses yeux laissaient penser qu’il n’était pas autant d’humeur à la fête qu’il le laissait paraître.

Ne pas être reconnu par quelqu’un c’est vexant, ne pas être reconnu par une fille avec qui on est sorti c’est un autre niveau d’humiliation. Mon égo en prend un sérieux coup, je pensais l’avoir un minimum marquée. Notre histoire -aussi brève qu’elle a pu être- m’a profondément marqué et je n’ai jamais oublié Nicola. Après tout, je ne sais pas comment j’aurais pu oublier la première fille dont je suis vraiment tombé amoureux, celle avec qui j’ai vécu tout un tas de premières fois que l’on n’oublie pas. Elle par contre, semble avoir mis tout ça à la poubelle. Dans un autre contexte j’aurais sûrement été vraiment piqué au vif et je l’aurais extrêmement pris en bon rancunier que je suis. Pour autant, aussi vexant que ça puisse être, tout ce qui s’échappe de moi c’est un rire nerveux quand je la vois me dévisager sans me remettre alors que je prononce son nom complet. J’ai eu ma dose de drames en tout genre récemment : je n’ai pas envie de me disputer avec quique ce soit ce soir, je suis là pour faire la fête, relâcher la pression et oublier un peu mes emmerdes quotidiennes. Je mets donc toute agressivité à la poubelle et je lui rappelle qui je suis, ou plutôt d’où elle me connait. Son visage s'illumine instantanément, visiblement elle a retrouvé la mémoire. « Mais oui, Cesar ! T’as changé… » Depuis le lycée et plus précisément l’été que nous avons passé ensemble il s’est passé presque huit ans si mes calculs sont bons. Ou 7, les shooters de vodka qui réchauffent mon corps embrouillent un peu ma mémoire. « En bien, vraiment. » J’ai un petit rire en voyant qu’elle rattrape sa maladresse comme elle peut. Elle flatte mon égo et je dois avouer que j’aime beaucoup ça. En huit ans j’ai changé, c’est certain : les entraînements réguliers au dojo ont sculpté mon corps, une moustache et un peu de barbe ont -enfin!!- poussé et mes traits d’ado se sont effacés pour laisser place à un visage plus adulte. « Merde, c’est pas ce que je veux dire. T’as toujours été très bien, mais je t’ai pas reconnu parce que t’as changé, pas parce que je t'ai oublié. » Je l’observe avec un air amusé, curieux de savoir jusqu’à quand elle continuera de patauger et de perdre ses moyens. « Bref, comment tu vas ? » Elle rit nerveusement, je le sens bien et je me dois de la rassurer pour briser le malaise qui pourrait s’installer très vite. “Y a aucun souci t’en fais pas. Le lycée ça remonte, c’est pas étonnant qu’il y ait eu quelques changements.” J’affiche un sourire qui se veut rassurant. Si de mon côté j’ai changé, ce n’est pas son cas : elle est toujours aussi canon. Bien sûr son visage ressemble plus à celui d’une femme que d’une ado mais je retrouve aujourd’hui encore ce petit truc qui m’avait rendu complètement dingue à l’époque. Je ne saurais pas dire si cela vient de son parfum envoutant, de son sourire étincelant, de son regard pétillant ou encore de la robe qu’elle porte actuellement et qui fait plus que la mettre en valeur. Elle épouse sa silhouette avec une perfection déconcertante, donnant l’impression qu’elle a été conçue spécialement pour elle. “Moi ça va super bien.” Là tout de suite dans le bar après plusieurs vodka tout va bien si l’on exclut mes problèmes du moment. Un demi-mensonge en soi mais ce n’est ni le lieu, ni le moment, ni la personne pour s’étendre et faire la pleureuse. “Et toi alors ? Ça fait plaisir de te voir ce soir en tout cas.” Nico est un peu un fantôme du passé, celui que je n’attendais plus et que je pensais disparu pour toujours mais c’est une bonne surprise malgré tout. “Honnêtement je pensais pas qu’on se recroiserait un jour mais bon.” Je hausse les épaules avant d’ajouter. “Je me dis que le hasard fait bien les choses.” Mon regard ne la quitte pas et ses yeux bleus dont la lumière tamisée du bar n’enlève pas la beauté.