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@Isabel Flores

11 janvier 2025 -
« Ah, ça y est, c’est le grand retour ? T’as du nouveau ? » La patronne inscrit mon nom sur la liste de la soirée scène ouverte, un grand sourire aux lèvres. Ça fait un moment que je ne suis pas venue pousser la chansonnette ici. C’est vrai, j’en avais un peu marre de toujours chanter les deux ou trois mêmes chansons tristes de mon catalogue. Pourtant, j’écris tout le temps, plein de choses, mais rien que je sois parvenue à mettre en musique… Enfin, sauf une nouvelle chanson que je compte bien tester ce soir. Pour le reste, ce sont juste des carnets noircis de mots, de phrases que je trouve jolies, de petits poèmes idiots… « Note-moi juste pour une chanson, hein. » Je précise, histoire qu’elle ne me cale pas un passage de quinze minutes que je serais incapable de remplir. Quoique… je pourrais peut-être meubler avec des blagues ou des mimes, qui sait ?
Je commande une bière au comptoir et demande aussi une poche de glace pour ma main. Oui, j’ai encore perdu mon attelle. Mais bon, ça me gêne trop, donc je l’enlève sans arrêt, et ensuite, impossible de me souvenir où je la pose. Vu comme j’ai pas mal vadrouillé ces derniers jours, elle pourrait être un peu n’importe où : chez Nate, chez Dipshit, dans le squat près du cimetière, ou encore au skatepark de Fortitude. Bref, seule l’attelle sait où elle est. Et vu qu’elle ne m’a pas envoyé de SMS pour me prévenir, tant pis. De toute façon, je ne peux pas jouer de la guitare avec une attelle. Donc même si je l’avais encore, je l’aurais probablement oubliée ici en partant.
J’écoute d’une oreille distraite les deux premiers passages : un petit groupe de néo-métal avec beaucoup de guitare électrique saturée – clairement pas ma vibe – suivi d’un gars au piano qui fait une sorte de rap ultra poétique. Bon, ça me fout un peu la pression de passer après ça, tout le monde a l’air sous le charme de son morceau… Mais tant pis. Je prends une grande gorgée de ma bière pour me donner du courage, puis je la laisse au comptoir avec ma poche de glace.

Je sors rapidement ma guitare de sa housse, soulagée de l’avoir accordée en arrivant plus tôt, et grimpe sur scène. Je récupère le tabouret du pianiste, pique le pied de micro, et ajuste tout ça à ma hauteur avant de lâcher : « Salut les gays ! » Quelques rires fusent dans la salle. Je gratte rapidement les cordes pour vérifier que tout sonne juste, et ajoute : « Et leurs alliés, pardon, on ne vous oublie pas. » Cette fois, des cris et d’autres rires se font entendre. Je resserre légèrement la corde du La et reprends d’une voix plus douce : « Moi, c’est Sixteen, et je vais vous jouer une petite compo. Un truc tout récent. J’espère que vous serez indulgents… J’ai pas la voix de Beyoncé. » Je place mon capo et annonce : « Ça s’appelle Feels Like. » Un court silence, une inspiration, puis je gratte le premier accord pour me caler sur la bonne note. C’est parti.
Un peu moins de trois minutes de chanson. Malgré moi, je garde les yeux fermés une bonne moitié du temps, une sale habitude quand je suis sur scène. Dire « bonjour » au public, balancer des blagues débiles, ça va, je ne suis pas timide. Mais chanter des trucs perso comme ça… c’est une autre histoire. Cela dit, celle-ci est moins intimidante que certaines de mes anciennes chansons, moins sombre, moins triste.
Je termine par un petit : « Merci ! » et quitte la scène aussi vite que possible. Pas envie d’entendre si j’ai fait un flop ou pas. Je dépose ma guitare dans sa housse, en vrac, derrière la porte réservée au personnel, et retourne m’installer au bar. Je récupère ma poche de glace et ma bière, que la barmaid a même eu la gentillesse de reremplir. Je lui fais un fist-bump avant de m’empresser de boire une grande gorgée. Ça m’aide à faire retomber le stress de la scène.

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@Isabel Flores  

11 janvier 2025 -
Je relâche la pression, plutôt contente que ce soit fini. Non pas que ce soit une torture, mais mine de rien, j’ai mal à la main. Je reste sagement avec ma bière et ma poche de glace qui me fait un bien fou, tendant l’oreille sans me retourner, en attendant que le prochain musicien monte sur scène.
« Hey.— » Je me retourne presque en sursaut en entendant une voix tout près de moi. Avec mes cheveux, je ne l’ai pas vue arriver, et en plus de la surprise qu’on m’adresse la parole, c’est Isabel. Je reste bouche bée, le souffle coupé, tandis qu’elle débite son message : « — T'énerve pas, s'il te plaît. Je sais que tu veux probablement pas me voir, puisque t'as pas répondu à mon message, mais... je veux juste qu'on discute. S'il te plaît ? » On croirait qu’elle a répété ça plusieurs fois avant de venir me le dire. C’est presque mignon. Encore plus mignon, le regard suppliant qu’elle me lance avant d’esquisser un sourire et d’ajouter : « Ta chanson... j'ai beaucoup aimé. Ça m'a fait ressentir quelque chose. »
Don’t do it, don’t do it, don’t do it…
« Ah ouais ? Tu ressens des choses, toi ? » Putain ! J’ai envie de me foutre une claque. Quelle conne de laisser ma rancœur parler comme ça. C’est plus fort que moi, cette espèce de diarrhée verbale qui me pousse à tout balancer, comme si tout était bon à entendre. Je reprends vite la parole pour sauver les meubles : « Pardon… » C’est sincère, mais est-ce convaincant ? J’en sais rien. Je lâche un soupir. Il faut que je garde mon calme, même si ces textos tournent en boucle dans ma tête. Elle m’a demandé de ne pas m’énerver, et elle a raison : de toute façon, ce n’est ni le lieu ni le moment. Puis, si elle me voyait vraiment énervée, peut-être qu’elle voudrait même plus être pote avec moi. Alors en relation libre ? N’en parlons pas !
Je prends une profonde inspiration avant d’ajouter calmement : « C’est pas que je veux pas te voir… C’est que… t’as clairement besoin de temps pour réfléchir. » Oui, parce que « ça va trop vite », paraît-il. J’aurais pas dû laisser ce foutu post-it sur son oreiller. Mais j’aurais dû laisser quoi ? Rien ? Un billet de cinquante ? C’est ça, notre relation ?
Respire, respire. Calme-toi, tout va bien.
Je prends une gorgée de ma bière, tentant de ravaler mon agacement face à cette situation et à cette dispute débile. Moi aussi, j’ai été débile, en plus. Ne pas répondre à ses messages, ce n’était pas la solution… Qu’est-ce que je peux être immature, parfois. Mais en même temps, elle a mal pris un putain de poème sur un post-it ! Ce n’est pas vraiment ma faute si— Stop. C’est ma faute aussi. Sixteen faut arrêter de jouer les victimes.
Je reste beaucoup trop longtemps le nez dans ma pinte, même après avoir bu ma gorgée. J’ai l’air con. Je repose mon verre sur le bar, essuie la mousse sur mes lèvres d’un revers de main, avant de reporter mon attention sur elle. Elle est belle, je l'aime trop, enfin non, je l'adore quoi, enfin... ça m'avait manqué de pas voir sa tête et ça fait quoi ... depuis mercredi matin, et on est samedi soir : quatre jours. C'est débile. Bon bref, je prend mon air le plus solennellement, comme si j’avouais ma plus grande faute avant de lâcher : « Le poème était de trop. Je m'excuse. » Voilà, comme ça c'est fait. C'était pas seule véritable faute non ? Aller trop vite en lui laissant un mot doux ? Bon y'a eu après les texto de mauvaises fois sur le fait qu'elle veux que mon cul, mais ça c'est autre chose, c'était plus sous le coup de l'agacement, ça compte pas vraiment ....

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@Isabel Flores  

11 janvier 2025 -
« T'as rien à te reprocher. C'est moi, j'ai été... lâche. » Lâche ? Pourquoi lâche ? Je comprends pas trop sur le coup, j’avoue, je fais pas le lien entre ‘dire que ça va trop vite’ et le fait d’être lâche. Je suis son regard, vois son verre vide et fais machinalement un geste à la barmaid pour qu’elle lui en serve un autre. Sale réflexe ça aussi, pousser à la consommation, à croire que j’ai été trop bien formée à l’Octopus.
« C’était un peu comme la chanson : ça m'a fait ressentir un truc, et j'ai flippé. T'as raison là-dessus : j'suis plus habituée à ça... aux sentiments. » Ah, je comprends mieux son histoire de lâcheté. J’suis pas vive, décidément. J’avais pas vu ça comme ça, j’avoue, mais maintenant qu’elle le dit : sa réaction prend un tout autre sens. C’était pas un refus de ressentir quoi que ce soit d’autre qu’une attirance physique, mais une peur de… de quoi ? De tomber amoureuse ? Parce que l’affection amicale, elle l’avait déjà pour moi normalement, donc pas de raison de flipper pour ça… OMG, okay c’est sérieux, faut pas que je sourie comme une idiote. Je reprends une gorgée de bière alors que mon esprit se balade. C’est vrai que tomber amoureux de quelqu’un, c’est toujours prendre un risque, parce qu’on place un petit bout de son cœur entre les mains d’une autre personne, sans savoir ce que celle-ci va en faire. J’ai envie de croire qu’elle me connaît assez pour savoir que j’en prendrais soin, mais en y réfléchissant… on ne se connaît pas si bien que ça. Et entre ça et toutes ses potentielles relations passées : sa peur est plus que justifiée. Je m’en veux un peu de ne pas avoir été plus patiente avec elle du coup… Peut-être qu’il faudrait que je m’excuse pour ça aussi… Merde, j’ai pas suivi du coup, j’ai entendu Poppy et Mia, conseils et dégoût… pas trop sûre de ce qu’elle a dit, pas grave ! Elle est trop belle et je pense qu’elle m’aime !!! J’dois tirer une tronche chelou parce que je me concentre surtout sur le fait de ne pas sourire bêtement, donc je serre la mâchoire comme une sorte de droguée en manque. Et quelque part, c’est un peu ce que je suis en fait : en manque d’elle. (Ooooouuuh smooth one Evans ! *high five*)

« Je me suis laissée influencer par sa manière de voir les choses, mais surtout, parce que ça allait dans mon sens. Dans le sens de... la fuite. » La manière de qui ? Mia probablement. Il faut que je me concentre, c’est trop important ce qui se passe ! Donc, Mia a argumenté pour la fuite, sorte de lobbyisme anti-sentiments… Bel m’avait bien dit qu’elle ne faisait pas dans les relations longues, donc ça tombe sous le sens. Elle s’approche un peu plus et attrape ma main, jouant avec mes doigts. Je la regarde faire sans rien dire. C’est un Bel que j’avais encore jamais vu je crois. Toute timide.
« J'aime pas ce que tu me fais ressentir... » Ah… euh… du coup quoi ? Bye ? Parce que bon je—« Ça me fait peur. » Oooh, ok bon, je peux plus me retenir de sourire bêtement, je lâche même un petit rire alors que j’entremêle mes doigts avec les siens pour tenir sa main fermement. « C’est normal d’avoir peur… Moi aussi j’ai peur. Mais c’est l’aventure, c’est chouette ! » Sérieux, c’est quoi cette réponse claquée au sol là ? C’est chouette ? Elle vient de te déclarer sa flamme de trois façons différentes (non je ne m’emballe pas du tout), et je lui dis : c’est chouette. « En-enfin, ce que j’veux dire, c’est que je suis là et que… on peut avoir peur ensemble, mais essayer quand même. » Mouais, mieux on va dire. Je sors mon autre main de sous ma poche de glace (qui est plus eau que glace en cet instant), note la présence d’un nouveau cocktail pour Bel sur le comptoir, et me tire de mon tabouret pour la prendre dans mes bras avant de prendre une profonde inspiration. Un petit bonheur de la retrouver et sentir son parfum.

« C’est notre première dispute, c’est important comme étape. » Que je note. Clairement un truc que j’aurais pas dû dire à voix haute, mais bon, trop tard. « Là pour le coup, ça va vite, une dispute après une semaine. » Je pouffe de rire, parce que c’est vrai, mais compte tenu de la situation : c’est pas illogique. « Tes ex t’ont vraiment dû traumatiser pour que tu te braques comme ça… Enfin, j’aurais dû juste faire un dessin idiot sur le post-it aussi, j’ai un peu merdé. » Ouais, le poème après une semaine, c’était pas finement joué niveau timing… Mais bon, je suis qu’une lesbienne, basique, qui va trop vite.
« Je vais faire de mon mieux pour être plus patiente et de ton côté… » Je fais un léger pas en arrière pour pouvoir planter mon regard dans le sien. « Tu peux… me dire clairement quand tu flippes. Comme ça, on essaie ensemble de comprendre pourquoi… okay ? » J’suis tellement mature, je m’impressionne. Bon, je vais quand même rentrer ce soir et m’endormir devant Bob l’éponge avec mon vieux lapin en peluche qui me sert de doudou, mais c’est un détail.

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@Isabel Flores  

11 janvier 2025 -
Je la sens toute crispée dans mes bras et, même quand je m’éloigne légèrement pour croiser son regard, j’arrive pas trop à savoir ce que j’y vois. On dirait qu’elle est figée dans une sorte d’état de semi-panique, c’est bizarre. « Non, ton poème était adorable. » J’esquisse un petit sourire avant qu’elle n’ajoute : « Mais c’était le genre de trucs que je faisais, avant. Avec la première personne dont je suis tombée amoureuse. Je lui écrivais des lettres et des poèmes, alors... je sais pas. Je crois que ça a remué un truc. »
« Ah… » c’est tout ce qui s’échappe de ma bouche. Je comprends mieux son état de choc actuel si elle continue de remuer tout ça avec cette discussion. Le premier amour, c’est important, ça marque une vie, et je m’en veux presque de nouveau pour ce foutu post-it. Je pouvais pas savoir que c’était le genre de truc à l’eau de rose qu’elle faisait avant, ceci dit… D’ailleurs, jamais je l’aurais imaginée faire ce genre de choses, mais clairement, je ne connais qu’une facette d’elle, une facette vraisemblablement terrifiée par les sentiments amoureux. J’espère que j’aurai la chance de découvrir le petit cœur tendre qui se cache là-dessous un jour…

Elle reprend son souffle, comme si elle avait oublié de respirer, hochant la tête avant de lâcher brusquement : « J'ferais mieux d'y aller. J'me sens pas très bien. Désolée pour... enfin, merci pour le cocktail. »
« Hein ? Déjà ? Mais— » Elle lâche ma main et s’éloigne déjà dans la foule, ma voix recouverte par le bruit d’une reprise de Taylor Swift. Je jette un coup d’œil à la barmaid, un brin confuse, j’attrape le mojito alors que l’autre m’indique que le verre s’appelle "Revient", et je me dirige déterminée vers la sortie. Un pas sur le trottoir et je jette un coup d’œil à ma gauche, puis à ma droite, avant de la voir, appuyée contre le mur, quelques mètres plus loin, à l’écart du groupe de fumeurs.

« Hey… ça va ? » que je demande doucement en m’approchant d’elle. Question con, elle vient de sortir en disant ne pas se sentir bien, elle nous fait une petite crise de panique. Je lui tends son mojito en précisant : « Tiens, ça. T’es pas obligée de boire, mais le froid, ça aide avec les crises de panique. » Je sais de quoi je parle, quand j’ai pas un joint à fumer il n’est pas rare que j’en fasse, et la solution la plus efficace pour moi est de prendre des glaçons dans mes mains. Bon, là j’ai pris son verre au lieu de prendre la foutue poche de glace que j’avais à portée de main… Mais son mojito est frais et rempli de petits glaçons, donc l’effet sera le même. « Tu… tu veux que je te raccompagne chez toi ? Pour être au calme ? Ou… je sais pas. Dis-moi de quoi t’as besoin. » Je me pose à côté d’elle, le dos contre le mur, prête à récupérer son verre si elle ne veut plus le porter, à l’écouter si besoin. « En attendant, je reste là. »

Je pense que dans ce genre de moment, il n’y a pas grand-chose à dire ou à faire et je ne peux que lui offrir ma présence. Pourtant, dieu sait que j’aimerais faire un tour dans sa tête pour mettre de l’ordre là-dedans, l’aider avec toutes ces émotions qu’elle semble avoir ravalées de force pendant tout ce temps. Mais malheureusement, il n’y a qu’elle pour faire ce travail-là. Je ne peux qu’être une oreille attentive si elle sent qu’elle a la force de partager quelque chose avec moi.

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@Isabel Flores  

11 janvier 2025 -
Bon, le froid du mojito ne semble pas vraiment faire effet. Sa crise est bien plus prononcée que ce que je pensais. Je récupère le verre et la regarde avec inquiétude alors qu’elle se penche en avant, les mains sur les genoux, ses mèches sombres couvrant son visage. J’observe son dos, sa cage thoracique qui s’agite à chaque respiration, tandis que mes mains se serrent autour du verre, sans savoir quoi faire pour l’aider. Je me sens un peu désemparée, avec la condensation du verre qui coule sur mes converses, alors que je scrute chaque mouvement de Bel.

Elle se redresse enfin, reportant son regard sur moi, et voir ses yeux remplis de larmes me fend le cœur.
« J'voulais pas que tu... j'veux pas que tu... »
Je ne l’ai jamais vue aussi mal avant. J’ai presque envie d’appeler les urgences pour savoir comment gérer cette situation.
« Je suis... abîmée, Six. »
Ah putain, mais elle va me faire pleurer aussi ! Je sens déjà le bout de mon nez qui picote. Je baisse quelques secondes la tête, posant le verre par terre, au pied du mur, avant de reporter mon attention sur Bel, alors qu’elle reprend la parole pour s’exprimer plus clairement.

Elle vide son sac, à un rythme aussi soutenu que celui de sa respiration. Elle mentionne ne pas être heureuse, dit qu’elle n’arrive pas à se contrôler et qu’elle est épuisée par son incapacité à gérer ce genre de vague d’émotion. C’est sûr que là, son corps s’est mis immédiatement en état de choc, donc je vois très bien que, en effet, elle a beaucoup de mal à gérer la situation. Elle s’inquiète de ne pas pouvoir m’offrir une relation normale (whatever that means) et ne veut pas m’imposer le fardeau de ses traumas. J’écoute tout ça en secouant lentement la tête de gauche à droite.

Non pas que je nie ses traumas, loin de là, je nie surtout toutes ces craintes qu’elle a pour moi. Pour nous. Toute relation vient avec son lot de challenges, et aucun humain n’est dépourvu de trauma et de fêlures. Se mettre en couple, c’est accepter que chacun arrive avec ses bagages, son passé, aussi difficile et douloureux soit-il. C’est prendre le temps d’ouvrir ensemble ces bagages-là et d’être là pour l’autre, dans la bienveillance. Avancer ensemble main dans la main. Alors oui : elle a peut-être plus de fêlures que d’autres, plus de fêlures que moi si ça se trouve, mais ça ne change rien à mes yeux. Ça ne me fait pas peur. La voir manquer de s’étouffer de panique, par contre, oui, ça me fait peur.

Son regard agité se repose enfin sur moi, alors qu’elle conclut :
« Je crois que je suis toxique pour toi, en fait. »
Je secoue la tête de plus belle.
« T’es pas du tout toxique pour moi. » que je commence.
« Assieds-toi. Respire. »
Je l’accompagne vers le sol, l’aidant à s’asseoir au pied du mur avant de faire de même. Je pousse un peu le mojito pour ne pas le renverser et passe doucement ma main froide, couverte de condensation, sur son front brûlant, repoussant sa frange décoiffée au passage.

« J’vais te sortir ma psychologie de comptoir version améliorée. Parce que j’ai bachoté le sujet. » que je déclare, doucement.

Ouais, après l’échec de ma première relation, mon tout premier amour, j’ai cherché un peu de réconfort dans des bouquins. Et étrangement, apprendre la logique primaire de mon cerveau m’a fait du bien. M’a aidée à comprendre pourquoi la rupture était difficile et surtout pourquoi passer à autre chose l’était tout autant. Bon, je ne me souviens pas de tout ce que j’ai lu en détail, je ne suis pas Einstein, mais je peux toujours tenter de déverser un peu de sagesse pour elle. J’imagine que ça ne peut pas faire de mal.

« T’as été malmenée par la vie, et ça t’a poussée dans tes retranchements. Du coup, maintenant t’as peur d’en ressortir, parce que t’as peur que ça recommence. »
Je pose une main voulue rassurante sur sa cuisse.
« Instinctivement, t’as opté pour un comportement de fuite pour te préserver. Du coup : t’es dans l’évitement. Et plus tu fais ça, plus tu formates ton cerveau à penser que l’amour, et toutes les émotions, bonnes ou mauvaises, liées à l’amour, sont dangereuses. »

C’est quoi, du coup ? De l’anxiété ou une phobie ? Probablement plus de l’anxiété… une sorte d’anxiété émotionnelle qu’elle se trimballe et qui l’empêche d’aller de l’avant.

« Et là, confrontée à… bah à un peu toutes ces émotions que tu fuis, forcément, tu pars en crise de panique, parce que ton cerveau pense que tu vas mourir et il tire la sonnette d’alarme. Mais t’es pas en danger, il raconte n’importe quoi. »
Je poke gentiment son crâne du bout de mon index gauche. J’imagine, du coup, qu’il doit y avoir un gros traumatisme quelque part, ou une ribambelle de petits traumas qui se sont accumulés. Je pense directement à Dana, puisque c’est la seule personne que je connais pour qui Bel avait le béguin et semblait s’être vraiment éprise. Probablement que cette déception aussi s’est ajoutée à cette pile de traumas.

« Et pour revenir sur ce que t’as dit, en jouant moins les psy à deux balles : je sais pas ce que c’est qu’une petite amie normale. Ça n’existe pas, en fait. Personne n’est ‘normal’. Tu peux être brisée, ça me fait pas peur. J’peux t’aider à recoller les morceaux, trouver des spécialistes pour t’aider aussi, parce que je suis pas la plus formée pour ça. »

Ouais, je suis psy de comptoir, j’ai mes limites.
« On pourra faire ces collages-là, tu sais, le truc japonais où ils réparent de la vaisselle brisée avec de l’or ? On fera ça ensemble, ça sera super joli. Et, toutes ces émotions-là : tu vas apprendre à les gérer, en commençant par en parler plus souvent. Parce que plus tu en parleras, moins elles auront de pouvoir sur toi. C’est comme… »

Je cherche une comparaison à la con dont j’ai le secret. Y’a plein d’idées qui me viennent en tête, certaines moins convaincantes que d’autres.
« …Comme quand t’entends la même blague plusieurs fois. La première fois, c’est super drôle, tu pleures de rire. La seconde fois, c’est toujours aussi drôle, parce que c’est vraiment une super blague. Puis au bout d’un moment : ça te fait moins rire. Le contenu de la blague n’a pas changé, dans les faits elle est toujours aussi drôle, mais ça n’a plus le même effet sur toi qu’au début. »

Je m’en sors pas mal avec cette comparaison-là, je trouve ! Je me tortille un peu, assise en tailleur, pour m’avancer plus près d’elle, ma jambe droite presque posée sur la sienne.
« Là, c’est pareil : plus t’en parleras, moins tu seras submergée par les émotions. Et… tout ça, ça s’apprend et ça demande du temps. Mais ce qui est assez cool, c’est que… si tu veux… je peux être là pour te soutenir dans toutes ces étapes. J’peux même te soutenir de plus loin si ma présence est trop envahissante. Daddy Six s’adapte sans souci. Je suis l’adaptation même. »

Je lui lâche un sourire voulu arrogant en pouffant de rire, histoire d’alléger, ne serait-ce qu’un tout petit peu, l’ambiance lourde qui vient avec ce genre de conversation et d’émotions.
« Et tu verras qu’on est tous un peu cassés, mais c’est pas irréversible. »

J’ai une super comparaison avec un puzzle qui me vient, mais je me retiens de la sortir parce qu’elle va penser qu’à force de tout imager comme ça, je lui parle comme si elle avait quatre ans.