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@isabel flores  

Je déteste dormir à l’hôpital. Être shootée aux anti-douleur est amusant, mais dormir dans ce petit lit, avec ces draps tellement coincés sous le matelas qu’on a l’impression d’être momifiée dans son lit, en plus il fait froid, ya du bruit, on vient te réveiller régulièrement pour voir si t’es pas entrain de mourir… Bref : j’aime pas dormir ici. Pourtant ça m’arrive bien quatre ou cinq fois par an, donc je devrais être habituée. Mais non. Autant la nourriture : ça va, je suis pas difficile, surtout qu’en général on me fait remarquer que je suis trop mince donc on me donne des gâteaux supplémentaires, mais la nuit c’est vraiment pas top, ça me rappelle de sale souvenirs à grelotter sous les draps trop fin.
Mon docteur m’éblouit une nouvelle fois avec sa foutue lampe de poche avant de m’indique que je vais pouvoir rentrer chez moi : soulagement. Je signe deux trois papiers, on me demande comment je vais rentrer chez moi et je dis machinalement qu’un membre de ma famille va venir me chercher. C’est pas vrai, évidemment. J’ai appelé personne pour le moment, et je ne compte pas appeler quelqu’un de ma famille. J’ai pas vraiment envie qu’on me fasse la moral, pas maintenant, alors que je suis défoncée au anti-douleur. Je récupère mon sac à dos du quel s’échappe ma planche à roulette. Cette traitresse qui m’a abandonné en pleine descente la veille, et je traine des pieds jusqu’à la sortie. « Bisous Elsa, à la prochaine. » que je lâche à la nana de l’accueil, accompagné d’un geste de la main gauche. Les portes automatiques s’ouvre enfin sur l’air tiède du matin et je fais quelques pas le long du parking de l’établissement, respirant enfin un peu d’air frais, tout en tenant de faire glisser mon sac à dos vers l’avant, sans m’arracher mon attelle et sans me prendre ma planche dans la tronche. « putain… » que je grogne, m’arrêtant pour poser le sac au sol, incapable de fouiller dedans en marchant comme je le fais d’habitude. Je sors mon téléphone du fond du sac et l’échappe aussitôt sur le sol, lâchant une seconde injure. Les doigts de ma main droite sont trop engourdi. Je le récupère de ma main gauche, le déverrouille d’un geste mal-assurer et fouille ma liste de contacte. Appeler Jack ? Il a une voiture je crois… mais il va me faire la moral lui aussi, je peux déjà l’entendre… Nathan ? Non, ça sera la même chose, Jamie a perdu son permis le mois dernier… J’échappe un long soupire avant que mes yeux ne rencontre le contacte affectueusement nommé : Bel da Slut. Et sans réfléchir plus longtemps je la sonne. Répondeur directe, je suis à deux doigts (foutu expression dans ces conditions) de raccrocher sans laisser de message, mais je tente quand même le coup : « Hey sexyyyyy dude. J'sors de l’hopital, j'peux pas rentrer à skate. 'fin si j’peux mais on m'la déconseillé. Tu pourrais venir me chercher? si tu peux pas dis moi et je me débrouillerais. Merciiiii. La bise. » je raccroche remet le téléphone dans le sac, avant de tirer se dernier jusqu’à un bloc en béton un peu plus loin. Le genre de truc fait pour empêcher les voiture de passer, mais parfait pour poser ses fesses un instant en l’absence de banc.
« I’m bluuuue, da be diii, da be daaaa » que je chantonne tout en terminant de me rouler un joint, les mains tremblantes alors que je roule le papier. Je l’approche de mes lèvres pour lécher la partie collante et mon regard se perd sur la route, notant une moto en approche. Je reporte mon attention sur mon pliage, lissant le tube de papier du bout avant de pincer le joint entre mes lèvres pour chercher mon briquet. Mon sac est en bordel, pas surprenant vu la chute de la veille, et ma main gauche tâtonne au fond pour trouver le précieux allume joint feu.

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J’allume mon joint sans souci, je maîtrise bien mieux le briquet de la main gauche que le roulage de cigarette, on va pas se mentir. Et je tire une première fois dessus alors que le vrombissement de la moto se rapproche. Mon regard se pose sur cette dernière alors qu’elle arrive à ma hauteur et que je vois la petite brune qui la conduit. Y’a pas à dire : une femme à moto, ça me fait toujours quelque chose. Elle retire son casque et je l’observe silencieusement, prenant une seconde bouffée de fumée alors que mes yeux détaillent sa tenue, puis le bolide qu’elle conduit. « J'sais pas comment tu veux tenir ton skate et t'accrocher à moi en même temps avec ton moignon, mais... je suppose qu'on va se démerder. » « Le sac à dos tiendra le skate. » que je lâche avant de frotter le bout de mon joint contre le béton afin de l’éteindre. Je mets ce qu’il reste dans une petite boîte qui retourne elle aussi au fond de mon sac avant de refermer ce dernier aussi bien que possible, la planche à roulettes en sortant toujours. Je balance le sac sur mon dos avant de me tirer de mon bloc de béton, sentant diverses douleurs dans mes membres. C’est que la main droite, ça saute aux yeux, compte tenu de l’attelle qui entoure mon poignet et mon index, mais les bleus et égratignures sur mes coudes, épaules, hanches, genoux sont discrets mais pas moins douloureux. Sans parler du semblant de pansement qu’on m’a foutu au niveau de ma tempe. Le truc va m’arracher des cheveux quand je vais l’enlever, c’est sûr. « Allez, monte. » J’attrape de ma main valide le casque violet, l’admirant deux secondes, un sourire débile collé aux lèvres avant de le mettre sur ma tête, non sans grimacer un peu. C’est lourd cette connerie, j’ai l’impression que ma tête pèse soudainement quinze kilos. J’enjambe le véhicule pour m’asseoir derrière Bel, m’agrippant légèrement à sa taille, histoire de ne pas faire une nouvelle chute mais de ne pas non plus la gêner pour conduire.

Le trajet jusqu’à Redcliffe me semble durer une éternité. Bel conduit plus lentement que j’me déplace en skate ! Moi qui voulais pas la gêner, je me retrouve à me reposer contre elle, ma tête au niveau de son épaule, mon casque contre le sien, à deux doigts de m’endormir. Je ferme les yeux quelques secondes, minutes peut-être, je sais pas, et enfin la moto ralentit (je pensais qu’on pouvait pas ralentir davantage, mais si) et je descends du véhicule avant de galérer à retirer mon casque. La tête vers le bas, je sautille dans l’espoir de le faire glisser, tout en poussant de ma main gauche jusqu’à ce que je me libère enfin de cette prison, les cheveux dans tous les sens. « Horrible ce casque. » que je râle quand même, par principe. « Du coup, je savais pas que j’étais à vingt minutes en skate, mais à une heure en moto de l’hôpital, c’est bon à savoir. » que j’ajoute, un sourire taquin sur les lèvres. Je me débarrasse de mon sac à dos, le laissant tomber par terre, au pied de la porte d’entrée, pour pouvoir chercher mes clés. Je mets la main dessus plutôt rapidement, un miracle compte tenu du bordel qui se trouve dans mon sac, et je tends le trousseau à Bel pour qu’elle ouvre la porte. « Merci, femme. » que je lâche dès que la porte est déverrouiller, m'engouffrant dans l'appartement. Ancien entrepôt reconverti en espace de vie, j'ai encore du mal à me faire à cet endroit. La plafond est anormalement haut, on est en rez-de-chaussée, c'est lumineux et les seuls pièces à tailles humaines semblent être les chambres et la salle de bain. Je retire mes baskets sans les mains, laissant mes vans en bazar dans l'entrée avant de partir en direction de ma chambre. Elle est facile à trouvée : c'est la seule porte qui reste grande ouverte à longueur de temps. Je laisse mon sac au pied de mon lit,  enfin matelas, avant de me laisser tomber sur ce dernier dans un soupire. Mauvaise idée, clairement. Le sol est soudainement terriblement bas et la chute me secoue un peu, assez pour me faire lâcher un petit cris de douleur. « La terre est basse... ou je suis trop grande, je sais pas...  »

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Est-ce que j’aime bien jouer les gros bébés ? Peut-être un peu oui, pourtant je le fais rarement… enfin je crois. On s’occupe de moi à l’hôpital mais le reste du temps je me débrouille. C’est peut-être pour ça que ma vie est si chaotique en fait : parce que je me débrouille mais que je suis pas si débrouillarde que ça. Je manque d’organisation, de sens des priorités, je prends tout à la légère… Bref. Je m’écrase sur mon matelas, fixant un instant le plafond en lâchant un soupir avant de réaliser que : c’est la première fois que Bel vient officiellement chez moi. Je me redresse laborieusement, observant ma chambre, me demandant naïvement ce qu’une personne extérieure pourrait en penser. Entre les polaroids, coupures de magazine et autres photos au mur, les deux guitares dans un coin, les planches à roulettes dans un autre, un carton encore pas vidé, les fringues des six derniers jours en pile sur mon bureau, mon matelas à même le sol sur lequel les draps sont tendus à la va-vite, pleins de plis, les mugs sales et les piles de bouquins près de ma lampe de chevet, et le grand miroir en face du matelas au pied duquel se trouvent de quoi me maquiller et des bougies fondues… Pour moi, c’est ‘a vibe’, pour d’autres, probablement un bordel sans nom. Mais on voit le sol, donc je pense que ça va !
« Tu vas piquer un somme ? Ou tu veux que maman te prépare quelque chose à boire ou à manger ? » « Non, je dormirai plus tard, je pense. Enfin sauf si tu fais une sieste avec moi. » que je lâche tout naturellement avant de venir gratter mon poignet, là où l’attelle est un peu trop serrée à mon goût. « J’ai envie d’une douche, d’un chai glacé avec du lait et de regarder *I Know What You Did Last Summer* en terminant mon joint. » Ouais, ça c’est le programme parfait. Je crois que je fais souvent ça quand je rentre de l’hôpital en fait : bon parfois je regarde pas un slasher, à la place je regarde *Bee and Puppycat* ou *Scream Queens*, mais l’idée reste la même : douche brûlante pour m’enlever cette odeur de désinfectant de la peau, une boisson réconfortante — donc chocolat chaud en hiver, boisson fraîche en été, bière s’il n’est pas trop tôt —, et un film ou une série que j’ai vue plein de fois.
Je me tire de mon matelas, comme une vieille femme, m’aidant de ma chaise de bureau comme d’un déambulateur. « Douche first. » que j’annonce, attrapant le pansement sur ma tempe du bout des doigts avant de tirer d’un coup dessus en serrant les dents. « Ça va être fun. » que je conclus. J’ai presque une petite larme qui perle au coin des yeux alors que je frotte l’endroit où l’adhésif était. « Prends ce que tu veux dans la cuisine, si t’as faim. » un peu gonflé quand on sait que j’ai pas fait de courses depuis mon arrivée mais bon… solidarité entre colocs, non ? Je retire déjà mon t-shirt, retenant mon souffle en sentant le tissu frotter une vilaine égratignure au niveau de mon épaule gauche. Le t-shirt rejoint la pile du bureau, mon jean maintenant troué et taché de sang aussi, avant de partir vers la salle de bain, poussant légèrement la porte derrière moi. Je suis pas une grande fan des espaces clos, allez savoir pourquoi — trauma de l’enfance ? Peut-être — donc je ferme jamais les portes. Pour la salle de bain et les WC je fais un effort en les poussant suffisamment pour avoir un brin d’intimité, mais ça m’oppresse un peu. Donc là, je me sais seule, y’a que Bel qui est là et elle m’a déjà vu me changer dans les vestiaires avant le boulot, donc y’a pas de gêne. Enfin, soyons clairs, il en faut beaucoup pour me gêner, de toute façon. Je finis de me déshabiller et me faufile sous la douche, tirant le rideau avant de mettre l’eau bien chaude et de rester quelques minutes sans bouger sous le jet. Quel bonheur. On prend trop souvent ce genre de chose pour acquis je trouve, alors que putain, avoir de l’eau chaude, une douche en bon état et propre, c’était quand même une des grandes joies de la vie. J’attrape un gel douche au hasard pour me laver, arrache les pansements que je trouve sur mon chemin, alors que mon attelle prend l’eau. Ouais, j’aurais peut-être dû mettre un sac plastique autour avant… tant pis, trop tard. Je me mousse, je rince, m’essuie avant de m’emmitoufler dans un peignoir blanc ultra doux.
« Bel, comment on sèche une attelle mouillée ? » que je demande en poussant la porte de la salle de bain pour la rouvrir entièrement.

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« Chouette programme. » Chouette ? Le mot est faible. C’est le meilleur programme de tous les temps, oui ! Je ne perds d’ailleurs pas de temps pour commencer par la première étape : la douche. J’évite quand même d’y rester un quart d’heure, sachant que Bel est là et que je vais profiter de sa présence pour passer du temps avec elle et pas m’isoler dans la salle de bain. Donc mon passage sous la douche se veut plutôt rapide, peut-être un peu trop rapide puisque j’en oublie de mettre un sac plastique sur mon attelle. Je mouille mes cheveux sans les laver, bref : un peu n’importe quoi. Mais au moins je n’ai plus cette odeur d’hôpital qui me restait dans le nez quelques minutes plus tôt. Là, je sens la vanille, ou le bébé, ou… je ne sais pas trop, ça sent bon, c’est l’essentiel. En plus, ce peignoir est doux, on croirait que je me suis enroulée dans un nuage, j’adore. Il faut juste que je trouve un moyen de sécher mon attelle, et pour ce faire, je demande conseil à Bel, parce qu’elle sait toujours tout. Ou presque.  
J’entends bien sa surprise et la pointe de déception dans sa voix avec ce : « Tu l’as pas protégée ?! » limite indigné. « Je voulais aller vite, j’ai oublié. » que j’explique dans une petite moue désolée. Elle me passe devant, mastiquant je-ne-sais-quoi, tout en fouillant la salle de bain. Elle trouve rapidement un sèche-cheveux qu’elle branche et me confie. « Bon courage. Faut que ça sèche, sinon tu vas moisir en-dessous avec l’humidité. » Je l’attrape de ma main gauche, toujours la même moue sur le visage, entre un air désolé et blasé, alors que je dirige le sèche-cheveux sur ma main droite et le mets en route. Je reste immobile, le regard dans le vide, tandis que l’air chaud tente de sécher l’attelle. Puis, ma patience ayant ses limites (parce que pour le coup, ça nique mon programme de rester là avec le sèche-cheveux), je l’éteins et le rends à Bel. « Trop long. Ça sèchera tout seul. » Je tourne les talons pour rejoindre ma chambre, notant la présence d’un plateau avec plein de nourriture et d’un kiwi à moitié mangé sur lequel se trouve toujours la peau. J’évite de renverser le plateau, m’installant sur mon matelas, tirant un oreiller pour le mettre entre mon dos et le mur avant de poser ma main droite sur ma cuisse et de défaire lentement l’attelle. Je ne retiens pas un petit gémissement de soulagement quand enfin mon poignet se libère de cette prison. Je prends quand même soin de rester immobile, ne tentant pas de bouger la main, même les doigts normalement épargnés par l’accident de la veille, afin de ne pas réveiller de trop la douleur de la blessure à la base de mon index.  
« Tu manges le kiwi avec sa peau ? Tu connais pas les coutumes humaines ? Tu viens d’une autre planète ? » que je questionne Bel, très sérieusement. « Je m’en doutais un peu en même temps, tu pouvais pas être de cette planète, c’était pas logique. » Je me redresse un peu pour tirer mon sac à dos vers moi, ressortant ma précieuse boîte pour récupérer le joint informe que j’avais roulé un peu plus tôt. « Faudrait que je m’habille en fait, et que je sèche mes cheveux… » que je réalise alors que mes mèches brunes, dégoulinantes, glissent de mes épaules pour venir mouiller l’intérieur de ma boîte en métal, et cette foutue attelle qui tentait de sécher. Je lâche un soupir de fatigue, tentant de repousser les intruses mouillées dans mon dos. « Pourquoi tout est compliqué ? » que je râle. Enfin, c’est plus proche du gémissement grincheux d’un enfant qu’autre chose. Normalement, je suis plutôt patiente, calme, posée, mais là, la fatigue fait que tout m’épuise et me donne envie de soupirer. Soupirer infiniment, ou en tout cas jusqu’à la fin de la journée. Je penche ma tête en arrière, la reposant contre le mur, dans un soupir las, grimaçant un peu, parce que oui : tout était compliqué, mais en plus tout était douloureux. « Tu restes toute la journée avec moi ? »  

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V’là que Bel tourne sur ma chaise de bureau, comme une enfant hyperactive alors que je me bats avec moi-même, littéralement : mon attelle, ma main, mes cheveux… je lutte. Et le seul moyen d’avoir l’attention de miss-tourniquet, c’est de juger sa façon de manger un kiwi. Kiwi qu’elle allait finir par rendre à force de tourner comme ça.
« Ouais, pourquoi ? C'est quoi le problème ? Ça se mange ! »
« Bah… y a des petits poils sur la peau, ça pique, c’est pas terrible, non ? » que je questionne. Elle fait ce qu’elle veut, si elle a de l’acide à la place de sa salive : good for her, I guess. Je plains juste les filles avec qui elle a couché, du coup.
« C'est toi qui oses me dire ça ? T'es hyper bizarre. Ton langage SMS, je suis sûre qu'il vient de ta planète, d'ailleurs. »
« Mon langage SMS est une forme d’art, tu peux pas comprendre. » que j’argumente immédiatement avant de noter que je devais me changer et sécher mes cheveux.
« Vas-y, je regarde pas. »
Comme si j’en avais quelque chose à faire qu’elle regarde, franchement. J’étais en soutif et culotte cinq minutes plus tôt, je suis pas à ça près. Puis de toute façon je suis encore trop occupée à me battre avec mes cheveux, qui mouillent tout sur leur passage. J’ai presque envie de jeter ma boîte dans un coin de ma chambre, de pleurer un coup et de dormir tant je suis frustrée et fatiguée.

« Mais qu'est-ce que tu fais... »
Bel quitte la chaise de bureau pour venir sur le matelas et, telle une sauveuse, femme de ma vie, elle s’occupe d’allumer mon joint avant de me le rendre.
« Voilà, femme. »
« Merci femme. J’pourrais te rouler une pelle pour moins que ça. » que je lâche. C’est une façon de dire que je suis redevable. Je l’utilise beaucoup avec les copains. En général c’est accompagné d’un « si j’étais pas gay », mais du coup Bel n’est pas un homme, la phrase perd un peu de son côté humoristique… Mais bon, sur le coup je réalise pas, je récupère juste le joint pour en prendre une bouffée, alors que je sens que mes cheveux gouttent dans mon dos.
« J’sais pas. Tu vas plus pouvoir te passer de moi, après. J’veux pas créer une dépendance. »
« C’est trop tard pour ça. » que je note en soufflant la fumée en direction du plafond.
« Je commence à avoir froid… »
Et comme je suis une femme indépendante, malgré tout, je pince mon joint entre mes dents et me tire de mon lit, faisant du coup tomber mon attelle au passage.
« ‘Tain ta race » que je grogne, parce que du coup ma main est en freelance là, genre prestation de danse moderne. Enfin une danse calme, pas de mouvements brusques, mais clairement même les mouvements liés à la gravité sont douloureux. C’est n’importe quoi, j’en ai déjà marre de cette fracture à la con.
« Femme, je vais avoir besoin de toi… » que je constate une fois devant mon placard.
« Il me faut un t-shirt et un pantalon, genre survêtement ou pyjama, un truc confort. Et il me faut aussi une serviette pour enrouler mes cheveux. Et il faut que tout ça soit sur moi comme ça je pourrai mourir dans le lit pendant que tu mettras un film sur l’ordi. »
Quoi, j’en demande trop ? Mettre un pantalon à une main c’est chiant, mettre un t-shirt aussi, enrouler ses cheveux dans une serviette ? Simplement impossible. Surtout que j’ai plus de soutien sans mon attelle donc là c’est encore plus comme si j’avais qu’une seule main, voire même qu’un seul bras. Y a pas de moignon pour m’aider, donc Bel sera mes mains. C’est pour ça qu’elle est là aussi, après tout.

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« Et alors ? Les Latinos ont une résistance supérieure aux épices et aux petits poils sur les kiwis, tu savais pas ? »
« Non, je savais pas. » J’admets sans hésitation, parce que franchement,  j’ai jamais vu quelqu’un manger un kiwi comme ça... Et pourtant, j’en ai vu des trucs chelous dans ma courte vie. Mais bon, c’est aussi ce qui fait le charme d’Isabel : elle sait surprendre. Un peu trop, peut-être.
Je finis par me bouger pour me changer, parce que la chaleur de la douche est un lointain souvenir et que les gouttes glacées qui tombent de mes cheveux me donnent des frissons. Mission : trouver des fringues. Problème : une main inutilisable et pas d’attelle. Solution ? Appeler la mangeuse de kiwi poilu à la rescousse. A trois mains tout est possible !
Elle ne pose pas de questions et file direct à la salle de bain. Elle revient avec une serviette qu’elle enroule autour de mes cheveux. Ses doigts glissent rapidement, mais je ne peux m’empêcher de noter la douceur de ses gestes. Ça me calme presque. Les gouttes froides me rendaient folle. Elle fouille le placard et je remarque, amusée, à quel point elle paraît minuscule à côté de mon armoire avant qu’elle ne sorte un t-shirt et un jogging gris – un très bon choix –. Mais quand elle me tend les vêtements, je bug légèrement.
« Bah, euh… » je marmonne, gênée, mon joint calé entre les doigts.
« Ok, euh... tu peux enlever ton peignoir. Et lever les bras. »
Elle détourne les yeux presque aussitôt, un peu trop vite, comme si elle s’interdisait de regarder. J’obéis en silence, défaisant le nœud et laissant le peignoir glisser au sol. Aussitôt, une vague de froid m’envahit. Je frissonne comme une feuille, regrettant déjà la douceur du cocon que j’avais autour de moi. Avec la clim qui souffle dans la maison, il fait quoi ? Vingt-trois degrés ? Même pas de quoi être à l’aise, encore moins nue et fatiguée.
« T-shirt, stp. »
Je lève les bras, faisant attention à ma main blessée. Bel me glisse le t-shirt avec précaution, et moi, je tiens mon joint hors de portée pour éviter de cramer le tissu. Ses doigts frôlent ma peau plusieurs fois en glissant le tissu sur mes épaules. Ce contact me fait l’effet d’un courant électrique, mais je me mords la joue pour ne rien montrer. Mon joint de retour entre mes lèvres, je tire machinalement sur le bas du t-shirt avec ma main gauche, et quand je baisse les yeux, je la vois accroupie devant moi, tenant le pantalon, la tête toujours tournée comme si un regard lui assurait la mort, ou un truc dans le genre. Je note que mon cœur rate un battement en notant sa proximité et tire une longue bouffée sur mon joint pour essayer de masquer mon trouble.
C’est que je commence à réalise à quel point la situation est… bizarre. Enfin, non il est plus juste de dire que : la situation me fait me sentir bizarre. Mais si je peux le faire avec des potes mecs, pourquoi pas avec une pote fille ? Pas de raison que ce soit différent, si ? Mes amis garçons m’ont vue plein de fois nue ! J’enfile un pied, puis l’autre, avant de lui faire signe de remonter le jogging. C’est la partie la plus galère avec une seule main : remonter le tissu en tirant un côté, puis l’autre. Mais Bel à de la chance : elle a deux mains ! Elle s’exécute, mais je note qu’elle garde toujours la tête obstinément tournée. Ça m’amuse et ça m’agace à la fois. Entre deux bouffées de fumée, je ne peux m’empêcher de lâcher :
« T’vas finir avec un torticolis à force d’tordre ton cou comme ça. »
Je pouffe bêtement, un rire amplifié par ma défonce, mais je suis assez lucide pour remarquer son hésitation. Quand elle finit de remonter le jogging, elle se redresse rapidement, et je ne lui laisse pas le temps de fuir. Je me penche légèrement et dépose un baiser sur sa joue, presque sans réfléchir.
« Merci, femme. » Ma voix est basse, presque un murmure et un nuage de fumée flotte entre nous.
Je recule juste assez pour attraper le peignoir que je balance sur ma chaise de bureau. J’ai toujours froid, évidemment. J’aurais dû demander un pull, mais ça aurait été étrange vu la saison. Je retourne m’affaler sur mon matelas, mes yeux attirés par le plateau que Bel a ramené. Je tends la main pour piquer un cookie en échange de mon mégot, un troc équitable dans ma tête.
La douleur commence à s’insinuer doucement, comme une vieille amie encombrante. Normalement, je devrais prendre un anti-douleur, mais j’ai d’autres plans pour ces précieux cachets. Alors je mise tout sur mon joint et l’immobilité pour gérer ça. (Déjà l’immobilité c’est mal barré).
« Sans toi, j’serais encore en train de marcher jusqu’à chez moi, et une fois rentrée, je serais gelée et mouillée, probablement en PLS dans un coin. T’es ma sauveuse. »
Et je le pense, vraiment. Maintenant que j’ai la tête bien au chaud dans cette serviette et un cookie entre les dents, je vis presque ma meilleure vie. Presque.

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Isabel lâche un petit « De rien, » alors que je m’installe de nouveau sur le matelas, cookie déjà coincé entre les dents, prête à me détendre et passer à la suite de mon programme : film. Le coussin dans mon dos est à la place parfaite, la serviette serrée juste comme il faut. J’ai encore le bout des doigts et du nez froid, mais rien qui ne devrait durer. Et puis, à la limite, j’ai la couette que je peux tirer sur mes jambes. Enfin, sans renverser le plateau, évidemment.

« Euh, je devrais peut-être te laisser ? Si tu voulais te reposer... »« Hein ? Me laisser ? Pourquoi ? » Ça y est, je balance ça avec mes yeux de chien battu et une voix un brin nasillarde. Non, je ne suis pas au bord des larmes, je surjoue juste un peu. Parce que, franchement, je pensais vraiment qu’elle allait rester. Elle pouvait bien postuler à des trucs depuis son téléphone tout en regardant un film avec moi, non ? Bon, oui, il y avait de fortes chances que je m’endorme en cours de route, parce que je suis une dormeuse tout terrain et que j’ai eu une nuit compliquée. Donc j’ai bien sommeil là, mais c’est pas bien grave, du moment qu’on passait du temps ensemble ! On peut faire faire une sieste ensemble devant un film pour faire un bruit de fond. En fait j'ai juste envie qu'elle reste, parce que depuis son départ du boulot je ne la vois plus et sa présence m'avait manqué, mine de rien.

Je tire maladroitement mon ordinateur sur le lit, ouvrant le capot, l'écran s'illuminant aussitôt alors que j'appuie plusieurs fois sur le bouton pour baisser la luminosité qui agresse mes petits yeux rougis.« T'es chiante, tu sais. » « Quoi ? » J’ai entendu, mais je demande quand même, histoire de m’assurer, parce que je ne comprends pas ce que j’ai fait. Regarder un film c'est chiant ? lui prendre sa journée ? La remercier de m'aider à m'habiller parce qu'il me manque une main c'est chiant ? Ou c'est juste la Sixteen version manchot qui est chiante ? ça c'est probable, je sais que je suis toujours plus chiante quand je suis vraiment blessée. Les égratignures : pas de soucis, je suis solide, j'ai l'habitude d'avoir des croutes comme un enfant de cinq ans qui apprend à faire du vélo, et j'ai l'habitude que ces plaies se rouvrent et tâche mes fringues de sang - un peu comme actuellement sur l'épaule gauche de mon t-shirt - mais une vrai fracture, là je redeviens un bébé needy. En même temps j'aimerais la voir elle avec une seule main ! j'suis sûr qu'elle serait chiante aussi !
« Tu préfères regarder dans le salon ? C’est vrai que l’écran est plus grand… » Mon regard passe de Bel à l’écran de mon ordinateur, déjà allumé et prêt pour une session film. Ouais peut-être que c'est ça qui lui donne envie de partir : regarder un film sur un ordinateur, assise sur un matelas dans une chambre mal rangée, c'est certainement pas la journée qu'elle a imaginé.

« T’as amené à manger ici, donc autant regarder ici. » Je conclus ça toute seule, prenant la décision avec une autorité auto-proclamée (I'm the mommy now) alors que j’attrape l’attelle mouillée pour la lancer négligemment dans un coin. Mes doigts gelés retrouvent le pad de l’ordinateur pour lancer Netflix. « Tu peux pas partir, en plus. T’as pas fini ton kiwi velu et t’as rien mangé d’autre. Ni bu d'ailleurs. Tu voulais pas un café ou un truc du genre ? » Le fameux tu-dum de Netflix retentit dans les haut-parleurs du laptop tandis que j’ajoute : « Horreur ou autre chose ? » Je repose mes yeux sur Bel, passant la langue au coin de mes lèvres pour récupérer les miettes de cookie comme une pro. « Netflix et chill avec moi, femme. » Je tapote sur le matelas à ma gauche avec un regard insistant, comme si j’essayais de l’hypnotiser. Elle ne peut pas dire non. « Je serais moins chiante une fois le film commencé. »

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Je crois que le cerveau de Bel a fait un court-circuit. Le coup du peignoir, c’était de trop ? Le bisou sur la joue ? Un bisou sur la joue, c’est rien quand même, enfin je trouve. Après, je sais que j’ai pas forcément les mêmes notions de pudeur que d’autres, ça vient peut-être du fait d’avoir été à la rue de zéro à cinq ans. Quand t’es gamine, que ta douche tu la prends dans une ruelle avec des vieux camés qui t’observent pendant que ton père t’arrose avec l’eau d’une bouteille… j’imagine que la notion de pudeur est un peu perturbée.
Peut-être que c’est aussi pour ça que je suis aussi à l’aise avec les garçons : j’ai grandi entourée de "monsieur", des gentils "monsieur". En grandissant, j’ai appris que tous les mecs de ce genre n’étaient pas gentils, j’imagine que j’ai eu beaucoup de chance dans ma malchance… tiens, ça aussi, c’est un truc récurrent chez moi : cette bonne étoile qui s’assure que, même dans l’obscurité, j’ai toujours quelque chose de positif.
Bref, j’allais où avec tout ça ? Ah oui : Bel bugue. J’pense que j’ai dépassé une borne ou un truc du genre. Je sais bien qu’à sa place j’aurais aussi buggé en la voyant à poil, mais bon, elle m’a même pas regardée, il s’est rien passé. Donc ça va, pas de quoi faire cette tronche.
Elle semble quand même accepter de rester, ce qui me rassure, parce que j’aime pas être seule et que, dans cette coloc, je suis loin de vivre ma meilleure vie.
« Horreur, c'est bien. Ouais, je vais me trouver un truc à boire. »
Elle s’approche du matelas pour récupérer mon attelle :
 « Je vais la mettre dehors, au soleil. Elle séchera jamais sinon. »
Puis elle s’éclipse, repartant en cuisine. Si j’avais pas fumé, je serais probablement en train de me torturer l’esprit en mode : Qu’est-ce que t’as fait, Six ! Tu l’as mise mal à l’aise ! Elle ose plus te regarder ! Elle t’aime pas ! Tu la dégoûtes ! Bref… ce genre de pensées. Mais là, non : mon esprit est plutôt calme. D’autant plus que j’ai moi-même justifié mon comportement par mon enfance chaotique et mon côté tactile.
Je l’entends fouiller au loin et reporte mon attention sur l’ordinateur.
« Movies… Top 10 movies in Australia… meh… Feel-good Christmas comedy ? Nah… Good laugh, blockbuster… Putain, mais faut que je cherche moi-même horreur ou c’est comment ? »
Je marmonne en descendant lentement la page de la plateforme de streaming. Arrivée en bas, je remarque enfin un petit menu déroulant listant les genres de films... qui était en haut de la page depuis le début. La mine renfrognée, je clique et sélectionne "horreur". Je tombe sur une longue liste et mon curseur s’arrête rapidement sur Scream. Une valeur sûre. Puis j’avais envie d’un slasher, donc c’est parfait. Je n’attends pas plus longtemps et lance le film, positionnant l’ordinateur à peu près au milieu du matelas.
Je reporte ensuite mon attention sur ma main droite et le bout de pansement que j’ai oublié d’enlever, encore humide de la douche. Je tire lentement dessus en grimaçant alors que Bel réapparaît.
« Tiens. Ça te fera du bien. »
Je relève la tête et la vois avec deux mugs fumants. J’attrape l’un des deux en lâchant automatiquement : 
« Merci, femme. »
Sauf que, d’un coup, ça sonne plus pareil. Comme si le précédent "femme" avait foutu un malaise général. Enfin non, moi je suis pas mal à l’aise ! Enfin… j’y pense pas, donc ça va.
« Je savais que j'allais créer une dépendance. » qu'elle lâche alors et je pouffe de rire, les lèvres au bord de mon mug, manquant de faire gicler le liquide brulant. Je prends une petite gorgée et note que c’est de la tisane : elle veut vraiment qu’on fasse une sieste. C’est dans ces moments-là que je me dis que Bel est vraiment sur la même longueur d’onde que moi. Deux vieilles avec leur tisane devant un film d’horreur, so Y2K.
Elle se pose à côté de moi, le film commence, évitant ainsi de rendre le silence pesant. Au fil des minutes, je bois la moitié de ma tisane, puis abandonne mon mug avec les autres près du matelas avant de lentement sombrer. Ma tête finit sur l’épaule de ma super-nanny, que j’entends bientôt respirer profondément aussi.
Une sieste de BFF. C’est beau, ça. Y’a rien de plus fort comme moment partagé qu’une sieste. Bonding.