@Jax Collins

Il est quinze heures. Le soleil brille, et une petite brise vient rafraichir encore plus cette douceur hivernale. Devant le peu de monde dans la galerie, je décide de la fermer quelques minutes afin d'aller prendre un grand bol d'air frais, ça ravigote. J'arpente les rues, me laissant porter par le vent, sans vraiment savoir où cela va me mener. De toute façon, cette journée n'est pas la plus productive que je vis. Alors autant ne pas s'en faire, et profiter de la ville. Le top aurait été de prendre la voiture pour aller me promener en forêt, mais niveau timing, c'était légèrement compliqué. Mon périple me mène jusque dans un tout petit parc, orné de seulement quelques bancs. Il n'y a ni grillage, ni clôture, et chacun est libre de s'installer où il le souhaite. Le spot est parfait. Je sens les rayons réchauffer mon visage, et cette sensation est d'une douceur incroyable. Je ne pense à rien, si ce n'est de chercher à ressentir la moindre petite particule de chaleur. Ce jeu est amusant, il faut le reconnaitre. Puis, comme je suis une femme moderne, je sors mon téléphone portable pour pianoter dessus. Les actualités, les réseaux sociaux, un ou deux jeux rapides à faire... Tout y passe. Un coup d'oeil à ma montre me permet de constater que la pause a assez duré. Cela fait déjà quasiment quarante cinq minutes que je suis sortie, il ne faudrait pas que des gens s'impatientent devant les locaux. Bon, c'est pas comme si j'avais mis une énorme affiche, précisant que la galerie était temporairement fermée et qu'elle rouvrirait ses portes très vite. Oui, je suis peut-être en train de rater le visiteur qui va changer ma vie, mais finalement, elle est pas mal cette vie que je mène ici. Hormis deux ou trois petits moments compliqués, on ne peut pas dire que le choix de partir de Melbourne était une mauvaise idée. Au contraire.

J'entame le chemin du retour, toute joyeuse de cette petite coupure qui m'a fait le plus grand bien. Puis, un bruit attire mon attention. En levant les yeux vers le ciel, je vois un homme courir sur le toit d'un immeuble, puis sauter sur l'immeuble d'en face. Je reste bouche bée devant une telle performance, et je continue ma route. L'homme vu quelques minutes auparavant semble tout proche à en juger par les bruits se rapprochant, et alors que je lève à nouveau les yeux vers sa direction, je le vois tomber du toit de l'immeuble pour venir s'écraser sur la devanture d'une boutique. Horrifiée, je n'ose pas bouger. Et les gens autour de moi ne semblent pas vouloir agir non plus. Ce mec vient de se tuer sous mes yeux, et je vais devoir vivre avec cette image jusqu'à la fin de mes jours... Ne voyant toujours personne bouger, je cours en direction de l'homme, immobile sur le sol. Et alors que je m'apprête à lui porter secours, j'entends un grondement provenir de derrière moi. Je me retourne, et c'est à cet instant que je remarque des caméras, des micros, des techniciens un peu partout. En jetant un nouveau regard à l'homme, je le vois s'asseoir, comme si ne rien n'était. Je suis dans un film ou quoi ?

- Mais, vous n'avez rien du tout ??

@Jax Collins

La honte. La super honte. Et pas devant une ou deux personnes hein, on parle d'une équipe de tournages et quelques autres curieux qui étaient là en tant que spectateurs. Typiquement le genre de situation qui va finir sur les réseaux sociaux si quelqu'un a eu la bonne - ou mauvaise - idée de filmer la scène. Ce sont des émotions très fortes qui traversent mon esprit, sans que je parvienne à véritablement les controler. D'abord le choc, la peur que cet homme vienne de se tuer sous mes yeux. Puis la surprise, l'incompréhension de voir qu'il n'a rien, absolument rien. Puis la gêne immense lorsqu'un mélange de rires et de moqueries viennent s'abattre sur moi. Je n'étais pas prête. Dans mon malheur, j'ai de la chance que le cascadeur en question soit très agréable, que ce soit visuellement ou psychologiquement. Son rire est différent des autres. Ce n'est pas de la moquerie, juste de l'amusement de voir une femme venir à son chevet et par la même occasion interrompre le tournage alors que rien ne s'y prêtait. Il y avait quelque chose de bienveillant derrière ce fou rire, qu'il a bien du mal à contrôler. Et lorsqu'il me taquine en me disant qu'il ne faut pas être dans la lune comme cela, je sens que mes joues se mettent à rougir. Il faut vraiment que j'arrive à contrôler ce truc.

- On me le dit assez souvent, oui.

Je ne sais pas pourquoi, mais cet homme me met mal à l'aise. Mais de façon positive. Je ne sais pas si son côté super héros a un effet sur moi, mais en tout cas, je suis en pleine cogitation pour éviter de dire une énorme anerie qui me ferait encore plus passer pour une femme complètement à côté de ses pompes. La charge émotionnelle est encore présente, alors je vais m'asseoir un peu plus loin, sur un banc situé non loin de l'action. Puis je regarde à nouveau cet homme dans le détail, et d'un coup, mon esprit m'envoie un signe. Je l'ai déjà vu quelque part non ? Mais impossible de savoir où et quand exactement. D'ailleurs, je ne devrais pas le fixer comme ça pendant que je réfléchis, car il va me prendre pour une folle, c'est certain. Un visiteur de la galerie ? Non, je ne pense pas. Un parent au parc ? Non plus, et de toute façon, à force, tout le monde se connait là bas. Mais il me semble bien que j'étais avec Ana lorsque je l'ai croisé la première fois... Bon, tant pis, peut-être que cela me reviendra un peu plus tard. Alors que toute l'équipe de tournage s'est mise à l'arrêt, j'observe toujours ce cascadeur. Il a vraiment une bonne tête sympathique, c'est incroyable. Alors, je décide de me lever et d'aller vers lui pour engager un peu plus la conversation.

- C'est une bonne situation ça, cascadeur ?

@Jax Collins

Son métier est fascinant. Pousser son corps jusque dans ses derniers retranchements, tenter des choses de plus en plus complexes, de plus en plus éprouvantes, dans le seul but de bien faire paraitre la célébrité qu'il double. Un véritable dévouement, à la limite du sacrifice. Alors oui, il doit y avoir le petit billet sympa qui tombe à la fin du mois, mais il n'est pas certain que cela couvre les risques éventuels. Si ça se trouve, à la prochaine prise, sa réception sera moins réussie, et il se fera une entorse ou une fracture. Puis viendra le temps de convalescence, puis de remise en condition physique... Comme si il était sur un fil en permanence. Un véritable funambule. Un cascadeur quoi, on a compris l'idée. C'est fou de se dire qu'il y a quelques instants, cet homme mettait sa vie en péril pour faire son travail. Voyant qu'il n'est pas très causant, je me décide à mener la conversation. Vu qu'il est dans le milieu du cinéma, je me dis qu'il doit aimer les films et les séries. Alors je me mets à lui parler de la série à laquelle je suis totalement addict depuis quelques semaines. Une série parlant d'un commissariat de police dans Brooklyn, avec des personnages hauts en couleur. L'intrigue nous fait suivre les aventures de ces héros du quotidien, embarqués dans des scènes parfois rocambolesques. J'ai d'ailleurs vu qu'il y avait une version québécoise qui a vu le jour récemment, et bien c'est une véritable catastrophe. Entre ça et la poutine, difficile de savoir ce qui est le plus indigeste.

Et alors que je parle encore et toujours, sans même me rendre compte si mon interlocuteur m'écoute encore (ce qui n'est pas certain), je sens d'un coup une main m'aggriper le bras et me tirer en arrière. Je ne comprends pas vraiment ce qui se passe, mais je vois à quelques mètres de moi un gros spot d'éclairage qui vient de s'écraser. Puis je tourne la tête, et je vois cet homme qui vient de me sauver d'une situation très compliquée. Maintenant c'est certain, ce n'est pas un cascadeur, c'est un super héros. J'en suis persuadé, il a un collant quelque part qu'il met pour combattre le crime et sauver des vies. Mon coeur s'emballe à cause de la peur, mais aussi grâce à lui qui vient peut-être de rallonger ma durée de passage sur Terre.

- Merci, merci beaucoup. Finalement on est quitte vu que je vous ai presque sauvé la vie tout à l'heure.

Je souris bêtement, la tête encore dans les nuages.

@Jax Collins

Décidément, aujourd'hui est le jour où j'ai décidé de passer pour la fille un peu simple qui parle beaucoup pour ne rien dire et qui ne fait pas attention à ce qui se passe autour d'elle, tant elle semble autocentrée sur sa propre personne. Ce qui est un pléonasme d'ailleurs. Et finalement, c'est possiblement cela qui fait que je viens de presque me faire assommer par ce spot. Quand la journée est pourrie, elle le reste jusqu'à minuit. C'est une vieille expression qu'utilise mon père. Je me demande quelle sera la prochaine étape. Me faire renverser par une voiture ? Etre en retard pour aller chercher ma fille au centre de loisirs ? Voir ma galerie se faire cambrioler ? Je croise les doigts pour que rien de tout cela n'arrive. En tout cas, mon interlocuteur a l'air d'avoir repris du poil de la bête. Il y a quelques minutes, j'avais la vague impression qu'il n'écoutait qu'à moitié ce que je lui racontais, et maintenant voilà qu'il m'évite une consultation d'urgence à l'hopital. La conversation prend un ton beaucoup plus léger, beaucoup moins sérieux. Je ris à sa blague le réalisateur. Il est complètement dans le vrai, j'entendais cet homme râler comme ce n'est pas permis parce que j'étais entrée dans le champ de la caméra. Il fallait mieux baliser la route. Et c'est à cet instant que je remarque qu'en réalité, tout était bien indiqué. C'est juste ma tête de linote qui m'a fait m'engager sur ce chemin pourtant interdit. C'est certain que la prochaine fois que je flâne dans le quartier, je regarderai un peu plus le sol et un peu moins le ciel.

- Je crois que le plus simple serait que vous soyez mon garde du corps pour me ramener à destination... Mais vous ne devez pas avoir le temps je suppose. Et puis il va falloir que je surveille l'heure, j'ai ma fille à aller chercher au centre de loisirs.

La proposition était anodine, sans aucune arrière pensée. Il y avait là une possibilité de partager encore quelques minutes avec cet homme que je ne reverrai peut-être jamais et dont la rencontre m'aura permis d'avoir une histoire un peu marrante à raconter à mes amis. Et puis voilà le tilt. Le déclic. Mon esprit m'envoie une réponse nette et précise sur l'endroit ou j'ai déjà vu ce visage. C'était il y a quelques semaines, j'étais avec Ana et on revenait d'un parc non loin de la galerie. Puis on s'est arrêtées dans un café pour boire un coup. Et alors que je l'emmène aux toilettes, elle a arraché des mains d'un tout petit enfant un dessin de son pokémon préféré. Et qui est le père de cet enfant ? L'homme que j'ai en face de moi. J'en suis quasiment persuadée, c'est lui. Il faut que je lui demande.

- Excusez-moi, ma question va vous paraitre bizarre, mais vous n'auriez pas un fils de deux ou trois ans, fan de Pikachu ? Je suis presque certaine de vous avoir croisé dans un café il y a quelques semaines, vous étiez avec votre femme d'ailleurs.