Assise sur un banc, mon regard longe la silhouette familière du Saint Vincent’s Hospital. Lui et moi avons une longue histoire commune, un “je t’aime/moi non plus” qui dure depuis des années. J’en déteste le nom autant que je lui dois la vie, j’en abhorre la vue autant que je chéris les souvenirs que j’en ai. Je pourrais resituer la fenêtre de mon ancienne chambre de désintox, là où j'ai fait les cents pas pendant des mois il y a trois ans. Mais c’est sur une vieille femme que mes yeux se posent, assise à l’autre bout du parc, accompagnée par un soignant. Je suppose qu’on pourrait dire que son fils a hérité de ses yeux. Traquer Charles Ross n’a pas été une chose simple, mais lorsque sa survie à la chute des Manthas est arrivée à mes oreilles, je me suis inlassablement mise sur sa trace et rien ni personne ne pouvait me détourner de ce but. Je devais non seulement mettre la main sur lui, mais surtout faire en sorte qu’il ne tombe pas entre les mains du Club. Tout homme doté d’un minimum de fierté refuserait de travailler pour la main qui a balayé ses amis de la carte de la ville, mais un homme désespéré se passe souvent de principes. L’était-il, ou pourrai-je compter sur son orgueil pour me laisser du temps ? Car il m’en fallait pour trouver le levier suffisant, l’argument imparable, une manière de ne pas lui laisser le moindre choix lorsque je ferais de cet ancien boss une abeille parmi les autres. J’ai besoin de lui bien plus qu’il n’a besoin de moi, et je dois inverser ce rapport de force. Je me fiche de ne pas la jouer à la loyale pour absorber son influence dans mes rangs. Les Manthas ne sont plus mais un nom comme Ross continue d’imposer un certain respect. Il lui reste un réseau, des contacts qui me seraient utiles, ainsi qu’un savoir, une expertise du milieu et du métier sur lesquels je ne peux pas cracher. L’avoir sur le marché est une opportunité en or pour la Ruche, et il ne le sait pas encore, mais la Ruche est une merveilleuse opportunité pour lui. Mon argument, je l’ai trouvé ici, au Saint-Vincent’s. Mrs Ross, même pas enregistrée sous un faux nom -quelle négligence. Simplement là, à la vue de tous, fragile et sénile. Prête à me servir de moyen de pression. Je l’ai observée, ainsi, pendant quelques jours. Puis Charles est passé. Il venait la voir, il ne l’avait pas laissée là-dedans pour mourir comme tant de familles le font pour se débarrasser de leurs aînés dont l’encombrement augmente proportionnellement à l’âge. J’ai alors su qu’il reviendrait. Et cette fois-je serais là.

Un mois passe. Le moment fatidique approche et mon impatience grimpe. Alors que je pénètre dans l’hôpital, je retiens mon souffle. Jamais ne me serai-je vu dans la peau du maître chanteur, celui qui plaque mon couteau sous la gorge de l’ennemi, qui plaque la bouche de son arme sur sa tempe, mais j’y suis. Elle est loin, la brindille sous-alimentée qui a franchi ces portes il y a trois ans, transpirante de manque, tremblante de peur comme un petit animal. C’est avec détermination que je parcours les couloirs cette fois, perchée sur mes bottes à talons. Mrs Ross est dans sa chambre. Charles ne devrait plus tarder. Adossée au mur du couloir, je prends mon mal en patience. Me verra-t-il en arrivant ? Me reconnaîtra-t-il ? Comprendra-t-il pourquoi je suis ici ? Nerveuse, je contrôle ma respiration. Menacer une vieille dame, vraiment ? On s’abaisse à ça pour avoir ce qu’on veut ? Dans un monde aussi cruel et violent, je ne peux pas me permettre de douter, et encore moins de faire venir la table des négociations sans une mise digne de ce nom. Je ne peux plus faire preuve de la moindre faiblesse, de la moindre naïveté. Pour me hisser au niveau des grands, je dois employer les grands moyens. Tant pis si les méthodes sont sales. Tant pis si mon reflet me juge dans le miroir.

Il est passé. Absorbée par mes pensées, je l’ai manqué. Pourtant, au dernier moment, je suis du regard sa silhouette de dos, jusqu’à ce qu’il disparaisse dans la chambre de sa mère. Charles ne m’a pas remarquée, ce qui me donne l’avantage de l’effet de surprise tel que je l'escomptais. Je meurs de hâte de voir l’expression sur son visage lorsqu’il comprendra, deviner la panique dans ses yeux à l’idée que je m’en prenne à sa chère mère, son petit secret pas si bien gardé, quand il se mordra les doigts d’avoir eu une garde aussi basse. Maintenant qu’il réapparaît, la mine dépitée, ma nervosité s’envole au fur et à mesure des pas qu’il effectue en ma direction. Il me remet, ça y est. « Je peux vous aider ? » demande-t-il. Je pince mes lèvres, humectant le goût délicieux d’un plan qui se déroule comme prévu. “Je l’espère, Charles.” dis-je avec un sourire. Se souvient-il aussi bien que moi des détails de notre première et dernière rencontre ? Car moi, il me suffit de fermer les yeux pour visualiser les deux jambes brisées de son homme de main, sa taupe dans les rangs du Club qui fut démasquée et détruite. Ses tibias pliés en deux formaient des angles sinistres, laissant béantes des plaies d’où les os et les ligaments étaient visibles. Son visage tuméfié était quasiment totalement bleu -cette partie était mon oeuvre. Je me rappelle de la douleur lancinante dans mes phalanges à force de défouler mes nerfs sur sa frimousse de traître. Je me revois lâcher un coup de pied final dans ses tripes alors que nous l’avions déposé aux pieds de son chef, lui cracher dessus après avoir hurlé les menaces de Mitchell à l’encontre du gang comme prise d’hystérie. Aujourd’hui, je suis ici pour me faire un allié. Et ce dont je suis capable en cas de contrariété ne s’est pas adouci avec les années. “Votre maman est une créature adorable, je reprends. C’est gentil à vous de continuer à passer la voir, même si elle se souvient de vous une fois sur trois.” Mes parents ne se souviennent plus de moi non plus, pour d’autres raisons -déni et honte, entre autres. On s’en remet. “Est-ce qu’elle sait que les Manthas ne sont plus qu’un vieux souvenir et que son cher fils est en disgrâce ? Qu'il n'est plus que le petit roi… d’un tas de cendres.” Charles n'aura pas su se montrer à la hauteur de son héritage, au final. Même le bras manquant n'est rien d'autre d'un symbole d'incompétence. Je compte bien faire mieux que ça, en ne partant de rien du tout.

Elle était lancée, et il n’était désormais plus question de faire marche arrière. Lou mettait sa conscience et tout principe de bienséance de côté afin d’atteindre son objectif, et si elle parvenait à se persuader que cela était pour la bonne cause, peut-être serait-elle en mesure de continuer à se regarder dans miroir quelques mois supplémentaires -jusqu’au prochain stratagème immoral qu’elle serait forcée de mettre en place pour arriver à ses fins. Ce n’était pas de sa faute, se persuadait-elle : c’était le jeu. Un jeu sans règles où seule la loyauté était une monnaie de valeur. Et pour cette raison, Charles était un investissement de la plus haute importance. Elle avait besoin de sa loyauté et de tous les avantages qui venaient avec l'allégeance de l’ancien chef des Mantha. Désormais, il n’était plus à la tête de quoi que ce soit d’autre que d’une bande de bras cassés, et la jeune femme espérait bien que l’attrait de la vengeance vis-à-vis du Club fonctionnerait aussi bien sur lui que sur Joseph. En tournant le couteau dans la plaie, elle ravivait la douloureuse chute de ce gang anéanti. Charles devait savoir sa place : il n’était plus rien, il avait ruiné l’héritage de son père. « Dehors. » ordonna-t-il sèchement. L’australienne esquissa un sourire en le laissant ouvrir la marche vers le jardin de l’hôpital ; ce serait l’unique impératif qu’elle lui autoriserait à user à son encontre, mais cela était avant tout la preuve qu’elle l’avait touché au coeur avec une folle facilité. “Eh bien, elle ne t’as pas appris le mot magique en tout cas.” murmura Lou d’un air moqueur. Puis elle emboîta le pas de Charles pour retrouver la brise extérieure, l’herbe ombragée par les arbres et les chemins de cailloux qui roulaient sous ses talons. Elle aimait la douceur de l’automne en Australie, sûrement la saison idéale du continent. Pas de grosses chaleurs, pas de pluies diluviennes. Mais le beau temps n’était pas les sujet de conversation qu’ils aborderaient aujourd’hui. « Tu es venue pour quoi au juste ? Prendre des nouvelles de ma mère ? Savoir si la "disgrâce" se passe bien pour moi ? » Tranquillement, Lou dégaina ses lunettes de soleil rondes et les posa sur son nez, puis elle croisa les bras, laissant Charles déverser son venin et taper du pied comme un enfant contrarié. « Je sais que tu ne fais plus partie du Club. Alors qu’est-ce que tu fais maintenant ? Du bénévolat ? » Elle roulait des yeux derrière ses verres opaques. Le roi du bac à sable ne lui faisait pas peur, et son cynisme ne l’atteignait pas -c’était l’arme des hommes sans répartie, à son avis. Alors elle attendit une poignée de secondes, au cas où le brun aurait encore quelque chose à lui cracher à la figure, et lorsqu’elle fut sûre qu’il n’allait pas l’interrompre, elle articula à son tour ; “Charles, ferme ton claque-merde.” Il ne manquait sûrement pas de temps libre pour perdre sa salive en bassesses de ce genre, mais la jeune femme vivait sur un planning serré et chaque minute était mise au profit de son plan. Il était temps que Charles comprenne qui allait mener cette danse et, spoiler alert : ce n’était pas lui. “Tout d’abord tu vas songer à repenser le ton que tu emploies.” fit-elle en approchant d’un pas supplémentaire. Elle était petite, elle était en contre-bas, et alors ? Il l’avait déjà vu faire, il avait été témoin de ses colères et de tout ce que celles-ci étaient capables de lui faire faire, il avait sûrement compris son sens biaisé du bien et du mal. Son calme actuel, il pouvait s’en méfier comme de l’eau qui dort. “Je te signale que la seule raison pour laquelle tu m’as vue ici, c’est parce que je l’ai voulu. Et si tu n’es pas actuellement en train de visiter le cadavre de Maman Ross à la morgue, c’est également parce que j’en ai décidé ainsi.” elle reprit, mettant ainsi au clair certains détails qui avaient peut-être échappés à Charles. Il n’était pas en position de force. S’adresser à la jeune femme avec agressivité ne changerait rien à cela. “Alors tu vas laisser tomber les sarcasmes et la condescendance sur le champ, et tu vas asseoir ton joli petit cul, sinon mon offre ne risque pas d’être aussi généreuse que prévue et Maman Ross aura vraiment beaucoup de mal à supporter le nouveau dosage de ses médicaments.” D’un signe de tête, Lou indiqua le banc à côté d’eux. “Plus vite que ça, joli coeur.” Ils parleraient dans le calme et le respect, ou elle finirait de le rendre orphelin dans un claquement de doigts.

Nul besoin de l’observer sous la lumière et la chaleur de plomb du soleil australien pour savoir que la femme que j’ai face à moi a bien grandi depuis notre dernière rencontre. Déjà à l’époque elle savait faire preuve d’un courage étonnant et d’une langue bien trop acérée pour le si petit corps dans lequel elle évoluait mais force est de constater que les années l’ont seulement confortées dans cette voie. Aujourd’hui elle n’a peut être pas beaucoup changé de l’extérieur mais à l’intérieur, je peux déjà garanti que c’est tout autre chose. Sa venue ici ne me laisse présager rien de bon mais une part de moi est au moins soulagée qu’elle ait accepté de s’éloigner de ma mère et de la laisser en paix - pour le moment. J’aurais préféré ne pourtant jamais avoir à faire à qui que ce soit lié de près ou de loin aux Manthas ; ni dans ma vie et encore moins juste ici. Ses lunettes de soleil lui donnent un aspect juvénile, elle a désormais l’air d’attendre ses amis avant de filer à la plage. Cette fois-ci j’ai appris de mes erreurs et ne me laisse pas berner aussi facilement, attendant finalement qu’elle daigne enfin m’expliquer la raison de sa venue ici. Une part de moi la devine déjà mais j’ai tôt fait de chasser ces idées de mon esprit.

Et enfin, les rouages de la machine se mettent en marche. “Ichabod, ferme ton claque-merde.” A défaut de pouvoir croiser les bras, je viens enfoncer mon poing dans ma poche de pantalon. Mon expression est neutre au possible alors que mes yeux assassins ne quittent pas ses lunettes dans lesquelles je me reflète. On vient du même monde et elle sait bien qu’il en faudra bien plus pour me faire tressaillir, raison pour laquelle je me contente de répondre d’une voix bien moins haute que la sienne ; bien plus froide aussi. “Attention à ce que tu dis Aberline.” Mon monde s’est peut être effondré, n’en reste pas moins que je garde pour habitude qu’on me traite avec le respect qui m’est dû et non pas comme un vulgaire adolescent.

Mes yeux glissent sur sa silhouette alors qu’elle fait un pas de plus, ma position restant toujours la même. “Tout d’abord tu vas songer à repenser le ton que tu emploies.” J’aurais pu le reprendre une seconde fois mais n’y trouve aucun intérêt alors que j’analyse plutôt sa phrase et tente d’anticiper ce qui pourrait suivre ce tout d’abord - rien de bon, ça, c’est certain. Le petit jeu aurait pu être réglé d’une nuque brisée ou d’un coup de couteau en plein coeur et pourtant je ne peux pas prendre un tel risque. Si elle a pu venir jusqu’ici, rien ne m’assure qu’elle l’a fait seule et qu’à l’heure où on parle ma mère est autant en sécurité que je l’espère. Je ne peux prendre aucun risque et me vois donc contraint d’écouter jusqu’au bout ce qu’elle a à me dire tout en continuant naïvement à espérer que c’est la dernière fois que je la vois. “Je te signale que la seule raison pour laquelle tu m’as vue ici, c’est parce que je l’ai voulu. Et si tu n’es pas actuellement en train de visiter le cadavre de Maman Bates à la morgue, c’est également parce que j’en ai décidé ainsi.” Le visage stoïque a bien du mal à rester en place dès lors qu’elle s’en prend au seul membre de ma famille qu’il me reste, la seule que j’avais réussi à préserver de toutes ces histoires de gangs pendant tant d’années. Elle a réussit à se procurer des informations là où tous ont échoué et pour cette raison en plus de toutes les autres, je peux aujourd’hui de nouveau assurer qu’elle en a bien plus dans le ventre que beaucoup ne pourraient le penser. “Et j’imagine que tu n’es pas venue jusqu’ici pour parler de cadavre.” Je me raccroche à l’idée selon laquelle si elle avait voulu tuer ma mère alors elle l’aurait déjà fait. Si elle avait voulu me tuer aussi, elle en aurait eu la possibilité. Il y a quelque chose de bien plus important qui requiert sa présence et nécessite avant toute chose qu’elle fasse étalage de sa force. “Alors tu vas laisser tomber les sarcasmes et la condescendance sur le champ, et tu vas asseoir ton joli petit cul, sinon mon offre ne risque pas d’être aussi généreuse que prévue et Maman Ross aura vraiment beaucoup de mal à supporter le nouveau dosage de ses médicaments.” Elle offre la perspective d’une mort lente et je reconnais bien là les menaces propres aux femmes, elles qui agissent toujours dans la subtilité là où nous les hommes avons souvent bien du mal à y arriver. Autant dire que Lou ne mâche pas ses mots mais là n’est même pas la question : elle a un plan qui semble ficelé et préparé auquel je n’aurais jamais pu m’attendre. Ma mère aurait pu être envoyée dans une autre ville ou un autre pays mais il est trop tard pour ça désormais et si je n’aurais eu aucun mal à jouer au feu avec ma propre vie, je ne peux pas de nouveau laisser la sienne en suspens alors qu’elle a déjà tant sacrifié pour ma cause.

Sa tête désigne le banc à côté de nous et je n’ai pas besoin de bouger la mienne pour l’observer dans ma vision périphérique. “Plus vite que ça, joli coeur.” Contre toutes attentes, c’est un sourire qui anime à peine mes lèvres, asymétrique au possible et la preuve qu’il n’y a pas une once de joie dans ce dernier. “Soit.” Je ne suis pas en capacité de négocier quoi que ce soit et elle le sait sans doute bien mieux que moi encore. Ma main ne daigne toujours pas sortir de mon pantalon alors que je viens m’asseoir sur le dossier du banc, les pieds sur ce qui aurait dû me servir de siège. Je n’agis pas par esprit de contradiction mais bien par simple habitude et besoin de lui prouver que même si cela semble être le cas, jamais je ne ploierai totalement le genou devant qui que ce soit. J’ai peut être hérité d’un trône dont je n’ai jamais voulu mais je ne peux désormais plus m’abaisser au niveau du petit peuple : cela m’est interdit et impossible. “Maintenant que tu as eu tout le loisir de me faire ton petit numéro, viens en au fait s’il te plaît.” La provocation ne marchera pas sur elle, je l’ai bien compris, alors c’est à mon tour de tenter de tempérer la situation et paraître n’être que deux amis profitant de la fraîcheur de l’automne, sagement assis sur un banc, discutant de l’avenir de la ville.

Bates s’installa sur le banc à sa guise, postérieur sur le dossier. Derrière ses lunettes de soleil, Lou l’observait avec une certaine surprise que seuls ses verres opaques dissimulaient ; avait-elle vraiment le dessus sur un vétéran de la rue ? Allait-il vraiment l’écouter ou est-ce que son unique main dans sa poche tenait un couteau qu’il aurait vite fait de lui mettre sous la gorge une fois qu’elle se serait sentie un peu trop confiante ? La jeune femme ne pouvait croire qu’il serait si simple d’obtenir l’attention d’Ichabod. Etait-ce la menace pesant sur sa mère qui le poussait à se plier comme un roseau ? Ou était-ce la confiance de lui-même dont il transpirait qui lui permettait de coopérer sans ressentir la moindre crainte qu’il arrive quoi que ce soit ? La brune gardait les bras croisés, méfiante. Elle appréciait particulièrement lorsque les choses se déroulaient comme prévu, cependant cela était trop rarement le cas pour qu’elle ne demeure pas sur ses gardes. “Maintenant que tu as eu tout le loisir de me faire ton petit numéro, viens en au fait s’il te plaît.” L’homme avait retrouvé sa bonne éducation. Bizarrement, Lou se sentit soudainement vulnérable, telle une apprentie devant un professeur -et pourtant, elle avait fort appris au Club, et de son expérience dans la rue. Elle pensait savoir ce qu’elle faisait, mais l’australienne n’avait jamais été connue pour être une grande futée. Elle avait confiance en son plan mais elle entendant encore beaucoup de personnes lui rire au nez. Mais elle n’avait pas vraiment songé à la manière dont elle exposerait les choses à Ichabod, au fond d’elle persuadée qu’elle ne parviendrait pas à atteindre ce stade de la conversation. Elle inspira profondément, et expira longuement. "Je m'attaque au Club." elle lâcha finalement. C’était le but de la manoeuvre, la raison d’être de la Ruche. Il y avait l’argent, certes, et la satisfaction de faire à nouveau ce pourquoi elle était naturellement douée, mais l’ambition principale de Lou restait d’être celle qui ferait tomber Mitchell. "Attends avant de me traiter de suicidaire." reprit-elle, l’index en l’air afin d’interrompre toute phrase ou toute pensée qui traverserait à cet instant l’esprit d’Ichabod. "J'ai lancé une petite… entreprise, qui s'appelle la Ruche. C'est majoritairement du deal pour le moment, et ça grossit vite. On grignote à bon rythme sur les plates bandes de Strange. Mais tu te doutes que c'est pas ça qui va le faire trembler. Il faut qu'on le bouffe." Ce que Lou voulait, c’était dérober la ville aux mains de Mitchell, quartier par quartier, client par client. Une fois Raelyn hors course, la chose serait plus aisée encore, alors le gang devait être prêt à frapper à tout instant, envahir les rues, et renvoyer les membres du Club dans les jupons de leur prétendu boss. Et cela n’était que la première étape vers la future déchéance de Strange, une chute lente et douloureuse, telle qu’il le méritait. Si Ichabod ne l’avait pas deviné, il se demandait sûrement quelle était sa place dans pareil dessein. Il valait bien mieux que de dealer dans les rues à l’arrière des boîtes de nuit. "Je veux que tu sois des nôtres. Avec ton expérience et tes contacts, on pourrait croître plus rapidement et rallier plus de monde." Cela signifiait plus de dealers, de fournisseurs, de clients, d’alliés. Le nom et le visage de Bates, le souvenir des Mantha, pouvait à lui seul assurer à Lou une partie du soutien dont elle avait besoin. Sa participation, son aval, serait comme recevoir une bénédiction. C’était le genre de choses qui se respectait encore dans la rue. "Tu sais, on est pas mal à vouloir la tête de Mitchell, elle ajouta en approchant d’un pas. Elle posa ses mains sur les genoux d’Ichabod et, penchée sur lui, croisa son regard bleu par dessus ses solaires. Quelque chose me dit que toi aussi."

La plus jeune va droit au but et le rire qui s’ensuit est amer, douloureux et empli de nostalgie. Sa simple présence ressasse des souvenirs d’un monde que je tente d’oublier mais ses mots, ô ses mots, ils sont bien pires encore. "Je m'attaque au Club." Il n’existe qu’une demie seconde à peine avant que je ne reprenne mon attitude impassible, comme si rien ne pouvait m’atteindre. Elle s’attaque à plus gros qu’elle et surtout elle s’attaque à la main qui l’a nourrie pendant un temps, ce que je ne peux comprendre. Le Club n’a rien de parfait, bien loin de là, tout comme rien n’était rose chez les Manthas aussi. Pourtant jamais je ne me serais retourné contre mon propre camp, pas comme Aberline est justement en train de le faire. La vie n’est pas un dessin animé pour enfant ; la hiérarchie ne peut pas être outrepassée et le monde changé en un claquement de doigts. Les plus faibles se plient et meurent, il n’y a pas d’autres alternatives possibles. Elle se pense pourtant au dessus de la masse, elle qui a trop d’espoirs pour une seule personne. "Attends avant de me traiter de suicidaire." La jeune femme se veut autoritaire mais peu importe ce qu’elle peut tenter face à moi, j’aurai déjà vécu pire. Son index en l’air ne m’impressionne pas et ses airs d’enfant soudainement omnisciente ont leurs limites. “J’imaginais seulement comment ils allaient te tuer. Il y a bien une nuance, non ? Après tout, cela m’importe peu. Je la pense suicidaire et je me moque pertinemment qu’elle sache ce que je pense à ce sujet. Rien de ce que je pourrais lui dire ne lui ferait changer d’avis, c’est évident, alors je me résigne à l’écouter d’une oreille tout en continuant à tenter de deviner à quel endroit ils lui tireront une première balle puis une seconde avant de la laisser se vider de son sang. Ou peut être qu’ils l’attaqueront au couteau et ne prendront même pas la peine de gâcher leurs cartouches ? Mes pensées sont interrompues par son petit discours de celle qui se pense déjà Reine. "J'ai lancé une petite… entreprise, qui s'appelle la Ruche. C'est majoritairement du deal pour le moment, et ça grossit vite. On grignote à bon rythme sur les plates bandes de Strange. Mais tu te doutes que c'est pas ça qui va le faire trembler. Il faut qu'on le bouffe." Le on m’arrache un rictus. Il n’y a pas de on qui tienne, il n’y a qu’un je dont elle peut s’auto proclamer maîtresse. Pour ma part, je ne suis en rien impliqué dans cette entreprise et je compte bien laisser les choses intactes et simplement me débrouiller pour garder ma famille en dehors de ce monde là, une fois de plus encore.

Pourtant, elle vient finalement à poser des mots sur ce qu’elle désire réellement et ce que j’avais pu anticiper bien malgré moi. "Je veux que tu sois des nôtres. Avec ton expérience et tes contacts, on pourrait croître plus rapidement et rallier plus de monde." Je prends le temps de reformuler ses paroles à ma manière, simplement pour lui rappeler le rapport de force entre nous deux. “Tu as besoin de moi.” Peu importe si elle me tient par mes proches, ce n’est que de moi et de moi seul dont elle a besoin pour mener à bien ses plans. Si j’avais un semblant d’ego, il aurait été flatté d’une telle proposition. Le fait est que j’en suis bien plus désolé qu’autre chose. Je récolte aujourd’hui encore le fruit d’une renommée que je n’ai jamais demandée ni même méritée et alors que je pensais naïvement m’être éloigné de ce monde pour de bon, le voilà qui me rattrape à une vitesse phénoménale. "Tu sais, on est pas mal à vouloir la tête de Mitchell. Quelque chose me dit que toi aussi." Mes yeux ne se dérobent des siens en aucun instant alors que je prends finalement le temps de me relever, sans jamais lui tourner le dos. Je remets son instinct de survie en cause, pas sa sournoiserie. “Ce quelque chose devrait t’informer qu’entre toi et Mitchell, tu es la seule dont je voudrais voir la tête sur un pique.” Si elle supposait l’argument de ma rancœur contre Mitchell suffisant pour que je la rejoigne alors jamais elle n’aurait pris la peine de me montrer son jeu et sa connaissance poussée du lien qui me lie à ma mère. Elle savait déjà que ce ne serait pas suffisant, un naïf coup d’épée dans l’eau. “Je ne m’attaque pas au Club.” Je reprends ses mots, en change la portée. Je ne m’attaque pas au Club, je ne fais que protéger ceux qui me sont chers. “Je ne recrute pas, je ne me salis pas les mains.” Je ne dirai pas oui, je ne dirai pas ok, je ne dirai rien qui démontrerait explicitement que je ploie un genoux face à elle et pourtant je sais que je ne ressortirai pas indemne si je venais à lui demander ce que je risque à ne pas me rallier à elle. Personnellement, je ne risque sûrement rien. Ma mère, elle, c’est tout autre chose et peu importe les contacts qu’il me reste, ils ne seront pas suffisants pour assurer une protection sans faille - et je ne leur fais pas assez confiance pour cela non plus. "Ne t'avise pas de me menacer une fois de plus, Lou. Si je t'emmène des contacts, tu n'auras pas pour autant leur loyauté." Et si elle joue de nouveau à un jeu trop grand pour elle, je n'aurai plus à imaginer la manière dont elle mourra ; simplement à le contempler ou, mieux encore, m'en occuper moi même.

Exposant son ambition dans les grandes lignes, elle observait l’impassibilité d’Ichabod à travers ses verres opaques. Il ne semblait pas spécialement emballé et elle ne pouvait lui en vouloir. Lou n’avait pas l’art de mettre la forme convenable à ses actions et ses discours. Elle aurait aimé avoir une autre option que de le contraindre à l’écouter à coups de menaces, mais elle avait déjà fait le tour de la question, et le fait était qu’il n’en existait pas. L’ancien chef des Mantha s’était coupé des guerres de gangs. Les rares personnes qui parvenaient à retourner à un quotidien normal sans perdre la vie avant d’atteindre ce but étaient assez rares pour que les chanceux s’accrochent comme une moule à leur rocher. “Tu as besoin de moi.” résumait le vétéran, se satisfaisant certainement de l'ascendant que cette perspective lui donnait sur Lou. Grand bien lui fasse, si cela le consolait de son incapacité à protéger sa propre mère comme il se devait. “Non, je n’ai pas besoin de toi, corrigea la jeune femme en grimaçant. Tu es hors course, je te rappelle. Je pourrais récupérer tes contacts un à un et ils seraient ravis de traiter avec un nouveau client. Je n’ai simplement pas le temps pour ça, et tu es un carnet d’adresses sur pattes.” C’était tout ce qu’il était pour elle. Pour d’autres, il représentait plus que cela, et elle se devait d’utiliser ces faits d’armes à son avantage. Il avait toute la légitimité qu’il lui manquait. Ce qu’elle attendait, c’était qu’il l’adoube, bien que cela ne soit pas gagné d’avance. Elle se prouverait à lui, si elle le devait. Comme pour Joseph et la plupart de ses recrues, elle lui secouait sous le nez le moteur de la vengeance. Strange avait plus d’un ennemi et Lou avait la prétention de les rassembler sous sa bannière. “Ce quelque chose devrait t’informer qu’entre toi et Mitchell, tu es la seule dont je voudrais voir la tête sur un pique.” Elle soupira, fit rouler ses yeux haut vers le ciel. “Sois pas aussi dramatique.” De toute manière, un grand garçon comme lui ne devait plus avoir besoin de sa maman. Qu’est-ce que cela pouvait bien lui faire ? La jeune femme lui épargnerait des frais d’hospice, c’était presque un service. Elle n’était pas spécialement fan de sa propre génitrice, ce pourquoi l’empathie n’était pas au rendez-vous -bien qu’elle le soit rarement usuellement. “Je ne m’attaque pas au Club. Je ne recrute pas, je ne me salis pas les mains.” listait Ichabod comme des conditions. Lou fronça les sourcils. Etait-ce sa manière détournée, virile et fière, comme un véritable bonhomme, de dire qu’il obtempérait ? Comment était-elle supposée lire entre les lignes si son interlocuteur préférait s’étouffer dans son orgueil plutôt que de simplement s’avouer vaincu ? “Alors on a un accord ?” demanda-t-elle finalement en quête de clarté. Cependant, elle doutait qu’Ichabod accepte de la flatter avec des termes moins nébuleux. "Ne t'avise pas de me menacer une fois de plus, Lou, avertissait-il à son tour. Si je t'emmène des contacts, tu n'auras pas pour autant leur loyauté." Ce pourquoi elle espérait obtenir celle de l’ancien chef de gang avant toute chose. Néanmoins, s’il avait le cuir aussi dur que Joseph et le même esprit borné, l’australienne se voyait continuer de les travailler au corps bien des mois avant d’espérer obtenir un maigre résultat. Menaces ce serait, en attendant. “Ichabod, si je n’avais pas mis un couteau sous la gorge de ta mère, tu ne m’aurais jamais accordé ton attention et encore moins prise au sérieux, on le sait tous les deux. Alors me la joue pas comme ça, tu sais comment ça marche. J’ai gagné, t’as perdu. Sois coopératif et il n’arrivera rien à personne. Je tiens pas à ajouter “assassin de petites vieilles” à mon CV.” Tout ce stratagème lui demandait bien du temps, de l’énergie et de l’argent. Il avait fallu enquêter, la retrouver, l’approcher. Désormais, elle devait avoir un membre de la Ruche pour la surveiller à toute heure pour s’assurer que son cher fils ne tente pas de l’envoyer à l’autre bout du pays afin de la protéger. Elle se donnait tant de peine pour lui, au final. “Peut-être que tu reprendras goût à tout ça plus vite que tu ne l’imagines et je n’aurais même plus besoin de menacer qui que ce soit.” Si Lou s’exprimait sur le ton de la plaisanterie, elle n’en pensait pas moins. Mener sa joyeuse troupe par la peur et la crainte n’était pas le leadership dont elle rêvait. Elle n’avait simplement pas le temps de faire autrement. Elle devait renverser le Club vite et bien. “C’est drôle, tu sonnes tout juste comme Joseph, elle ajouta avec un petit rire, car lui aussi lui avait servi ce genre de discours à propos de son refus de faire la guerre au Club et l’inutilité des menaces. Est-ce que j’ai mentionné qu’il est déjà des nôtres ? C’est le choix le plus intelligent à faire, de nos jours, crois-moi.” Car à Lou et Amos, entre ennemis de l’extérieur et de l’intérieur, leurs forces respectives, elle le savait, elle en était persuadée ; les jours du Club étaient comptés.

Elle a beau répéter qu’elle n’a pas besoin de moi et tenter de donner les arguments allant avec, je réponds une nouvelle fois par la même phrase, prouvant mon point. Si elle n’avait pas besoin de moi, de mes contacts ou de quoi que ce soit d’autre alors jamais elle ne serait d’elle même allée remuer le couteau dans ce qu’elle pense être une plaie - ce qui est loin d’en être une pour ma part. La jeune femme gagne simplement parce qu’elle s’attaque à ma mère et que contre ça je n’ai rien pour lutter, étant incapable de l’envoyer dans une maison de retraite plus loin que Brisbane puisque cela aurait bien trop de conséquences indésirables. “Alors on a un accord ?” Mes instructions listées, il était prévisible qu’elle en vienne à une telle conclusion, à raison. Je suis supposée lui répondre que oui mais toutes ces années à avoir été celui qui dicte les lois et a le dernier mot m’ont données bien des mauvaises habitudes. “Appelle ça comme tu veux.” Lou sait tout autant que moi que tant qu’elle tiendra ma mère en joue, je ne pourrai pas lui répondre par la négative. C’est une technique qui porte ses fruits pour le moment mais lui coûtera bien plus un autre jour, j’en suis assuré.

Malgré sa maigre stature elle a la langue bien pendue et j’espère sincèrement pour elle qu’elle a toujours un coup d’avance sur ses adversaires, parce que ce n’est pas le genre d’attitude qui laisse les gens vivre longtemps dans notre monde. Tous les poissons sont plus gros qu’elle, ici, et même si je ne peux pas nier le fait qu’elle me tienne en étau, je suis pourtant bien loin de me laisser me maîtriser par une gamine en son genre. “[...] Sois coopératif et il n’arrivera rien à personne. Je tiens pas à ajouter “assassin de petites vieilles” à mon CV.” Si la blague ne me fait que moyennement rire - ça, on s’en serait douté - je ne laisse passer qu’une simple seconde avant de rétorquer à mon tour, aussi froidement que détaché. “Et moi je ne tiens pas à préciser “petites poupées” sur la ligne “assassin” de mon CV.” On a un accord. Il est bancal, il ne repose sur rien de bon et il va fondre comme neige au soleil mais pour le moment encore, il existe et je compte bien remplir ma partie du contrat. Lou a bien des espoirs à mon sujet, espoirs auxquels je ne crois personnellement pas une seule seconde. Elle est jeune, ça lui passera. Moi aussi j’ai trouvé de bons côtés à la vie dans un gang, fut un temps. Aujourd’hui je ne me souviens plus d’aucun d’entre eux.

Je m’apprêtais à mettre fin à notre entrevue lorsqu’elle a enchaîné sur un sujet que jamais je n’aurais soupçonné. “C’est drôle, tu sonnes tout juste comme Joseph. La simple évocation du prénom me suffit et même si de mon côté je n’espionne pas qui que ce soit, je sais pourtant à qui elle fait référence - sans pour autant savoir ce qu’il advient de sa vie aujourd’hui. Son rire ne me dit rien qui vaille et il n’est qu’une preuve de plus qu’elle est en train de brûler la chandelle par les deux bouts. Est-ce que j’ai mentionné qu’il est déjà des nôtres ? C’est le choix le plus intelligent à faire, de nos jours, crois-moi.” Le plus intelligent, j’en doute. Le moins pire, sans aucun doute. M’allier au Club serait comme trahir les miens et en m’alliant à la Ruche, je ne les trahis qu’à moitié - le choix le moins pire, donc. “Tu as encore d’autres surprises dans le genre ?” Celle-ci me fait bien moins rire qu’elle parce que je n’ai eu aucun contact avec l’ancien Mantha depuis des années et ne pensais pas un jour à de nouveau avoir à faire à lui. La question que je ne cesse de me poser reste de savoir comment elle l’a eu, lui, puisqu’aux dernières nouvelles il aimait aussi peu que moi la vie en gang. “Laisse moi gérer Joseph et j’en suis.” En plus de protéger celle qui m’a donné la vie, je me sens obligé de devoir en faire de même avec mon ancien ami et collègue, subalterne ensuite. Gérer ça veut rien dire et tout dire, surtout pour elle qui, malgré toutes les informations en sa possession, n’est toujours pas omnisciente. “C’est moi qui lui donne des ordres. Après tout, je vais bien avoir besoin de quelqu’un pour s’occuper des tâches ingrates.” La plupart y verraient là un moyen pour ranimer mon ego et tant mieux. Si c’est une idée qui s'immisce rapidement dans leur esprit alors je n’y vois aucun inconvénient, surtout pas alors que la vérité se trouve à mille lieues de là et se résume à un simple besoin pour ma part de le tenir aussi éloigné que possible du bain de sang qui se prépare. “Si tu veux avoir à faire à moi tu m’appelles comme les gens normaux. Je ne veux pas te revoir ici.” Je garde les sinon pour moi, certain que nous saurons bien nous comporter et éviterons d’en arriver à de telles extrémités. Assassin de petites poupées, ça ne sonne pas si bien que ça en a l’air.

L’accord avait des airs de couteau sous la gorge, et Lou souriait à pleines dents. Elle trouvait même de quoi rire des menaces d’Ichabod, celles qu’il formulait de bonne guerre, comme un animal montrant les crocs au pied du mur. “Ouh, je tremble.” fit-elle en secouant ses épaules frêles, frictionnant ses bras blancs. Mais elle avait survécu au jeu du chat et de la souris avec Strange assez longtemps pour ne pas craindre Ichabod, pas plus qu’elle ne croyait au monstre sous le lit. Il lui semblait inofenssif et incapable de mettre ses paroles à exécution. Il était mou, adouci, affaibli par le petit confort d’une vie loin des histoires de gangs, de drogue, d’armes et de prostituées. Un univers auquel il retournait à reculons, oeillères autour de chaque globe oculaire. Plus que les menaces concernant sa propre mère, il parut à Lou que Ichabod eut une réaction plus probante à la mention de Joseph. Adorable. “Tu as encore d’autres surprises dans le genre ?” Mutine, la jeune femme glissa ses lunettes de soleil au bord de l’arête de son nez, passa ses dents sur sa lèvre et toisa le brun comme s’il était né de la dernière pluie. “T’as pas encore compris ? Je suis pleine de surprises.” Il ne voulait rien en savoir, à n’en pas douter, mais si elle lui racontait toute la genèse de la Ruche, les deals avec les chinois, le contenu de la dope, Ichabod ferait tomber son postérieur du dossier de ce cher banc.

Elle perdit son sourire et remonta ses solaires d’un geste sec lorsque l’ancien leader se mit à ajouter une condition de dernière minute, comme des petites lignes indésirables en bas de leur contrat tacite. “Laisse moi gérer Joseph et j’en suis. C’est moi qui lui donne des ordres. Après tout, je vais bien avoir besoin de quelqu’un pour s’occuper des tâches ingrates.” fit-il, ce qui empestait la mauvaise idée à des kilomètres à la ronde. Lou avait déjà du mal à gérer Joseph, sa sensiblerie, ses états d’âme, ses questionnements existentiels et l’absence totale de loyauté qu’il avait pour la Ruche. Le confier à Ichabod, son ancien patron, c’était se tirer une balle dans le pied et leur offrir sur un plateau la meilleure manière de lui planter un couteau dans le dos. “Tu manques pas d’air, elle s’exclama, l’index accusateur pointé droit sur lui. T’es pas en position de négocier quoi que ce soit, je te rappelle.” Avait-il oublié qu’elle avait généreusement épargné à sa chère maman ce jour-là, tous les précédents, et tous les suivants ? Telle était la plus précieuse des faveurs qu’elle pouvait lui faire, et Ichabod osait tirer un peu plus la couverture vers lui. S’il tenait tant à Joseph, pourquoi avoir rompu le contact avec lui et s’être fait passer pour mort ? D’un autre côté, Lou avait-elle vraiment envie de continuer de s’encombrer de cette épine dans le pied qu’était Keegan à ses yeux ? Elle avait fait une erreur en le recrutant, mais désormais, il en savait trop. Elle détaillait Ichabod une nouvelle fois. Deux mollassons bossant pour elle à contrecoeur, crachant sur la vie de mafieux et l’idée de se venger du Club ; ils s’étaient bien trouvés. “Ok. C’est d’accord, mais n’oubliez pas pour qui vous bossez. Si j’ai la moindre petite suspicion de mutinerie d’anciens Mantha, ta vieille y passe.” Et ça, il pouvait compter dessus.

“Si tu veux avoir à faire à moi tu m’appelles comme les gens normaux. Je ne veux pas te revoir ici.” Elle ne promit rien. Rien d’autre que de tenir sa parole et appliquer ses mots précédents. La suite ne dépendait que de lui. “Va falloir me filer ton numéro.” dit-elle en lui tendant le bras, jonché de tous ces souvenirs de shoots, ces cicatrices de peau malmenée et de veines bousillées qui ne partiront jamais. "T'as un stylo ?"

Garder ses amis proches et ses ennemis plus encore, c’est ce à quoi je me raccroche et qui rythme chacune de mes réactions en l’instant. Si seule ma vie avait été mise en jeu alors j’aurais réagi autrement mais force est de constater que c’est loin d’être le cas et que je n’ai pas le droit de jouer avec celles des autres - là où Lou, elle, ne se fait pas prier pour le faire. Pris de court, je ne peux que tenter de limiter au mieux les dégâts et cela commence par m’octroyer le droit de garder Joseph près de moi, ce petit imbécile qui n’a pas su se tenir loin des problèmes. Elle était déjà au courant du lien qui nous lie et il y a fort à parier qu’elle s’est délectée de toutes les émotions dont mes yeux se sont faits la fenêtre à l’instant précis où elle a prononcé le nom de l’ancien Mantha.

“Tu manques pas d’air” Je manque de plan de secours, ça oui, mais pas du reste. Les années loin du front m’ont ramolli mais jamais je n’oublierai toutes les règles avec lesquelles j’ai grandi. A défaut de lui répondre, c’est plutôt sa réponse à elle que j’attends. Je sais bien que je n’ai pour ainsi dire rien pour peser contre elle et qu’elle pourrait simplement refuser d’accéder à ma demande mais je continue d’espérer que ce ne soit pas le cas et qu’elle soit encline à me laisser un peu de terrain. En parallèle, cela me permettrait sans doute aussi de me sentir un peu plus à ma place, un peu moins pieds et poings liés. Si je reste persuadé que la vie qu’elle esquisse n’est pas celle qui est faite pour moi, n’en reste pas moins que c’est celle pour laquelle j’ai été préparé. “Ok. C’est d’accord, mais n’oubliez pas pour qui vous bossez. Si j’ai la moindre petite suspicion de mutinerie d’anciens Mantha, ta vieille y passe.” Je n’hoche pas de la tête et ne dis rien non plus, me contentant simplement de garder mon regard plongé dans le sien comme si cela pouvait se substituer à la signature d’un accord. Les Manthas ne sont plus et je serais bien le dernier à vouloir les faire revivre ; elle ne devrait pas avoir à se soucier de ça.

Pressé de mettre fin au plus vite à ce petit rendez vous improvisé, j’esquisse déjà de moi même le début des adieux tout en précisant bien que moins nous nous verrons et mieux nous nous porterons - l’un comme l’autre. “Va falloir me filer ton numéro. T’as un stylo ?” Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’elle a le même âge qu’Ilaria - ou presque, à une dizaine d’années près - et que le bras de ma propre fille pourrait ressembler au sien, tâché de cicatrices en tout genre et autres marques. Je retiens une fois de plus la moindre émotion et me contente de noter le numéro dans la paume de sa main, puisqu’il est bien connu que tous les chefs déchu de Brisbane ne se déplacent qu’avec des fournitures de bureau nécessaires. Mon pouce tient ses doigts tendus pour que l’écriture soit facilitée ; l’espace d’un instant je me dis que je pourrais les lui briser et ajouter quelques menaces à mon tour, lui précisent qu’elle peut avoir tous les alliés qu’elle veut elle restera toujours la femme fragile qu’on a tous connu. “N’hésite surtout pas à ne jamais me recontacter.” Sa vie et ses cicatrices ne me regardent pas, ses projets d’avenir et son ambition démesurée ne m’intéressent encore moins. Au plus elle tarde à me recontacter et au plus Joseph continuera à me croire mort, ce qui est bien mieux pour chacun.