Octobre 2022, Gold Thread

Appuyée contre le bureau, mon téléphone à l'oreille, l'index et le pouce pincé sur l’arête de mon nez, je sens ma patience s'effriter. Carter, un des vigiles associé à la Toile, est en train de m'expliquer qu'un de mes cambrioleurs a oublié de désactiver une caméra d'angle lors de sa dernière mission et que, je cite, "il a de la chance que ce soit moi qui m'en sois rendu compte." Sauf que Carter sait pertinemment que cette erreur de la part d'un de mes équipiers, rattrapée par sa généreuse personne, est un levier qu'il peut activer en sa faveur.

Je m'affale sur ma chaise, l'approchant de la fenêtre d'un mouvement de mes pieds en soupirant. "Qu'est-ce que tu veux, Carter ?"

Il émet un petit ricanement, avant de me faire la liste de ses requêtes : une augmentation pour ses services "exceptionnels," une prime pour son "attention aux détails" et - je vous jure que j'hallucine - un rendez-vous avec moi. Je roule des yeux en silence, laissant mon téléphone éloigné de mon oreille quelques secondes pour ne pas exploser. Carter est insupportable, d'autant plus parce qu'il est dur en affaires, et surtout, parce qu'il exagère dans ses demandes, juste pour me titiller. "Écoute," dis-je en recollant le téléphone à mon oreille, "tu crois vraiment que c’est comme ça que ça marche ? Tu fais ton boulot, et je fais le mien. Si je dois commencer à distribuer des primes chaque fois que quelqu’un rattrape une erreur, on ne s’en sortira jamais."  

"Ah, mais Lex," répond-il d’un ton mielleux, "je fais bien plus que mon boulot, tu le sais. Et puis, qui d’autre peut garder un œil sur tes précieux équipiers, hein ? Je te rends service. Alors, disons juste que je m’attends à un petit geste en retour."  

Je serre la mâchoire, mon sang-froid anéanti par son assurance. "Un geste, hein ? Très bien. C'est ok pour tes deux premières requêtes. Mais je veux que tu supprimes la vidéo compromettante. Que tu la détruises, même, s'il y a une trace physique. Mais hors de question que tu m'invites à dîner : t'es pas mon genre, et en plus, t'es marié. Et si cette vidéo ressort... ta femme recevra un petit mot de ma part. T'as pas deux enfants, aussi ? Jackson et Zelia ?" C'est abject, de menacer sa famille... mais il faut qu'il comprenne que j'ai les moyens de le faire taire, et que je n'hésiterai pas à les employer. 

Il y a un silence à l’autre bout du fil. Il sait que mon ton est un avertissement. "Tout sera nettoyé," finit-il par répondre, son ton légèrement moins assuré. 

"Parfait," je rétorque en me levant de ma chaise. "Alors retourne à ton poste et fais ce que tu sais faire de mieux : surveiller. Tu auras ta prime dans les 24h."

Je raccroche avant qu’il ne puisse protester davantage, soufflant un bon coup. Puis, je passe la porte pour me retrouver dans le petit lobby, m'interrompant net lorsque j’aperçois Abby à son bureau. On est dimanche : son seul jour de repos - du moins, hors saison de défilés où j'ai besoin d'elle même le weekend. Je croise les bras en la détaillant avec méfiance. "Abby. Qu'est-ce que tu fiches ici ?" Et surtout : qu'est-ce que tu as entendu, petite fouine ?

Octobre 2022, Gold Thread

Elle n'a pas écouté la discussion téléphonique de sa patronne, non, elle l'a entendue. C'est une différence de taille pour quelqu'un qui préfère ne pas se mêler des affaires des autres. Pourtant deux petits mots ont suffi à titiller sa curiosité mal placée: vidéo compromettante. D'abord amusée, rêvassant à l'hypothétique contenu fantasque d'un film mettant en scène la délicieuse Lex dans un scénario peu catholique, Abby a vite compris la véritable essence de l'entretien. Cela n'a rien d'une banale conversation entre deux amants, et la menace déguisée envers la famille de l'interlocuteur ne ressemble pas aux formules de badinage conventionnelles. Il se trame quelque chose, c'est évident. Et ça ne semble concerner ni la vie sentimentale de la brune, ni son business, auquel Abby a pris part depuis un peu moins de deux ans maintenant.

La porte de son bureau est - comme bien souvent - restée ouverte. Le fait de venir travailler sur un jour de repos ne change rien à ses habitudes, sauf peut-être que les couloirs ne grouillent pas de couturiers, photographes ou autres modélistes brandissant les brides de leurs créations pour approbation. Le calme régnant dans l'entreprise a offert à ses oreilles le luxe - ou plutôt le malheur - de ne rien manquer des paroles tranchantes de sa supérieure. Abby feint l'indifférence, pourtant, alors que Lex fait un arrêt sur image en la découvrant à son poste. "Tiens, salut Lex!", son éternel sourire dissimule cette fois le frisson désagréable qui lui parcourt l'échine, tirant la sonnette d'alarme quant à sa présence qui, une fois n'est pas coutume, n'était pas requise sur ce coup-là. Visiblement dérangeante, même, à en juger par les bras que Lex croise fermement sur sa poitrine en la toisant d'un air suspicieux.

"J'ai bouclé l'inventaire Swarovski.", annonce-t-elle d'un ton aussi neutre que possible en faisant pivoter son ordinateur portable sur le bureau, lucide quant au double sens de la question qui ne porte pas uniquement sur les tâches que sa conscience professionnelle lui a imposé de terminer avant le début d'une nouvelle semaine. "Surveiller" et "prime" ne font pas partie des attributions des vigiles de Gold Thread, elle le sait, et encore moins un dimanche. "Un problème?", ose-t-elle demander alors que les prunelles intimidantes de Lex la dévisagent. Sous-entendu: je peux t'aider en quoique ce soit?      

Douce petite Abby... arrivée à Gold Thread en janvier 2021 sous la recommandation d'Archer. D'abord assistante de bas étage, ombre courant à travers les couloirs pour faire passer des documents et apporter des cafés, avant de grimper les échelons un à un, prouvant sa détermination et son dévouement à chaque instant et surtout, lorsque mon ancienne assistante a démissionné. Je lui ai donné une chance, et pour le moment, elle ne m'a pas fait regretter cette décision. Cela dit... elle apprendra bien vite que personne n'est irremplaçable, dans ce milieu - sauf moi, bien sûr. Tout le monde ne possède pas un tel génie créatif. Ni ma force de caractère, mon instinct, ma logique stratégique... Bref, il n'y a que moi dont la place au sommet ne bougera pas. Tous les autres joueurs ne sont que des pions que je déplace à mon gré, et que je tacle du plateau d’échecs lorsqu'ils ne me servent plus à rien, me trahissent ou commencent à poser un trop gros risque. Carter n'est pas loin d’être éjecté de sa case, d'ailleurs. La prochaine fois, je ne serai pas si gentille - mais je sais choisir mes combats. Le danger de la vidéo était trop réel, le cambriolage qu'il a couvert ayant engendré des gains dans les centaines de milliers de dollars, alors j'ai opté pour le compromis.

Maintenant... j'aimerais savoir si je vais devoir changer d'assistante. Ça m’embêterait : je l'aime bien, la petite Abbey Road. Mais si elle devient une menace pour la boîte, je n’hésiterai pas à m'en débarrasser, sans oublier de lui rappeler tout ce qu'elle risque de perdre si elle pipe mot de mon petit secret à qui que ce soit, bien évidemment. "Tu es là depuis combien de temps ? Je ne t'ai pas entendu arriver." En plus, la porte de mon bureau était entrouverte pendant tout ce temps... mais j'ai passé plusieurs appels compromettants, et concentrée comme je l’étais et discrète comme elle l'est, j'ai dû louper son arrivée.

Entre autres, celui avec un investisseur discret mais loin d’être irréprochable. "Le transfert sur le compte offshore est en cours. Vous recevrez les fonds d’ici quarante-huit heures. Quant au reste, la distraction a parfaitement fonctionné : aucun média ne s’en est mêlé. Mais rappelez-vous, si quoi que ce soit remonte jusqu’à Gold Thread, notre association s’arrêtera net. Est-ce bien clair ?"

Et puis il y a eu cet échange tendu avec notre comptable corrompu. "Les chiffres ne tiennent pas. T'es censé être le meilleur, et là, tu me laisses une faille que n’importe quel vérificateur pourrait exploiter. Alors tu recommences, et cette fois, tu fais en sorte que tout soit impeccable. Si ces chiffres ne tiennent pas sous une vérification approfondie, je saurai que tu n’es plus aussi utile que je le pensais."

J'observe la blonde, scrutant son expression pour y déceler la moindre faille, un indice qui pourrait trahir ce qu'elle sait. "Alors, petite souris… dis-moi ce que t’as entendu." Mon ton est léger, presque amusé, mais mon regard reste implacable, la jaugeant avec sévérité.

Octobre 2022, Gold Thread

Gravir les échelons s'est imposé naturellement à la petite abeille ouvrière qui, consciente de l'opportunité de renouveau gracieusement offerte par le fiancé de son ange gardien, s'est toujours attelée à la tâche avec minutie et engagement. Être efficace, discrète, faire le taf. Elle le doit bien à Archer, qui a pris le risque de l'introduire dans la société de la belle Lex, mais elle se le doit aussi à elle-même. Travailler dur ne lui permet pourtant pas de penser moins, sans se douter que son esprit fou est sur le point de connaître d'autres tourments. La proximité de la brune en est déjà un, qu'est-ce qu'elle est belle, avec sa haute couture sur mesure, et l'éventualité du chômage est un luxe qu'elle ne peut plus se permettre. C'est pourtant ce qui semble poindre sous son nez, comme le coup de grâce final que laissent déjà entrevoir les bras croisés de la patronne, et sa question à l'allure de reproche. Abby ne devrait pas être ici, la conversation n'aurait jamais dû passer la frontière de ses tympans. Ses dents se serrent, comme si elle s'apprêtait à recevoir un coup que cette autre ne lui portera pas. "Ça fait un petit moment, déjà.", elle lui avoue sans sourciller. Pourquoi mentir?

Si elle n'a saisi l'essence que de sa dernière conversation téléphonique, le ton ferme et autoritaire employé dans ses correspondances dominicales ajoute sa part au mystère qui entoure la jeune directrice. Le rose qui monte aux joues d'Abby est davantage lié au trouble que provoque Lex - c'est qu'elle est sexy quand elle est sérieuse comme ça - qu'aux informations déterminantes qu'elle détient, et qu'on cherche à lui faire dévoiler. Elle se ressaisit vite, pour soutenir le regard sévère que la brune lui porte. Qu'a-t-elle entendu? "Quelque chose que je n'aurais pas dû, visiblement.", souffle-t-elle à contre-coeur. Elle aurait préféré rester dans son cocon illusoire, c'est certain. Le simple fait d'avoir été au mauvais endroit, au mauvais moment, la berce d'une incertitude qui l'angoisserait presque. Les noisettes dépassent la silhouette de l'entrepreneuse sur le pas de la porte, pour s'assurer qu'elles sont bien seules. "J'ai tout fait pour ne pas écouter, je t'assure.", mais? Comment se sortir de ce pétrin dans lequel elle s'enfonce toute seule, sans qu'on n'ait besoin de lui tirer les vers du nez? "J'veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas.", après tout, elle n'est personne pour commenter les choix de sa patronne. Son job, c'est de l'assister, pas de lui faire de la psychologie de comptoir au sujet de ses potentielles activités criminelles. D'autant plus lorsqu'elles sont présumées. Après tout, Abby peut se tromper, la vidéo n'est peut-être qu'une vulgaire sex tape envoyée à la mauvaise personne. Hum, non, elle n'y croit pas un seul instant. C'est bien plus vicieux que ça. Sauf que d'une manière ou d'une autre, maintenant, elle est impliquée. Et quelque chose lui dit qu'elle devrait marcher sur des oeufs si elle tient à conserver son poste.

"Je peux parfaitement faire comme si je n'avais rien entendu.", élude-t-elle encore la question, se refusant de mettre des mots sur ça. Ce serait placer une étiquette sur un tiroir secret dont elle n'aurait jamais dû soupçonner l'existence. "D'ailleurs, je ne sais même pas de quoi on parle.", et quelque chose me dit que je n'ai pas envie de le savoir. L'esquive est maladroite, Abby sent qu'elle a déjà bien trop parlé pour que Lex ne lâche l'affaire.