Il n’est pas mort. Il s’agit d’un accident, évidemment, mais il n’est pas mort. La voiture a à peine percuté la chose en question qui, Ambrose tient à le souligner et à le préciser une fois de plus, n’est sûrement qu’un animal qui se serait égaré. Cela fait d’ailleurs énormément de sens à cause des feux qui ont ravagé les environs et fait perdre tous leurs repères aux animaux environnants, quels qu’ils soient. Ça aurait pu être un gros chien, ça aurait pu être un petit daim. Cela aurait pu être beaucoup de choses qui ne sont pas un quelqu’un ; il est d’ailleurs bien plus sensé de penser cela que de croire qu’il vient de commettre un délit de fuite en plus d’une non assistance à personne en danger. Cela ne fait tout bonnement aucun sens parce qu’il est une bonne personne, merde, et que Norman ne l’a pas élevé ainsi.

Et surtout, Norman n’a pas élevé un perdant.
Il n’a pas élevé un gamin à qui le rêve de devenir un politique influent lui sera retiré à cause d’un accident qu’il aurait causé, le rendant inapte à recueillir la confiance des électeurs et plus encore à gagner la minable élection municipale qui l’attend à la fin du mois.

Alors, il récite son récit : il n’a rien vu, il n’a fait aucune embardée. Il ne s’est rien passé, justement parce qu’il n’y avait rien à voir. Et s’il s’est arrêté sur le bas côté de la route peu avant l’aéroport, ce n’était évidemment pas pour vérifier que la voiture ne se composait d’aucune trace de sang avant d’être vu par toutes les caméras du foutu parking. Il avait envie de pisser, c’est simple, c’est humain, c’est invérifiable.

Et Mavis sera de son côté. Elle aurait tout à y perdre elle aussi, même sans être au volant de la voiture incriminée. Sa réputation serait bafouée, leur couple volerait sans doute en éclats - et ça ferait bien trop plaisir à Ruben, pas vrai ? Elle ne s’y résoudrait pas. « C’était un animal. » Lorsqu’il coupe le contact une fois sur sa place de parking, prêt à sortir sa valise du coffre pour enfin prendre leurs vacances bien méritées, il récite ce dont il s’est poussé à se convaincre. « C’est dommage, mais ça arrive. » Pas de quoi s’en faire, cependant. « Les infrastructures humaines ne sont pas pensées pour eux. » Ils ne savent pas qu’ils doivent attendre que le feu passe au vert, ils ne savent pas qu’ils doivent privilégier les passages piétons, ils ne savent pas qu’ils devraient utiliser des gilets réfléchissants ou des lumières s’ils se baladent la nuit. Ils ne savent pas, et ce sont toutes ces erreurs animales qui l’ont conduit à taper une bête. Taper, d’ailleurs. Pas tuer. C’est totalement différent, et c’est totalement ce qui n’est pas arrivé pour lui. Cela n’a rien à voir. Il contrôle bien trop son véhicule pour commettre une telle erreur fatale. « Rien qui nous donnerait une bonne raison d’annuler ces vacances. » Et pour la première fois depuis le choc, il tourne son regard résolu vers Mavis, n’attendant de sa part qu’une approbation. Ils ont besoin de croire au même discours mensonger pour s’en sortir.

you gotta kill somebody to be somebody crédit gif - crédit/symphony @Ambrose Constantine & Mavis Barnes

Dans la voiture, le silence est déjà trop lourd. Le bruit qui l’a précédé a été sourd, mat, perçant les tympans d’une Mavis qui s’est échinée à redresser le volant tenu fermement par Ambrose pour, qu’en plus de cette chose que le capot a frappé sur son chemin, ils ne finissent pas dans le décor. C’est ce qu’on appelle de l’instinct de survie. Arrête-toi. Elle est sûre d’avoir laissé filer cet ordre en regardant par-dessus son épaule pour constater une masse au sol, distincte et informe, un amas de reliefs qui auraient pu être tout et n’importe quoi. Arrête-toi. Elle l’a dit, elle en est sûre. Un murmure qu’Ambrose a fait semblant de ne pas entendre puisqu’il ne s’est pas arrêté, elle est même certaine qu’il a accéléré, bien que ça a été léger pour ne pas attirer l’attention — ce dont elle est sûre aussi, c’est que ce qui compose le silence qui pèse sur leurs épaules désormais, c’est du déni, celui de son petit ami qui n’a plus quitté la route des yeux jusqu’à décider de s’arrêter à un moment donné. Seule, les oreilles bourdonnantes de ce bruit au moment du choc, elle s’est repassée la scène en accéléré pour faire le point sur tout ce qui s’est passé et s’éviter de tomber dans la dénégation commode. Ce n’était qu’un animal, ça arrive. Peut-être. Mais Ambrose ne s’est pas arrêté pour vérifier malgré l’ordre qu’elle lui a donné, ainsi ça la rend aussi coupable que lui — coupable de plusieurs choses, la première étant d’avoir failli aux connaissances qu’elle a en sa possession pour aider, secourir, sauver. Elle n’aurait pas su faire beaucoup pour un gros chien ou un petit daim, encore que sa détermination l’aurait amenée à faire tout son possible. En revanche, elle aurait pu vérifier les constantes, prodiguer les premiers secours à un homme, une femme, un enfant, et assurer ses chances de survie à elle toute seule, voilà ce à quoi elle pense lorsque Ambrose remonte dans la voiture sans un mot, et qu’elle le regarde agir en automate, redémarrant dans le silence pendant qu’elle, elle trace à distance les courbes acérés de son profil.

Ils arrivent sur le parking de l’aéroport. Le temps du trajet, elle a oublié que c’est là qu’ils se rendent, et semble s’en rappeler à retardement, quand le moteur est coupé par Ambrose dont la voix la sort de veille. Dans un crissement du cuir de son siège sur lequel elle remue pour mieux le voir, elle n’a jamais été aussi précautionneuse, craignant d’entendre le son de sa propre voix qui rompt l’intervalle instauré par Ambrose dont elle observe toujours le visage de long en large "Pourquoi tu t’es pas arrêté ?" Elle sait pourquoi, bien sûr, qu’elle le sait. Seulement, elle veut qu’il le lui dise au lieu de l’ensevelir sous des dénégations commodes — celles dans lesquelles elle a refusé de tomber d’emblée et qu’elle refusera autant de la bouche du jeune homme qui peut mentir à qu’il veut si ça lui permet de mieux dormir la nuit, mais pas à elle. Elle secoue la tête à la négative, lève les sourcils en lui faisant dans un souffle "C’était pas un animal." Etant donné la taille de ce que la voiture a percuté, si ça avait été un animal, ses réflexes l’auraient fait se relever pour aller mourir ailleurs — Ambrose ne roulait pas si vite que ça, il n’a pas pu mourir sur le coup. Or, en regardant par-dessus son épaule, Mavis l’a vu au sol, cette chose, recroquevillée et inerte : ce n’était pas un animal, elle l’affirme en attendant qu’il la regarde dans les yeux pour ajouter au-dessus de ce qu’il lui dit en même temps "Il faut qu’on y retourne. Il faut qu’on aille voir."

"Pourquoi tu t’es pas arrêté ?"
« Je me suis arrêté y’a trois kilomètres. »

Ce n’était pas sa question et il le sait. Elle veut savoir pourquoi il ne s’est pas arrêté de suite après l’impact, et au fond elle sait très bien pourquoi : il se pense coupable et l’est sûrement. Il a tracé, il a mis une distance entre eux et le lieu de l’accident - pour ne pas dire crime. Ambrose ne veut pas aborder le sujet, encore moins de front, encore moins face à une personne qui doit être sa seule alliée mais n’agit pas comme tel sur l’instant. "C’était pas un animal." Et ça l’emmerde qu’elle dise ça, parce que des deux elle est celle qui pourrait avoir la meilleure expertise sur le sujet et sur les formes que peut prendre un corps humain, même une fois décédé. Elle est celle qui peut le mieux comprendre que oui, évidemment ce n’était pas un animal. Lui, il déteste l’idée. Il déteste de ne pas pouvoir continuer à mentir et sa respiration s’agite, s’accélère. "Il faut qu’on y retourne. Il faut qu’on aille voir." Mais face à cette demande, sa réponse est claire, surtout alors qu’il en profite pour retirer les clés du contact, comme si elle pouvait les lui voler et faire le chemin seule. « Non, on va rater l’avion. On a pas le temps. » Au cas où elle pourrait encore en douter : oui, il compte encore prendre ce fichu avion et passer ces foutues vacances en sa compagnie. Sa réponse n’est pas négociable, ses mots n’ouvrent aucune porte à un possible débat et il se fout de tous les conseils entendus de la part de son entourage pour nourrir une relation saine. Il s’en fout, parce qu’ils n’ont jamais rien eu de sain depuis leurs retrouvailles, de toute façon, alors faire semblant du contraire en cet instant serait un véritable coup d’épée dans l’eau.

« On peut rien y faire. » Qu’elle lui dise qu’ils auraient pu appeler les pompiers : elle aurait pu le faire, elle aussi. Elle n’a rien essayé. Et certes, Ambrose sait qu’il l’en aurait empêché coûte que coûte, mais la vérité c’est qu’il n’a jamais eu à le faire parce qu’elle n’a jamais pris son téléphone. Il est celui qui conduisait la voiture, elle est celle qui a fui à ses côtés sans lutter. Maintenant, il est trop tard. « Aie l’air moins inquiète, y’a des caméras partout. » Il lui demande sans chaleur dans la voix, comme on demanderait avec agacement à un adolescent d’éteindre son téléphone à table. Il a besoin de tout rationaliser et d’agir comme s’il s’agissait simplement de logique. A ses yeux, c’est bien ce dont il est question : il veut être élu et ne peut pas avoir de pots cassés pour cela, alors Mavis doit rentrer dans le moule à ses côtés pour que son propre mensonge puisse devenir réalité. Elle a autant voulu de ce couple que lui, alors elle doit se conformer. Ses propres mains tremblent et donnent tort à son discours, il les referme dans un poing pour tenter de les contrôler. Finalement, il sort de son côté pour aller chercher les valides dans le coffre, ne laissant une fois de plus aucun choix à sa petite-amie. « Tu veux aller en prison ? Non ? Très bien. » Alors fais ce que je te dis est ce qu’il laisse sous-entendre sans la moindre honte, nourrissant l’idée affreuse qu’ils sont dans un cauchemar et vont se réveiller.

you gotta kill somebody to be somebody crédit gif - crédit/symphony @Ambrose Constantine & Mavis Barnes

La mauvaise foi, ça lui est réservée. La mauvaise foi, ce n’est pas un défaut d’Ambrose : ça lui appartient, il n’a pas le droit de l’utiliser contre elle. Pourtant, il n’hésite pas un seul instant à en faire preuve maintenant, et ça l’alarme plus que les tremblements qu’elle le voit contenir au-dessus du volant, plus que la respiration qu’il cadence et entrecoupe pour se calmer et rester maître de lui-même. Il bout d’une énergie qu’elle ne lui connait pas, et si elle n’était elle-même pas sous le choc, ça l’effrayerait un peu "C’était un accident." Elle est une aspirante chirurgienne, qu’importe la discipline qu’elle masterisera à la fin de sa formation. En attendant, ses connaissances sont infinies, et elle sait rester factuelle : il a besoin d’être rassuré ? Elle peut le faire, mais il faut qu’il sorte du déni évident dans lequel il s’enfonce tête baissée parce qu’il a peur, elle le voit dans chaque nerf qui se tend, dans chaque étau formé par ses muscles qu’il bande sans même s’en rendre compte, sous tension. Mavis regarde Ambrose de son côté de la voiture, et elle se dit que le vrai drame dans cette histoire, c’est qu’il n’a pas les épaules pour supporter le poids qu’il cherche à s’imposer pour quoi, sauver sa vie au détriment de celle de quelqu’un d’autre ? Elle est bien placée pour juger, elle — et c’est peut-être pour ça qu’elle peut se permettre, en effet, d’être insistante pour lui faire entendre qu’il y a une autre solution que celle à laquelle il pense sur le moment. Sa main se tend dans sa direction, elle glisse doucement, prudemment, le long de son bras pour exercer une pression à l’intérieur de son poignet, là où un point d’acupuncture sur lequel elle appuie tout doux viendra le détendre, l’espère-t-elle. Sa voix résonne à nouveau, un murmure que personne ne peut entendre, de toute façon "C’est peut-être pas aussi grave que ça en a l’air, mais ça, on peut le savoir que si on va vérifier." Elle soumet différemment, du bout des lèvres. Il est intelligent Ambrose, drôlement intelligent, il doit bien se rendre compte que ce qu’elle dit, ça fait sens et que c’est elle qui a raison, non ?

Certainement, il choisit pourtant de rester buté sur son positionnement, et ça l’agace plus que ça ne l’attendrit. La rebuffade est vive, autant que le conseil que son petit ami lui donne "Et toi, aie l’air moins coupable. J’ai pas besoin de te dire pourquoi, si ?" Elle lui lâche brusquement le poignet. Ils vont réussir à se disputer, c’est un fait qui trouve racine dans la manière dont le ton qu’emploie Ambrose la frappe quand il prononce le mot prison "Me parle pas comme ça." le met-elle en garde sur le fil, juste avant qu’il ne quitte l’habitacle, et qu’il claque la portière derrière lui. Ce bruit mat lui rappelle celui du corps qui impacte la carrosserie de la voiture d’Ambrose ; elle le déteste, elle le déteste, elle le déteste… elle le déteste de lui faire revivre quelque chose de ce genre, elle qui a passé des années avec un secret dont elle n’a jamais pu parler à personne. Il lui dira qu’ils sont deux cette fois, qu’ils pourront s’en sortir s’ils se montrent assez futés, mais à la vue de la réaction du jeune homme, Mavis est persuadée qu’il ne réussira jamais à tenir, et qu’à la moindre occasion, il ira confier toute cette histoire à quelqu’un. À Ruben. Elle n’a même pas besoin de réfléchir à la question.

Elle soudainement un poids énorme lui enserrer la poitrine. Mavis laisse sa tête basculer en arrière, puis elle ferme les yeux pour faire le point sur son self-control. Le crâne enfoncé dans l’appui-tête, elle inspire profondément, et dans une impulsion rapide, violente, elle sort à son tour de la voiture. Elle déplace son sac en bandoulière, s’approche du coffre pour se pencher dessus, son épaule effleurant à peine le bras d’Ambrose qu’elle n’a pas envie de regarder, mais à qui elle dit sur le ton de la conversation "On a quitté l’appartement plus tôt que l’horaire prévu, parce que j’étais surexcitée à l’idée qu’on parte pour nos premières vacances en amoureux." Nos premières vacances en amoureux ; elle ne parle pas comme ça Mavis, mais faute de mieux pour l’heure, elle joue à la niaise. Elle fait mine de vérifier le coffre pendant qu’Ambrose s’occupe des valises, ajoute sur le même ton— détaché au possible "La nuit a été courte, on s’est dit qu’on prendrait notre petit-déjeuner à l’aéroport, et on s’est laissé rattraper par le temps, c’est pour ça qu’on avait l’air un peu stressé." Elle lève le poignet pour que l’écran de sa montre connectée sorte de veille "On a le temps de faire concorder cette version avec un passage au point de restauration que tu voudras, je m’en moque." Et juste comme ça, elle a balayé de leurs priorités immédiates l’inquiétude qu’il lui a reproché de porter sur son visage, lui démontrant l’air de rien qu’il n’a rien à lui apprendre dans le genre.