Septembre 2021.

Pendant des mois, l’agenda de Gideon a été surbooké. Il a été pris dans une course sans fin avec la sortie du livre. Les interviews, les dédicaces, les conférences, les soirées mondaines, c’est la maison d’édition qui a géré tout ça pour lui, et il s’est prêté au jeu avec plaisir. Gideon a un certain ego, une assurance qu’il utilise comme armure quand il s’agit de son talent d’écrivain dont il ne doute pas. Pourtant, il doit bien avouer que le succès de son roman a été une surprise, l’ampleur le prenant de court - lui, et son éditrice, et son mari, et son entourage, s’il est honnête. Son premier livre avait passé inaperçu, le second avait eu un plus de succès, mais avait laissé certains critiques perplexe. Mais Les Terres Amères a atteint une apogée, il a remporté des prix, en est nommé pour d’autres, on lui demande déjà ce qu’il va écrire ensuite. La tornade a été intense, et elle ne finit qu’enfin par se calmer. Et dans son sillage, elle laisse une certaine fatigue, un égo un peu trop choyé et des papiers de divorce signés.

Si les obligations liés à son métier commencent enfin à se calmer, Gideon ne compte pas pour autant se reposer. Au contraire, il ne veut pas s’arrêter sur tout ce qui l’inquiète : la solitude quand il rentre le soir, dans une maison vide où Sasha a pris la moitié des meubles, les doutes qui le prennent déjà, quand il se dit qu’il a peut-être écrit le meilleur livre qu’il ne pourra jamais écrire, le besoin qu’il a de remplir toujours plus les verres qu’il enchaîne pour se sentir un peu plus léger après une longue journée. Toutes ces choses-là le font vaciller s’il s’arrête trop longtemps, alors il préfère enchaîner. Alors quand Ornella a mentionné une grande fête - l’anniversaire d’une amie de la famille, dans une villa au abord de Brisbane. Il n’en faut pas plus pour Gideon. Il a enfilé son pantalon en tweed, sa chemise en satin, a siroté deux verres de whisky avant de commander un taxi, et à peine arrivé, il se retrouve déjà happé dans une discussion avec une amie d’Ornella, une danseuse étoile - toujours les professions créatives, évidemment - qui a lu son livre et meurt d’envie de lui poser un tas de questions. « Je sais qu’un écrivain ne révèle jamais ses secrets, mais… La scène au dinner, est-ce un rêve ? Toute cette discussion avec le personnage de William… Je me suis demandée s’il était une projection de Dan ! Je veux dire, on ne le voit qu’une scène, et il ne revient jamais… » Gideon a un sourire en coin : c’est ce qu’il aime dans le réalisme magique, tout est sujet à interprétation, métaphore, symbolisme. Gideon, qui n’aime rien de plus que de parler d’art et de culture toute la journée, se délecte à l’idée qu’on décortique ce qu’il a écrit. « Je sais que la réponse ne va pas te plaire… Mais je sais pas. Je n’aime pas écrire en ayant toutes les réponses, je me mets à la place de mon héro, qui ne sait pas non plus », explique Gideon avec un sourire. « Nooon, je ne peux pas le croire, tu as forcément une idée ! » La jeune femme proteste, arrachant un rire à Gideon.

Il s’apprête à protester à nouveau, quand il aperçoit une figure familière au loin. Comme si avoir évoqué le personnage de William avait fait apparaître Auden Williams. La coincidence est amusante, et Gideon trouve une excuse pour s’échapper de la conversation et remonter vers Auden, qui l’a remarqué aussi. « Auden ! » Il s’exclame avec un sourire. Leur dernière entrevue commence à remonter, mais Gideon a eu des nouvelles de lui de temps en temps - par Ornella, par les milieux qu’il fréquente où Auden est un peintre de renom dont le prénom traîne dans les conversations. Et il y a une information qui n’a pas échappé à Gideon. « Il fallait que je vois ça par moi-même… » Il a un sourire triomphal, et tend sa main vers Auden. « Ta main gauche, s’il-te-plaît. » Cette fois-ci, ce n’est pas pour y lire les lignes. Mais pour regarder ce qui se trouve sur l’annulaire d’Auden.


@Auden Williams

(septembre 2021) Le parfum de Léo est partout sur mes vêtements. Tout ce qu’il y avait encore de Ginny s’est évaporé avec le temps, et maintenant je pourrais jurer que tout ce que je porte sens davantage le petit artiste que ma propre odeur, la faute au temps qu’il passe à mes côtés, la faute aux nombres de nuits passées dans mes draps et à l’atelier. Ce soir, pourtant, il n’est pas là. Pourquoi serait-il de toute façon invité à un anniversaire du genre ? Il n’est pas mon plus un et ne le sera jamais, c’est déjà assez évident. Il est utile, rien de plus. Mignon, tout au plus. « Auden ! » Mon prénom hurlé de l’autre bout de la pièce m’arrache de ces pensées me foutant le dégoût. Mon regard se relève aussitôt avec une certaine curiosité puisque le timbre de voix n’est assurément pas celui de ma sœur, elle qui représente la seule raison pour laquelle j’ai fait l’effort de venir ce soir. Lorsque je reconnais la silhouette, pourtant, j’étire un sourire en coin particulièrement amusé, lequel fait un parfait travail pour cacher ma surprise ainsi que les battements de mon cœur qui s’accélèrent imperceptiblement. « Il fallait que je vois ça par moi-même… » La perfection humaine ainsi représentée ? Il m’a déjà vu en personne, pourtant. « Ta main gauche, s’il-te-plaît. » Oh. Bien moins amusant.

Avec une docilité qui ne me représente pas le moins du monde, je lui présente ma main, acceptant ainsi le contact physique avec la sienne sans rechigner. « A ton avis, j’en tire combien à la revente ? » Mon poignet reste cassé face à lui, la bague brillant sous la lumière artificielle de la pièce où je n’entends déjà plus aucune autre conversation inintéressante. Je dandine de la tête, joue l’ingénu, mime ne pas comprendre ce qu’il y a d’aussi étonnant à me voir avec un anneau au doigt. Le premier venu pourrait comprendre ce qu’il y a d’étonnant, si bien que je ne prends même pas la peine de lui demander ce qui anime autant son intérêt.

Notre dernière - et seule - discussion est devenue une scène de son livre, elle est aussi devenue une série de peintures nommées Kisses of the Day pour moi. Déjà, je me demande comment cette discussion-ci pourrait être représentée, le déjà vu étant inimaginable pour l’un comme pour l’autre. Je me demande aussi si un quelconque effort serait fait pour la discrétion. « Tu veux agrandir ta collection ? » Je mime l’indifférence en retirant mon anneau pour le lui proposer dans la paume de la main, et pourtant je jure que je lui colle une droite s’il ose le toucher. Le divorce n’est pas acté, il ne sera pas avant longtemps : elle est mon jardin secret, elle est ce que je continuerai toujours à protéger. « J’ai le droit à des royalties dans le cas d’un bouquin qui se vend, à ce qu’on dit, dans tous les pays du monde ? » J’ai suivi. Pas assidûment, n’abusons pas, mais j’ai suivi. Je n’ai pas oublié son prénom, ce qui est déjà un bon début, et j’ai même fait l’effort de lire son livre avant même de savoir que j’avais le droit à une scène rien qu’à moi. Je ne reprends possession de ma main qu’après de longues secondes passées à simplement avoir oublié qu’elle se tenait ainsi positionnée entre nous.

Gideon se demande presque comment il n’a pas remarqué la présence d’Auden plus tôt. Il est de ceux qui font tourner la tête, qu’on le veuille ou non, son charisme qui irradie et rebondit contre les murs. Gideon se demande toujours ce qui est arrivé en premier : l’égo ou le charisme ? Devient-on aussi assuré parce que l’on remarque l’on attire l’attention ? Ou est-ce que l’on attire l’attention parce que l’on est assuré ? C’est l'œuf et la poule probablement. Gideon serait surpris de connaître l’avis d’Auden sur le sujet, mais il n’a pas le temps pour les débats philosophiques, bien plus intéressé par une autre information, plus croustillante, brillante comme un anneau doré, le même qui est là, sur l’annulaire d’Auden, une preuve des plus incriminantes. « A ton avis, j’en tire combien à la revente ? » Évidemment, une plaisanterie. Il rentre dans le jeu, prétendant être fasciné par ce qu’il aperçoit, comme une archéologue qui trouve un trésor. « T’as besoin d’argent après avoir tout claqué dans la cérémonie ? » Il pique en retour, sourcil levé d’un air faussement inquiet. Il a eu des échos, il a même vu des photos. Chaque détail l’a amusé plus que le suivant, Ornella rajoutant des mais si, je te jure ! à chaque fois que Gideon s’exclamait un mais non ! devant une nouvelle information. « On m’a dit qu’elle était superbe, d’ailleurs. » Son sourire taquin lui tire la joue. « Avec des vœux très émouvants, notamment. J’étais un peu déçu que tu ne mentionnes pas que ce mariage avait été prédit par un lunatic qui a lu les lignes de ta main… » Sérieusement, Gideon trouve cela génial qu’Auden se soit tenu devant d’autres gens et aient publiquement avoué son amour à quelqu’un, au point d’en échanger des bagues, de signer un contrat. Mais il préfère évidemment taquiner Auden que de le féliciter sérieusement.

Alors que Gideon observe la bague, ses doigts autour de la main d’Auden, celui-ci retire l’anneau avec détachement. « Tu veux agrandir ta collection ? » Gideon a un petit rire. « La place est libre », il plaisante, agitant sa main gauche. La base de l’annulaire est encore marqué par des années à porter une bague qu’il a fini par ôter. Elle est rangée dans une boîte, dans une étagère, avec des photos, des lettres, tout ce qu’il sait qu’il ne jetera jamais.

« J’ai le droit à des royalties dans le cas d’un bouquin qui se vend, à ce qu’on dit, dans tous les pays du monde ? » Le sourire de Gideon n’a plus rien de taquin, non ; tout ça est toujours irréel pour lui, et il ne peut s’empêcher d’avoir une tête de bienheureux, fier de lui. Il a atteint ce dont il a toujours rêvé : le succès, auprès de ses pairs et du grand public. La reconnaissante d’une plume, d’un talent. « Hm, ça dépend, est-ce qu’en échange je peux avoir une toile ? » Il demande. « J’ai beaucoup aimé l’une de tes dernières séries, mais l’édition ne paie pas encore assez bien pour un original d’Auden Williams, apparemment. » Il est l’un des meilleurs peintes contemporains, ce n’est pas un best-seller qui rendra Gideon collectionneur d’art. Il ne précise pas de quelle série il parle, Auden le sait très bien. Gideon avait eu un doute, en voyant les peintures, se demandant s’il ne projettait pas, imaginant la texture de sa chemise dans la couleur de fond de la toile, mais le nom de la série avait balayé ses doutes. Ce jour-là, il avait songé à appeler Auden, pris d’un désir violent, l’envie de dévorer sa peau. Mais il a trouvé cela plus dramatique que leur unique rencontre ait une trace dans leurs oeuvres respectives, et que cela s’arrête là. C’était romanesque, même. (ça, ou le fait que son mariage avec Sasha commençait déjà sérieusement à prendre l’eau.) « Ginny est là ce soir ? J’adorerais la rencontrer », il avoue avec un sourire.


@Auden Williams

Il n’a pas été dans ma vie depuis des années - et il n’a même jamais réellement été dans ma vie tout court - et pourtant, malgré le sujet de conversation qu’il vient de choisir, je ressens un soulagement sincère à discuter avec lui. Peut-être même une certaine joie, je dois l’avouer. J’utilise l’angle de la plaisanterie en ce qui concerne l’anneau à mon doigt, ce qui correspond plus ou moins à l’état de mon mariage par extension : une vague plaisanterie. Entre deux demandes d’estimation, mon regard ne se pose pas sur mes gestes un seul instant et reste plutôt ancré sur son profil dont j’avais inévitablement oublié des détails (je ne suis pas un gamin, la proprioception fait son travail bien mieux que ma simple vue). Ou peut-être qu’il a changé, tout simplement. « T’as besoin d’argent après avoir tout claqué dans la cérémonie ? » C’est dommage, je crois que j’aurais sincèrement aimé avoir une estimation du prix. Je ne l’aurais pas revendu, je préfère encore m’étouffer avec, mais au moins j’aurais su. Ce se serait ajouté à mon vivier de connaissances. « On m’a dit qu’elle était superbe, d’ailleurs. » - « Tu connais Ornella, elle a toujours eu ce côté romantique rêveur. Et unreliable narrator. » Et rien que pour ça, notre connaissance commune pourrait être une artiste. Mais elle n’en est rien. Elle n’est pas digne de confiance lorsqu’il s’agit de raconter des histoires, la preuve en est avec ce que Gideon me rapporte. La cérémonie était intimiste au possible, brève, simple. Loin des extravagances qui me sont associées, bien plus proche du monde de Ginny. Mais elle était superbe à sa façon, ça oui. « Avec des vœux très émouvants, notamment. J’étais un peu déçu que tu ne mentionnes pas que ce mariage avait été prédit par un lunatic qui a lu les lignes de ta main… » Il gagne à attirer un sourire sur mes lèvres. Il n’est pas de ceux qui démontrent un bonheur entier et sincère mais il existe, et ça a de quoi être souligné par les temps qui courent. « Tu veux être résumé à “le lunatic des lignes de la main” sur ma biographie ? Ça colle un peu à la peau, ce genre de truc. » Je mime de lui demander sincèrement, puisqu’il est de toute façon déjà bien évident que j’aurai le droit à ma biographie un jour. J’ai réalisé assez d’exploits pour ça, et lui pourrait s’y tenir à un niveau ou à un autre. J’imagine que cela dépend de lui. « J’en ai foutu des belles pour moins que ça, tu sais. » Il joue avec le feu sans risquer de recevoir mon poing dans la figure, et j’espère au moins qu’il se rend compte de sa chance là-dedans tant j’ai tendance à répondre avec mes poings bien plus qu’avec mes mots à la moindre aspérité dans mon quotidien. « Tu lui en as parlé ? Elle sait que tu vas te vanter d’avoir eu raison jusqu’au restant de tes jours ? » Je veux savoir à quelle foutue sauce la madame-je-sais-tout qu’est ma soeur va chercher à me manger pour les décennies à venir et jusque dans ma tombe.

« La place est libre. » J’avais suivi pour le livre ; pas pour ça. Je suis plus sérieux lorsque j’observe la trace de bronzage sur son doigt, j’en profite même pour ranger mon alliance dans la poche de mon pantalon. « C’était qui ? » Je sais qui a voulu ouvrir leur couple à d’autres relations, je veux savoir si le prénom est le même lorsqu’on aborde le sujet du divorce. Je parle avec une assurance moindre qu’à mon habitude, comme si finalement son ressenti pouvait m’importe - quelle drôle d’idée.

Je préfère encore l’interroger sur son livre, un sujet bien moins glissant que tout le reste : parce qu’il s’agit d’art et parce que le reste se résume à d’horribles relations humaines. « Hm, ça dépend, est-ce qu’en échange je peux avoir une toile ? » Et cette fois-ci, c’est bien par amusement sincèrement que mes lèvres s’étendent. « Y’a pas de royalties sur les toiles, suis un peu. » Mon sourire s’étend un peu plus encore, comme une foutue adolescente. « J’ai beaucoup aimé l’une de tes dernières séries, mais l’édition ne paie pas encore assez bien pour un original d’Auden Williams, apparemment. » Il sait. Tant mieux. Il sait autant que je sais ; autant que personne ne demande à l’autre si cette discussion a autant importé que ça pour s’être retrouvée dans leur art, ou si c’est la nuit passée ensemble qui a fait sa différence. L’autre question devant nécessairement aller de paire consiste à demander si tous les amants de passage ont des œuvres dédiées, et à ça il n’existe qu’une seule réponse plausible : non, bien sûr que non, ce serait insensé. « Ginny est là ce soir ? J’adorerais la rencontrer. » Il a un sourire, plus moi. « Essaie plutôt Sydney. Mettre un pâté de maisons de distance entre nous c’était pas assez. » Bientôt, j’imagine qu’elle m’annoncera qu’elle doit mettre un océan entre nous et le pire dans tout ça c’est que je ne serai pas en colère contre elle ; je ne chercherai pas même à lui donner tort. « J’ai plus qu’à lui présenter Sasha. » Ma tête dandine, je m’amuse avec un humour noir. J’espère qu’il n’est pas gay, ce serait du gâchis et ce serait déjà devoir mettre à l’eau un plan pourtant parfait.

Mes pas se dégagent vers un endroit plus intimiste de la salle, un endroit où il y aura même un brin d’air frais pour échapper à ce brouhaha de conneries autour de nous. Je sais qu’il me suit, si bien que je ne prends même pas la peine de lui en faire la proposition ni même la demande. Notre discussion ne saurait s’arrêter à si peu. Si le Destin veut que nous ne nous voyons qu’une fois par tranche d’un an et demi, il est de notre devoir véritable d’en profiter pleinement à chaque prise. « T’as déjà été sur des photos ? » Autrement que pour que son portrait soit affiché sur ses livres. Ce n’est pas intéressant. De vraies photos je parle, celles qui on du sens, celles que je suis capable de faire, à défaut de pouvoir lui promettre qu’il y aura une seconde version des Kisses. Et encore une fois, je ne demande pas si ça l’intéresse, je ne demande pas non plus s’il est libre dès le soir même. Ce sont des futilités sans importance, des questions que je n’ai pas le temps de poser alors que mon esprit en regorge de bien d’autres. « Qu’est-ce que t’as fait de la tienne ? » Je désigne sa main d’un geste du menton sans nommer la bague interdite, mon coude posé sur une table libre faisant de son mieux pour ne pas commander à l’extrémité de mes doigts de ne pas jouer avec le pan de sa chemise qui pourrait être à leur portée avec très peu d’efforts. Il ne peut pas avoir une toile, il n’aura pas de toile, mais il peut avoir d’autres choses - et par là je n’entends pas seulement “des souvenirs inoubliables”. Il peut avoir des photos, parce que ça au moins je sais encore les faire par moi-même sans demander à Leo.

Gideon partage les echos qu’il a eu de la cérémonie, conscient qu’Auden trouvera un moyen d’en rire, de détourner l’attention, parce qu’il n’avouera probablement pas que oui, son mariage avait tout d’un moment romantique. « Tu connais Ornella, elle a toujours eu ce côté romantique rêveur. Et unreliable narrator. » Sourire en coin, l’attention de Gideon est une nouvelle fois piquée par Auden, cette façon dont il sait rebondir à chaque phrase, sous-entendre tant de choses en quelques mots ; ils n’ont eu qu’une conversation, et pourtant elle a été marquante, et Gideon sent que celle-ci le sera aussi. « Dans cette situation, je pense que tu as plus à gagner à être un unreliable narrator qu’elle », souligne Gideon tout de même. Il faut qu’Auden garde son armure encore un peu, pas vrai ?

« Tu veux être résumé à “le lunatic des lignes de la main” sur ma biographie ? Ça colle un peu à la peau, ce genre de truc. » Gideon hausse les épaules. « C’est vrai qu’à la limite, je préférerais le terme de visionnaire, à choisir », il avoue avec un rire. Visionnaire pour avoir imaginer Auden marié alors que celui-ci semblait s’accrocher à cette idée qu’il ne le serait jamais - à quel point l’a-t-il cru ? ou l’a-t-il affirmé pour se protéger ? En tout cas, souligner la moindre faille dans le résonnement de l’italien ne semble pas lui plaire. « J’en ai foutu des belles pour moins que ça, tu sais. » Gideon lève les yeux au ciel et secoue la tête, pas le moins du monde menacé - des coups, il en a reçu, dans les couloirs à l’école, dans la cours de récréation, plusieurs fois parce qu’il tenait simplement la main d’un homme dans la rue, tard le soir. « La violence, vraiment, Auden ? Qu’est-ce que c’est ennuyeux », il soupire, pour éloigner la proposition. Il se demande à quel point Auden est sérieux, d’ailleurs : Gideon a un tempérament colérique, lui aussi, mais n’en est jamais venu aux mains. Est-ce qu’Auden est sincèrement violent, ou est-ce encore une projection qu’il aime afficher ? « Tu lui en as parlé ? Elle sait que tu vas te vanter d’avoir eu raison jusqu’au restant de tes jours ? » « A vrai dire, non, je ne lui ai pas raconté toute la conversation qu’on a eu », avoue Gideon, qui ne précise pas qu’il a considéré que cela ne regardait qu’eux. « Mais j’ai quand même précisé que je me doutais que ta position si réfractaire l’était plus par principe que par réelle croyance. » Il va peut-être finir par vraiment brusquer Auden, tant pis, il prend le risque, Gideon n’a jamais eu la langue dans sa poche, encore moins après avoir bu autant de verres.

Sa vie l’ennuie, en ce moment, le vide du divorce lui donne le tourni, alors peut-être qu’une joute verbale l’animera. Il agite sa main gauche à l’annulaire libre, plaisantant, masquant le creux dans sa poitrine. « C’était qui ? » Ah, évidemment. Cette fois-ci, Gideon ne pourra répondre que c’est le choix de quelqu’un et les deux qui y trouvent leur compte, car même s’il s’est habitué à cette séparation, ça n’était pas son choix, ça ne le sera jamais. Il essaie de comprendre les raisons de Sasha, d’accepter, de rester civil avec lui quand ils se croisent en soirée - quelle idée d’avoir autant d’amis en commun ?! - mais au fond, il est encore amer. Mais il décide pourtant de sourire lorsqu’il répond à Auden : « Lui, évidemment. » Pourquoi faire semblant ?

« Y’a pas de royalties sur les toiles, suis un peu. » Gideon secoue la tête, murmure un tss tss. « Oh non, je ne veux pas des royalties. Je veux une toile. Je pense que ça irait parfaitement dans mon salon. » Il s’attend à ce qu’Auden se lance dans une tirade sur le fait que ses tableaux méritent mieux qu’un salon, qu’elles doivent être au MoMA, ou quelque chose du genre. L’idée de la dispute lui tire déjà un sourire.

Décidé à creuser cette histoire de mariage, Gideon remet Ginny sur le tapis. « Essaie plutôt Sydney. Mettre un pâté de maisons de distance entre nous c’était pas assez. » La remarque fait lever un sourcil à Gideon, qui n’est pas certain de ce qu’Auden sous-entend. « J’ai plus qu’à lui présenter Sasha. » Cette fois-ci, ça arrache un rire jaune. « Déjà quelques troubles in paradise ? » Il demande, se doutant qu’Auden ne sera pas honnête. « J’ai peur qu’elle soit un poil trop femme pour Sasha, mais qui sait, je l’ai peut-être dégoûté des hommes à tout jamais », il plaisante. Non, il sait très bien que dans quelques temps, Sasha sera aux bras d’un autre, il essaie déjà de se faire à l’idée.

Gideon suit Auden dans un coin plus calme de la salle, curieux du chemin que va prendre la conversation. Tout ce qu’il sait, c’est qu’il ne va pas s’ennuyer. « T’as déjà été sur des photos ? » La question surprend Gideon, qui ne s’y attendait pas, et une nouvelle fois, il n’est pas sûr de ce que sous-entend Auden. Il réfléchit brièvement à quelle position adopter, garder sa superbe, être flegmatique, honnête ? « Je n’ai jamais été à l’aise en photos », il avoue. « Je sais qu’on ne dirait pas comme ça, mais j’étais un gamin extrêmement timide. J’ai même été mutique à une période. Je crois que ça laisse des résidus. » Le genre de résidus où il n’est pas toujours à l’aise avec le regard des autres, avec son corps. « Pourquoi cette question ? » Qu’est-ce qu’Auden a en tête ?

« Qu’est-ce que t’as fait de la tienne ? » Le geste vers la main de Gideon donne l’indice sur le sujet, et provoque un sourire un peu nostalgique. Il aimait cette bague, Gideon, il aimait tout ce qu’elle signifiait, jouer avec elle du bout du pouce, la regarder dans la lumière, parfois, avec un sourire. « Dans un moment de colère, j’ai voulu lui rendre », il commence, ne détaillant pas le ridicule du geste, des mots, le bah si tu ne m’aimes plus, vas-y, reprend ta putain de bague suivi du tu sais que je t’aime ce n’est pas le problème parce qu’apparemment Sasha l’aimait mais pas assez pour être avec lui. « mais finalement, je l’ai gardée. Elle est dans une boîte, chez moi. Je ne sais pas trop ce qu’on est censé faire de ce genre de reliques ? Les enterrer ? Les jeter à la figure de son ex ? »


@Auden Williams

Il agit telle une Madeleine de Proust sans même le savoir. Il me remémore une époque insouciante, il est associé à des souvenirs qui le sont tout autant. Notre première, dernière et seule rencontre ne remonte pas à une vie plus tôt, mais c’est tout comme tant chaque chose était différente. Il était marié, je ne l’étais pas ; ce n’est même pas le plus important, mais c’est ce qui me vient en tête en premier lieu, comme tel aurait sûrement été le cas pour Monsieur tout le monde. Pour une fois, je me conforme au moule. « Dans cette situation, je pense que tu as plus à gagner à être un unreliable narrator qu’elle. » Je suis un éternel narrateur auquel il ne faut pas se fier, c’est évident. L’épisode de mon mariage n’en est qu’un parmi tant d’autres, un dont je repense avec certains regrets. Non pas des regrets de l’avoir épousée, mais bien ceux d’avoir tout foutu en l’air, sans espoir de voir les choses s’arranger à l’avenir. « Tu penses que j’ai quoi à y gagner ? Garder l’image de gros dur ? » J’interroge avec un sourire, éternel curieux que je suis, véritable caractéristique commune à tous les artistes qui puissent exister. « Parce que déjà que j’aime les hommes et en plus que je fais de l’art, merde, faut bien sauver ce qui peut encore l’être. » Encore heureux que je ne suis pas effeminé, pas vrai ? Sinon, cela aurait sans doute été irratrapable. Fort heureusement, devenir père m’a fait gagner quelques points pour m’éloigner de l’étiquette de tapette. Me voilà sauf.

« C’est vrai qu’à la limite, je préférerais le terme de visionnaire, à choisir. »
« Visionnaire, hm. »

Je mime d’y réfléchir mais je ne lui fais jamais part de ma conclusion. Il est un bel imbécile, ça oui, en priorité. Visionnaire, pourquoi pas. Son livre l’est, son talent n’est pas nouveau mais il est au moins rafraîchissant. Il peut être visionnaire si cela lui fait plaisir ; je suis d’humeur à lui faire plaisir. Néanmoins, c’est sur un autre point qu’il renchérit, et moi avec. « La violence, vraiment, Auden ? Qu’est-ce que c’est ennuyeux. » Je l’observe réfléchir à ses mots, aux miens aussi sans doute. Je sais ce qu’il se passe dans son esprit, je sais à quel point il se demande ce qui appartient au mythe et à la réalité ; à quel point mon rôle d’homme insensible trouve ses parts de vérité. Il se demande sûrement si j’ai déjà frappé quelqu’un, et je pense que tout ce qu’il peut imaginer ne saurait traduire la colère sourde qui a toujours été la mienne en grandissant. Et toujours encore présente à l’âge adulte. Rebondir sur le sujet ne m’intéresse pas, lui faire part de la réalité des choses me donne encore moins envie. Je me tais, pense à tirer une cigarette, me rends compte que l’espace clos m’en empêche.

Le sujet de ma sœur me fais passer l’envie un instant. « A vrai dire, non, je ne lui ai pas raconté toute la conversation qu’on a eu. » Je m’en doutais, sinon elle n’aurait pas su retenir sa curiosité et m’aurait assiégé sous les questions pour savoir comment et pourquoi nous en sommes venus à aborder autant de sujets. « Je lui ai pas dit qu’on était rentré ensemble. » Qu’il fasse ce qu’il veut de cette information donnée sur le tard. Il n’est pas une conquête dont je me suis vanté, non par honte, mais bien parce que j’avais sûrement à coeur cette idée un peu stupide de garder cette soirée pour moi seul. Elle n’a rien de secret, ce qui ne l’a pas empêchée d’être une sorte de jardin secret - sans qu’on tire dans le pathos, merci. « Mais j’ai quand même précisé que je me doutais que ta position si réfractaire l’était plus par principe que par réelle croyance. » Je souris à nouveau, amusé qu’il insiste autant sur cette idée. « Pourquoi ça t’intéresse autant ? » Qu’est-ce que ça peut lui foutre, en réalié, que je crois ou non au grand amour ? Je me pose la question sincèrement, et je la fais exister aussitôt. Est-ce qu’il s’intéresse à la vision du mariage de chaque homme avec qui il partage un lit ou même un simple baiser passionné ?

Et puisqu’il s’interroge tant sur mon mariage, je ne me prive pas pour en faire de même au sujet du sien, surtout au moment de lui demander qui de lui ou de Sasha a demandé à en finir avec les termes du mariage. « Lui, évidemment. » La tristesse est assez évidente dans sa réponse, si bien que je décortique un temps les nuances de son visage avant de retrouver la parole. « T’étais contre l’idée ? » Il s’agit du genre d’idée qui devient réalité dès lors qu’un des deux partie l’a en tête, et c’est une foutue anomalie du système. Il sera sûrement d’accord avec moi sur ce point, sans grand débat. « Oh non, je ne veux pas des royalties. Je veux une toile. Je pense que ça irait parfaitement dans mon salon. » Osé. Inutile, peine perdue, mais osé. Je réponds avec pragmatisme. « Je ne donne pas mes toiles. » Ni même aux amants, qu’ils soient bons ou non. Mes toiles ne sont pas des cadeaux. Même Ginny n’en a jamais reçue. C’est un principe que je respecte à la lettre, pour l’avoir moi-même érigé. « Déjà quelques troubles in paradise ? » Il a déjà la réponse à cette question, je ne fais pas de doublon. Je suis honnête avec lui sur ce point, mais je ne suis toujours pas un grand adepte de l’idée de dévoiler ma vie privée. « J’ai peur qu’elle soit un poil trop femme pour Sasha, mais qui sait, je l’ai peut-être dégoûté des hommes à tout jamais » - « Tant que l’inverse n’est pas vrai. » Déjà, je reprends l’épisode où nous l’avions mis en pause, lui faisant ainsi comprendre que mon mariage vaut aujourd’hui autant que le sien à l’époque de notre rencontre déjà. S’il ne veut pas rentrer seul, il sait déjà de quelle façon exactement j’avais plutôt apprécié sentir son corps contre le mien.

Pour l’heure, nos silhouettes se contentent chastement de passer dans une pièce plus calme, plus reculée aussi. « Je n’ai jamais été à l’aise en photos » - « C’est pas ma question. » Et je n’aime pas qu’on réponde à côté de la plaque face à mes questions, il le sait. « Je sais qu’on ne dirait pas comme ça, mais j’étais un gamin extrêmement timide. J’ai même été mutique à une période. Je crois que ça laisse des résidus. » Intéressant. Je ne savais pas. Ornella ne m’en avait jamais parlé non plus, même si elle a bien vite compris que me parler de Gideon était peine perdue. « Qu’est-ce qui a changé ça ? » Il n’est pas l’homme le plus bavard que j’ai été donné de connaître mais il a de la répartie, il n’est pas timide, et il ose même exiger ce qu’il désire sans faire de pirouettes. Alors oui, l’imaginer mutique m’intrigue. « Pourquoi cette question ? » Dans la pièce vide, je n’hésite plus à sortir une cigarette de son paquet pour l’allumer aussitôt, et ne retrouver ses yeux que dans un second temps. « J’aime bien la photo, dernièrement. » Et si je suis un sombre connard (citation de beaucoup de personnes), je ne lui suis pas au point de le prendre en photo sans son accord.

Alors, je finis par m’intéresser à mon modèle, à ce qu’il porte et à surtout ce qu’il ne porte pas - et je ne parle même pas encore de nus. « Dans un moment de colère, j’ai voulu lui rendre mais finalement, je l’ai gardée. Elle est dans une boîte, chez moi. Je ne sais pas trop ce qu’on est censé faire de ce genre de reliques ? Les enterrer ? Les jeter à la figure de son ex ? » Je hausse les épaules. La question, trop personnelle, déborde du spectre de ce que je suis à l’aise de répondre à l’oral. Ou répondre tout court. « La mienne me l’a laissée en partant de la maison. » Ginny a laissé son alliance sur la table de chevet, sans objectif de la retrouver un jour sans doute. Elle est cachée au fin fond d’un tiroir, avec l’assurance de ne pas tomber dessus, même en usant de maladresse. Elle n’est pas jetée non plus, pas perdue. Elle est là, cachée de la vue de tous et surtout de la mienne. « Ça dépend si tu as espoir qu’il soit autre chose qu’un ex un jour. » Si tout est peine perdue alors il peut sans doute la brûler pour la mouler dans une minuscule effigie de doigt d’honneur, j’imagine. Et je pose évidemment la question pour l’art, pas parce que ses espoirs au sujet de son mariage pourraient m’intéresser. « Moi elle restera toujours la mère de mon gamin, c'est différent. » Ornella lui avait-elle fait passer l'information de l'existence de Sloan ? Peu importe.

« Tu penses que j’ai quoi à y gagner ? Garder l’image de gros dur ? » Gideon hoche la tête, l’air de dire de toute évidence. Auden, tout comme Gideon, semble être le genre de personnes dont la vie est régie par beaucoup de principes. Et il semblerait que le peintre soit accroché à cette image de lui de misanthrope cynique, bref, loin des gens qui se marient et confessent publiquement devant audience être si amoureux. « Parce que déjà que j’aime les hommes et en plus que je fais de l’art, merde, faut bien sauver ce qui peut encore l’être. » Gideon soupire, amusé. « Je crois qu’il faut t’y résoudre Auden, c’est peine perdue », il plaisante. A vrai dire, c’est plutôt l’inverse : Auden a clairement un aura assez agressif, et ce n’est pas des pinceaux ou des amants qui changera ça chez lui. Qu’il ne s’inquiète pas, on le pense toujours gros dur.

Mais il a clairement son petit jardin secret qui se cache derrière l’armure - qui n’en a pas ? « Je lui ai pas dit qu’on était rentré ensemble. » Gideon a un sourire en coin. Il ne l’a pas dit à Ornella non plus. Parce qu’il aime faire des symboles de rien, Gideon, et qu’il aime cette idée que la soirée était une parenthèse, cette idée renforcée par s’être retrouvé dans une toile, et Auden dans son livre. Il aime ces clins d’oeil qui ne sont que pour ceux qui savent. Cela dit, ça n’a pas empêché Gideon de parler à Ornella d’Auden - parce qu’elle lui avait demandé ce qu’il en avait pensé, elle qui semblait si désespéré qu’il trouve l’amour d’une façon ou d’une autre, inquiète de sa méfiance et ses discours si pessimistes. « Pourquoi ça t’intéresse autant ? » Gideon hausse les épaules. « Parce que je suis un éternel romantique qui adore prouver que les cyniques ont tort », il répond tout à fait sérieux. Pour lui, c’est une question de principe, tout simplement.

Un éternel romantique divorcé, cela dit. En voilà une étiquette qui ne lui plaît pas. C’est facile de deviner qu’il n’a pas choisi cette situation. « T’étais contre l’idée ? » Gideon pousse un soupir las. « Disons que je la comprends », il admet, un peu vaguement. Oui, Sasha et lui n’étaient plus sur la même longueur d’onde depuis un moment, ils s’éloignaient émotionnellement, les disputes venaient polluer le quotidien. Sasha demandait à Gideon quelque chose qu’il ne pouvait pas donner : être autre chose que cet écrivain en recherche de reconnaissance, absorbé constamment par son art. « Mais je ne l’aurais pas choisie, moi. » Il a cru qu’ils pourraient s’en sortir, réparer les pots cassés. Sans succès. Peut-être que Sasha avait tourné la page bien plus tôt, sa décision prise des semaines, voire des mois, avant qu’il ne la partage à Gideon.

Et si Auden semble vouloir ramener Ginny dans les bras de Sasha, il joue également à un autre jeu, le regard pétillant. « Tant que l’inverse n’est pas vrai. » Gideon lève un sourcil. C’est donc là où ils vont ? Auden heureux et marié aura à peine duré le temps d’une rêverie. « Ah, ça reste à prouver, je suppose », réplique Gideon, incapable de faire demi-tour devant un jeu de séduction qu’on lui met sous le nez.

Mais ce n’est pas une nuit ensemble qu’Auden propose, d’abord, mais une histoire de photographie qui rend Gideon un peu sceptique, incertain de ce qui est sous-entendu, et le force à avouer qu’il est loin d’être toujours aussi à l’aise qu’on pourrait le croire. Il évoque vaguement sa timidité passée, ça fait longtemps qu’il n’a plus honte, mais il n’est pas pour autant à l’aise avec le sujet. « Qu’est-ce qui a changé ça ? » C’est bien les questions d’Auden, ça : directes, droites au but. « Mes parents m’ont amené chez un spécialiste, quand j’étais gamin, ça a aidé avec le mutisme. » Il se souvient vaguement du visage d’une orthophoniste, celui d’un psychologue. Quelle drôle de vie, pour un enfant. « La timidité a traîné, il faut dire que j’étais pas très populaire à l’école. Qui aurait cru qu’être un peu efféminé dans les années 80 serait si compliqué ? » Il ironise, même si son estomac est encore rempli de l’acide des mots et coups qu’il a reçu. Encore aujourd’hui, il est différent en public que derrière les portes fermés : avec ses amis homosexuels, il laisse d’autres expressions lui venir, il habite son corps différemment. Mais il sait que quoi qu’il fasse, même en public, il se trahit constamment, par la façon dont il rit, balance sa tête en arrière, s’habille. « Puis j’ai rencontré un professeur qui s’est intéressé à ce que j’avais à dire. Je ne serais probablement pas écrivain sans lui, aujourd’hui. » Il a un sourire un peu mélancolique, à l’évocation de Mr Humberstone, dont la disparition si jeune a aussi grandement influencé Gideon et sa vie.

Mais d’où vient la question sur la photo, donc ? Qu’est-ce qu’a Auden en tête ? « J’aime bien la photo, dernièrement. » Gideon plisse les yeux. « Et quoi, tu cherches des modèles ? » Il dit avec un rire, avant de comprendre qu’Auden est sérieux, et cela lui arrache à nouveau quelques éclats de rire. « C’est ta nouvelle technique de drague, Williams ? Ramener des gens dans un studio photo ? » Il taquine, ne disant pas encore oui à la proposition - mais pas non non plus.

C’est donc officiel, il a ses yeux ailleurs, loin de sa femme. « La mienne me l’a laissée en partant de la maison. » Ouch. Sasha n’a pas été aussi cruel. Il est juste parti avec. Ginny a le sens d’envoyer des messages, au moins. « Ça dépend si tu as espoir qu’il soit autre chose qu’un ex un jour. » Gideon a un espèce de rire qui cache le reste, tout ce qu’il ne dira pas à Auden : qu’il y pense encore, tard le soir, mais qu’il a appris à noyer les espoirs dans un autre verre de whisky, qu’il s’est résolu. « Moi elle restera toujours la mère de mon gamin, c'est différent. » L’information est revenue aux oreilles de Gideon, quand Ornella s’est vantée d’être tante. « On s’est pas quitté en trop mauvais termes, avec Sasha, on a beaucoup d’amis en commun, je le reverrais », il explique, un peu sur la défensif : pas besoin d’un enfant pour être lié à jamais à quelqu’un. « Elle est partie avec l’enfant ? » Ou est-ce qu’Auden élève tout seul un gamin ?! « T’aimes ça ? Être père ? » Il demande, curieux, parce que ça ne colle pas vraiment avec l’image qu’il se fait d’Auden.


@Auden Williams