here’s to future days
Megan Monroe & @Saül Williams

Il a voulu jouer avec moi.

Qu’à cela ne tienne, il se trouve que j’excelle au donnant donnant, à l’œil pour œil, dent pour dent. Certes, jusqu’ici, il avait gagné la bataille. Certes, en guise de reddition, j’avais accepté ses conditions plutôt surprenantes, saugrenues même : épouser son fils. Je ne suis pas pour autant devenue l’alliée du patriarche et je compte bien le lui faire comprendre aujourd’hui.

Il m’a envoyé un message plutôt simple : suite à ma première rencontre avec son fils, il veut me rencontrer à nouveau. Il a laissé transparaître quelques indices et j’imagine qu’il veut m’apprendre les ficelles pour devenir une Williams, puisque c’est ce que je serai dans quelques mois. Une Williams. Je ne m’étais jamais demandé ce qu’impliquait d’être une Monroe avant aujourd’hui et je suis bien obligée de me rendre à l’évidence : pas grand chose. Mon arbre généalogique ou, plutôt, ce que j’en connais, se résume à une tige sectionnée entre ma mère et moi. Je ne sais rien de mon père, rien de mes grands parents, et d’une minute à l’autre, je devrais apprendre et être capable de réciter sur le bout des doigts toutes les ramures de celui de la famille de mon futur époux.

Je devrais être terrifiée. Je suppose que je le serais si j’épousais Cosimo, ou plutôt Damon, par amour. Si j’aspirais à plaire à ses parents, à ses grands parents, si j’aspirais à faire bonne impression. Au contraire, j’ai passé ma matinée à chercher comment mettre l’italien mal à l’aise. Ce sont ses règles du jeu certes, mais nous jouerons sur mon plateau puisque je refuse qu’il possède une emprise totale sur moi. Une affiche de la Pride a finalement attiré mon regard, et j’y ai trouvé le terrain parfait pour rencontrer mon futur beau-père. Je me complais dans l’ironie de la situation, puisqu’il me marie à son fils à cause de ses penchants. Comptant sur son ignorance - il l’est forcément - je lui ai envoyé l’adresse d’une place que la place traverserait à seize heures. Dans une demie heure donc, le temps pour nous de briser la glace, le temps pour mon piège pervers de se refermer sur l’homme d'affaires que j’aperçois tourner au coin de la rue. Je lui adresse un sourire forcé ainsi qu’un signe de la main. « Vous auriez pu me dire. Qu’il préférait qu’on l’appelle Damon. » Ce sera là ma première phrase à l’attention de Saül. Nous n’avons pas de temps à perdre en mondanités, non ? « Ça aurait rendu notre première rencontre plus... » Plus romantique ? Certainement pas. « Moins gênante. »

Saül n'en a aucune idée, mais il court droit dans un piège. Dans le taxi, il guette sa montre. Non, il n'arrivera pas en retard à son rendez-vous avec Megan. Elle attend pour une leçon au sujet de la famille Williams. La leçon nécessitera quelques heures tout au plus, juste le temps de lui préciser les relations qu'entretiennent les membres de la joyeuse troupe. Il a revêtu son plus bel ensemble noir, comme s'il sortait d'une importante réunion. Après tout, il est important de rappeler à Megan qui se trouve aux commandes. Cela aussi, Megan l'apprendra: les apparences, plus que tout, sont importantes. Peut-être l'a-t-elle déjà appris en voyant Damon. Lui aura-t-il dit, pour...? Non, il n'aurait pas osé. Après tout, il y a des années qu'il se cachait des yeux de son père. Des yeux du monde ? Saül n'en est pas sûr. Dieu seul sait combien sont au courant. Auden ? Non, il l'aurait dit à Saül. Les choses ne sont plus comme avant. Si ?

« Je vous dépose ici, on ne peut pas aller plus loin. » Dans les rues, on peut voir des fanions aux couleurs de l'arc-en-ciel accrochés partout. Les sourcils froncés, Saül se penche en avant, interrogeant le conducteur. « Avancez, je ne vous paye pas pour que vous ne fassiez que la moitié du trajet. » « Je ne peux pas aller plus loin Monsieur. Les policiers- » Il sort, Saül, en claquant la porte. Un air rageur lui grignote déjà le visage. Il marchera, puisque cet idiot de chauffeur refuse de le conduire à destination. Effectivement, des policiers éconduisent certains riverains souhaitant accéder aux rues. Sourcils froncés, Saül ne se perd pas dans la contemplation des décorations. Dieu seul sait ce que ces foutus Australiens ont encore inventé pour emmerder les honnêtes gens qui souhaitent aller au travail. Les bons citoyens de ce monde ne sont décidément pas beaucoup récompensés pour leur tolérance.

Et alors, il l'aperçoit au détour d'une rue. Mains dans les poches, Saül s'approche de Megan. Il ne lui serrera pas la main. On ne serre pas la main à sa belle-fille. « Vous auriez pu me dire. Qu’il préférait qu’on l’appelle Damon. » « Il s'appelle Cosimo. » Qu'elle se le rentre bien dans le crâne. Il a tendance à défier l'autorité, ce garçon. Sauf quand, bien sûr, il se tient devant son père. Là, toute trace de courage s'envole. Il est lâche, au final. Plus lâche que Saül, qui n'a jamais su aller trouver de l'aide quand il était temps de panser ses plaies. « Ça aurait rendu notre première rencontre plus... » Plus, plus, plus ? Agacé, l'italien est proche de relever la lenteur d'esprit de la gamine. Il la sait intelligente, pourtant. Pas du genre à chercher ses mots. « Moins gênante. » « Comment cela s'est-il passé ? » Il s'en fiche de l'inconfort, l'homme d'affaires. Il exige de savoir, les mains encore enfoncées dans les poches et le regard brillant d'agacement, si les deux tourtereaux se sont rentrés dans la tête qu'ils allaient se marier.

Les yeux de Saül ne lâchent pas Megan. Il n'écoute pas l'agitation latente, les échos de la musique qui, au loin, retentit. Le défilé doit être encore loin, mais la rumeur de l'agitation peut déjà se faire sentir. Il n'y a rien qui ne préoccupe moins l'italien, en cet instant. « J'espère que vous allez vous acclimater l'un à l'autre. Et que tu t'habitueras à la famille. » Ca, c'est un "bonne chance" à peine dissimulé par un haussement de sourcils.

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Megan Monroe & @Saül Williams

Je manque de m’étouffer lorsque mes yeux se posent sur l’italien. A plusieurs mètres de distance, je vois déjà qu’il a l’air de mauvais poil - parfait - mais surtout, il a plutôt l’air de s’être apprêté pour un enterrement que pour l’occasion. Le sait-il ? Est-il au courant que tout Brisbane célèbre célèbre ce qu’il méprise chez son fils ? Le mépris. Damon n’a pas employé ce mot là mais il était partout entre les lignes. S’il marie son fils, ce sont pour les apparences, pour l’éloigner de démons qui n’existent que dans l’esprit étroit du père.

Moi, je m’en fiche. Si je suis tolérante et ouverte d’esprit, je ne suis pas une militante. Je ne lui ai pas demandé de me rejoindre ici dans l’espoir de le changer, pas plus que dans le but de plaider en faveur de son fils. Je lui ai demandé de me rejoindre sur cette place qui sera traversée par la gay pride d’un instant à l’autre pour l’emmerder. Et plus il approche, plus je suis certaine que l’opération sera un franc succès. « Il s'appelle Cosimo. » - « Il faut vous mettre d’accord dans ce cas. Il a l’air d’avoir un autre avis sur la question. » Et là dessus, j’ai tranché : je ne suis dans aucune équipe, mais c’est avec le plus jeune que je partagerai ma vie dans quelques semaines. Pour moi, pour que chaque jour ne soit pas un affrontement entre mon futur époux et moi, c’est dans son sens à lui que j’irais, qu’il devienne sympathique ou qu’il reste froid ad vitam aeternam. « Comment cela s'est-il passé ? » Je fronce les sourcils, surpris qu’il pose la question. Est-ce important ? Qu’est ce que cela peut bien lui faire, la façon dont notre rencontre s’est déroulée ? Cela ne changera rien au dénouement, je suppose. « Aussi bien que ça pouvait se passer étant donné les circonstances. » Il lui fallait un coupable au jeune homme et, pour une obscure raison, c’est moi qu’il a choisie plutôt que son paternel. Soit il est aveugle en ce qui concerne le patriarchen, soit il est attardé, dans les deux cas, il se trompe de cible. « J'espère que vous allez vous acclimater l'un à l'autre. Et que tu t'habitueras à la famille. » La famille. Si Damon l’a évoquée, c’est la première fois que Saül aborde le sujet avec moi et je suis curieuse de savoir ce qu’il attend de ce mariage. Devrons nous feindre, même en présence des leurs ? Devrais-je me couler dans le moule de la parfaite maîtresse de maison, de l’épouse irréprochable ? « Il m’a dit qu’il avait pas l’intention de leur mentir. » Sur ce qui nous unit vraiment. « Mais puisque ce sont vos règles, je vous pose la question. Qui saura quoi ? » Je suppose que les membres du clan les plus proches de Damon connaîtront une partie de la vérité. Je suppose aussi qu’il se gardera de se parler des emmerdes dans lesquelles il s’est mis jusqu’au cou.

« C’est quoi le plan ? Qu’à la fin de l'après-midi je sois capable de réciter par cœur l’arbre généalogique et la boisson préférée de l’oncle William ? » Ou plutôt de l’oncle avec un nom-à-coucher-dehors-italien ? « Ça risque d’être compliqué de s’entendre parler. Vous savez, avec la parade. » Et là, c’est à mon tour de jubiler. Mes lèvres s’étirent d’un mince sourire et je me délecte de son ignorance.

La ville s'est parée de ses plus jolies couleurs arc-en-ciel. Saül, dans sa grande ignorance, n'a bien sûr aucune idée de ce qu'il se trame à quelques rues de son lieu de rendez-vous avec Megan. Bien sûr qu'il a vaguement entendu parler de ce rassemblement festif auquel il n'a prêté aucune attention. Ils faisaient ça aussi au Canada, bien sûr. Ils pourraient d'ailleurs le faire partout que cela n'importerait pas à l'homme d'affaires, aussi indifférent aux rassemblements populaires qu'à la bien portance des vaches au fin fond du Nevada. Elle l'a fait exprès, bien sûr, Megan. Saül ne le sait pas encore, mais il s'apercevra bientôt que la gamine sait. Lorsque Saül comprendra, peut-être se sentira-t-il impressionné avant que le courroux de ne rattrape. C'est lui qui tend les pièges, habituellement. Lui aussi qui tire les ficelles et s'occupe de faire régner l'ordre ou le chaos - suivant son humeur. Megan fait montre d'une malice qui la placera dans l'estime de son beau-père et qui lui confirmera que malgré tout, elle a été bien choisie. Par l'étrange concours de circonstances qu'est la situation de Damon, la jeune femme se retrouve intégrée dans une famille à la taille de sa mesquinerie. Bien joué d'avance, Megan. Mais quand la surprise sera passée viendra peut-être l'orage et toute la myriade de conséquences qui le suivent.

Il s'appelle Cosimo. C'est le prénom donné par Saül, après avoir laissé traîner une référence à son véritable géniteur par la suite. Cosimo, le cosmos. Cosimo, le centre du monde. Il mérite de lier une alliance correcte. Il mérite de ne pas se perdre dans un chemin qui ne l'aurait mené nulle part. « Il faut vous mettre d’accord dans ce cas. Il a l’air d’avoir un autre avis sur la question. » « Qui importe peu. » Saül appuie son regard dans celui de la jeune femme. C'est lui qui commande. Il faudra qu'elle s'y habitue, après la frayeur qu'elle a faite à l'italien au sujet de ses magouilles de chef d'entreprise. Comment cela s'est-il passé, d'ailleurs, avec le fils du magouilleur ? « Aussi bien que ça pouvait se passer étant donné les circonstances. » Le quarantenaire opine du chef, satisfait. Megan n'est qu'une gamine, mais une gamine intelligente. Avec elle, il a ce qu'il veut entendre. Avec Damon, il aurait probablement eu beaucoup de pleurnicheries, ce qui n'est pas pour rendre plus aimable son italien de père. « Il m’a dit qu’il avait pas l’intention de leur mentir. » Leur ? Qui sont "leur" ? Haussant un sourcil, Saül attend la suite. Toute sa vie, sans le savoir, Damon a menti. Il a aussi dissimulé ses penchants à son père et à sa mère. Il y a beaucoup de choses au sujet desquelles il a su mentir. Pourquoi ne pas continuer ? C'est la discipline dans laquelle Saül excelle le plus. Mais ça non plus, Damon ne l'a pas hérité de Saül. Elise l'a trop ramolli. « Mais puisque ce sont vos règles, je vous pose la question. Qui saura quoi ? » « Tout le monde saura que vous êtes très amoureux et que vous vous êtes dépêchés de vous marier pour cette raison. », dit très calmement Saül. « Ils auront mon assentiment quant à votre union. » Doucement, patiemment, Saül explique une vérité qu'il n'a beaucoup eu à répéter dans sa tête. Peut-être se convaincra-t-il de ses mensonges ? « Je m'assurerai que Cosimo s'aligne sur cette version. Tu as bien fait de m'en parler. » Marche ou crève, selon ma loi et pas selon celle des autres.

Soudain, les nuisances sonores s'intensifient de l'autre côté de la rue. L'attention de l'italien est captée par les points colorés qui apparaissent petit à petit dans son champ de vision. « C’est quoi le plan ? Qu’à la fin de l'après-midi je sois capable de réciter par cœur l’arbre généalogique et la boisson préférée de l’oncle William ? » Sans regarder Megan, Saül égraine lentement ce qu'il a l'intention d'inculquer à Megan. « Je veux te préparer à entrer au sein d'une famille soudée. N'est-ce pas ce dont tu rêves, après cette vie d'errance ? » Lui n'a pas erré. Il aurait pu s'y retrouver, dans les foyers. Les Williams ont été bons avec lui - dans une certaine mesure. Si tout était à refaire, probablement que Saül ne changerait rien à sa vie. Ni les cris, ni les coups, ni l'humiliation, pas même les douleurs causées par les nombreuses remarques de Elon. Pas même... non pas même les scouts. Pas la période qui a précédé cet horrible été. Il a été forgé, Saül. Au tour de Megan d'affûter ses armes pour savoir comment les utiliser.  

Sans que l'italien n'ait le temps de demander plus de précision au sujet des points colorés qui s'avancent, voilà que l'armée arc-en-ciel débarque sur la place. La parade est agglutinée entre le béton et les bâtisses, véritable nuée de toutes les couleurs. Saül ne sait pas où poser son regard, alors que d'autres petits groupes s'avancent par l'artère principale et se joignent au bruyant défilé. La cacophonie mêle musique, percussions et cris de joie, alors que Saül reste médusé par un tel étalage de couleurs. Lui qui était venu en noir pour ne pas faire trop tache dans la rue passante se retrouve désormais être le point le plus visible de ce débordement de couleurs. « Ça risque d’être compliqué de s’entendre parler. Vous savez, avec la parade. » Déjà, le bruit commence à couvrir les mots de Megan. Lorsque Saül comprend, son regard se plante à nouveau dans celui de la jeune femme. « Tu aimerais beaucoup Anastasia. » Un sourire mauvais se glisse sur le visage maussade de l'homme d'affaires. Oh, oui, Anastasia la petite peste. C'est un coup dont elle félicitera Megan. « C'est la plus petite de mes sœurs. » Bien sûr, Saül ne parlera ni de la drogue, ni du comportement rebelle de sa cadette. « Ensuite, il y a Savannah. » Pas de commentaire à son sujet, Saül ne la fréquente pas. « Et puis Auden. Tu ne le rencontreras peut-être jamais. Il est toujours par monts et par vaux. » Surtout, ne rien dire au sujet de la paternité du peintre. Surtout, retarder le moment où explosera la bombe. Megan apprendra à connaître l'étrange Cour formée par la famille Williams au fil du temps.

Alors que la parade s'aventure devant Megan et Saül, ce dernier pose sur son nez des lunettes aussi noires que le costume qu'il porte sur le dos. « Très joli défilé. Coloré. J'espère que tu comprends, désormais. » Pour les mensonges. Pour le mariage. Pour Damon.

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Megan Monroe & @Saül Williams

Je ne serai pas son alliée. S’il le pensait encore, il sera fixé aujourd’hui : il a acheté mon silence mais il ne me mettra pas dans sa poche comme il le fait certainement avec le tout venant. S’il y a bien une chose à laquelle je tiens c’est mon indépendance et je n’appartiendrai jamais aux Williams. Il le croit certainement, le patriarche. Il pense pouvoir jouer avec les lois et les règles du jeu. Il pense que son argent et ses tentatives d'intimidation lui donnent le droit de traiter les autres comme des êtres inférieurs. Il traite son fils de la même façon et, même en n’ayant rencontré le jeune homme qu’à une seule occasion, je ne peux m’empêcher de trouver ça triste. Le blond était sur la défensive et à la limite de l’agressivité passive, mais ce qui m’a sauté aux yeux, ce qui m’a pris à la gorge, c’est ce sentiment qu’il était aux prise avec un combat intérieur : son sens du devoir contre son propre bonheur et que ce dernier perdait la guerre. « Qui importe peu. » Face au père de mon fiancé - dieu que ce mot sonne mal - je ne laisse pas mon empathie pour le blond transparaître. Je ne suis pas Megan, je suis Misty et Misty se fiche bien de qui elle blesse, de qui sera le dommage collatéral de son ambition. « Touchant. » A-t-il toujours été un monstre de froideur ou bien l’est-il devenu ?

Je suppose que j’aurais un jour la réponse à cette question. Je suppose que l’environnement de la famille Williams finira par me devenir familier mais, pour l’instant, je pars du postulat qu’il n’y a pas de question bête. J’ai besoin de savoir à quoi m’attendre, j’ai besoin de savoir dans quoi je m’embarque et, à défaut de pouvoir faire marche arrière, je trierai le bon grain de l’ivraie à la fin de ma récolte. « Tout le monde saura que vous êtes très amoureux et que vous vous êtes dépêchés de vous marier pour cette raison. » - « Et c’est si convaincant, aujourd’hui, au vingt-et-unième siècle. » Le sarcasme n’est qu’à peine dissimulé. Parler d’ouverture d’esprit, aujourd’hui, alors que le patriarche s’apprête sans le savoir à recevoir une leçon en la matière, ça aussi c’est ironique. Aujourd’hui, il n’existe que deux raisons valables pour se marier aussi vite : que la jeune fille soit enceinte ou bien que le couple attende le mariage pour découvrir les plaisirs de la chair. Nous concernant, aucune de ces théories ne me semble crédible. Mais après tout, c’est lui qui devra vendre cette utopie. Moi, je n’ai que peu de proches à y faire adhérer. « Ils auront mon assentiment quant à votre union. » - « Et ça suffira. » Ce n’est pas une question. Que ce soit vrai ou pas, je suis persuadée qu’il en est convaincu. Saül dit, les autres exécutent, je suppose qu’il en est ainsi dans son esprit. « Je m'assurerai que Cosimo s'aligne sur cette version. Tu as bien fait de m'en parler. » Si je laisse échapper un soupir, il est discret. Tenter d’avoir le dernier mot avec l’homme d’affaire, c’est rentrer dans son jeu : moi, j’aspire à être plus maligne que lui. « Je suis pas votre homme de main. » Et je déteste qu’il présente les choses ainsi. Moins impulsive, j’aurais laissé la remarque me glisser le long des reins, mais j’en suis incapable. « Et s’il le pense, ça n’arrangera ni vos affaires ni les miennes. » Je ne veux pas devenir l’ennemie de celui dont je partagerai demain le quotidien : je suis irréfléchie, pas stupide.

« Je veux te préparer à entrer au sein d'une famille soudée. N'est-ce pas ce dont tu rêves, après cette vie d'errance ? »
« Vous savez rien de mes rêves. » Il croit me connaître au travers des quelques informations qu’il détient me concernant. Il ne sait rien de la femme que je suis.
 
« Tu aimerais beaucoup Anastasia. C'est la plus petite de mes sœurs. » Visiblement, la leçon commence. Et si j’ai parfois l’air superficielle ou d’une écervelée, ce ne sont que des apparences : je suis observatrice et  j’écoute avec attention et je retiens tout ce qu’il y a à retenir. Anastasia. Elle sera donc mon alliée, si j’en crois les dires de l’homme d'affaires. Il prononce le prénom de la cadette avec une pointe d’exaspération qui me donne envie d’y croire. « Ensuite, il y a Savannah. » Savannah, sur laquelle aucun commentaire ne sera fait. « Et puis Auden. Tu ne le rencontreras peut-être jamais. Il est toujours par monts et par vaux » - « Le peintre. » J’ai fait mes devoirs. J’ai fait mes recherches et si le nom des deux représentantes féminines de la fratrie n’est pas ressorti lors de ma fouille minutieuse des informations disponibles en ligne, celui là ne m’est pas inconnu. Le marginal. L’agitateur. Celui que la presse décrit comme un homme qui joue avec les règles et les différents codes et qui semble se complaire devant l’étiquette qu’on colle sur son front : celle d’artiste décadent. « Difficile de croire que vous êtes parents tous les deux. Que vous sortez du même utérus. » Ils semblent au contraire être de parfaits opposés : Saül me donne l’image d’un homme froid, calculateur et aux mœurs étriquées.

Le genre d’homme qui porte du noir un jour comme celui ci.

Le genre d’homme que j’ai volontairement conduit ici, espérant lire sur son visage la confession de ce que je sais déjà, de la raison pour laquelle je suis là aujourd’hui. Son regard est attiré par les bruits, les éclats de voix, les éclats de rire et les couleurs vives. Moi, je le détaille et je me délecte mais, à sa décharge, son visage reste de marbre. S’il est choqué, s’il est mal à l’aise ou s’il est surpris, il le dissimule plutôt bien. « Très joli défilé. Coloré. J'espère que tu comprends, désormais. » - « Non. » Non, je ne suis pas comme lui. « Mais c’est pas ce qu’on me demande non ? » Est-ce que je suis choquée par ce que j’ai découvert ? Est-ce qu’il craint ? Pense-t-il que, comme lui, je condamne les déviances de son fils ?

Personne ne saura rien, bien sûr, mais tout le monde aura une vague idée que les choses ne sont pas claires. Puisque les choses ne sont de toute façon pas claires chez les Williams, chacun retournera emmerder secrètement son voisin et personne ne fera d'esclandres. Voilà qui convient parfaitement à l'italien qui, en bon habitué des mensonges et des ficelles tirées dans l'ombre, ne compte pas laisser à Megan la liberté de tout gâcher. Elle marchera sur le chemin qu'il a dessiné pour elle avec les libertés qu'il lui laisse. Le chemin sera parcouru aux côtés de Damon, ce qui n'est pas si mal, non ? Au final, tout le monde sera content. « Et c’est si convaincant, aujourd’hui, au vingt-et-unième siècle. » L'homme d'affaires opine vaguement du chef, peu attentif au ton employé par la jeune femme. Bien sûr que c'est convaincant, au vingt-et-unième siècle. On ne marie pas un vieux monsieur et une mineure. On vend un rêve auquel tout l'entourage de Damon pourra adhérer. On octroie la sécurité et la stabilité à Megan d'une main quand on empêche Damon d'aller batifoler de l'autre. Tout est bien qui finit bien, comme dans les contes de fées. Il a son consentement signé sur un papier, quelque part, sous la pile des termes du contrat prénuptial qu'elle a paraphé de son nom. Comme dans les contes de fées, mais avec plus de paperasse. C'est ça, de fouiller là où on ne devrait pas le faire. C'est ça, de mettre sa main dans un engrenage auquel on est étranger. C'est ça, de vivre au vingt-et-unième siècle.

Le monde aura une version officielle. Quelques élus connaîtront le dessous des cartes, mais ils n'auront de toute façon aucun influence sur les choix de l'homme d'affaires. Ariane sait déjà et après tout, elle n'a pas quitté Saül pour autant. Peut-être qu'elle comprend, elle aussi. Peut-être qu'elle cautionne. Peut-être qu'elle garde tout contre son cocké de mari pour pouvoir mieux l'envoyer en taule par la suite. Qui vivra verra. « Et ça suffira. » « Tu apprends vite. » Le scepticisme de Megan est contrebalancé par les piques amères de Saül. Au fond, ils font une belle paire de menteurs. S'il coule, ils couleront tous avec lui - elle la première. Pourtant, elle a beaucoup plus de répondant que ce que Saül attend d'elle. Bien qu'il ne puisse s'empêcher d'admirer son courage et de supplier le Dieu auquel il (ne) croit (plus) de donner un peu de ces qualités à Damon, Saül déteste Megan d'être aussi mordante - et aussi maligne. « Je suis pas votre homme de main. » Les yeux bleus de l'homme d'affaires retrouvent la jeune femme en un éclair, la défiant de réitérer ses paroles. « Et s’il le pense, ça n’arrangera ni vos affaires ni les miennes. » Saül se détend un peu. C'est à son tour de soupirer, alors que ses yeux retrouvent les drapeaux colorés qui flottent au vent. « Ne t'en fais pas, je sais comment je m'y prendrai. » Il n'ose pas prétendre "bien le connaître", mais Saül sait exactement comment et quand il abordera le sujet avec Damon. Le plus tôt sera le mieux. Tuer la rébellion dans l'oeuf avant qu'elle ne prenne de l'ampleur, c'est comme cela que se comporte un bon meneur.

Un rapide tour des présentations donnera à Megan un aperçu de ce dans quoi elle s'aventure. Et visiblement, elle n'est pas venue sans se renseigner. « Le peintre. » Là encore, Saül est impressionné par son intelligence. Loin de tout refuser en bloc, Megan s'intéresse, sait où placer ses pions. Saül ne comprend pas d'où lui vient cette combativité et ce répondant, avec un entourage pareil. Elle ne pourra qu'en faire bénéficier Damon. Parfait. « Difficile de croire que vous êtes parents tous les deux. Que vous sortez du même utérus. » Après l'avoir dévisagée un instant, Saül éclate d'un rire franc. Bras croisés, il pose son regard sur l'avant de parade qui pointe le bout de son nez, dans la rue d'en face. « Tu ne crois pas si bien dire. » Oh si elle savait. « J'ai été comme lui, un jour. Il n'a simplement jamais quitté l'adolescence. J'ai préféré prendre mes responsabilités avant de virer comme lui. » Mal, donc, si on en croit le visage sérieux qu'a doucement repris Saül. Pourtant, quiconque le connaissant ne serait-ce qu'un peu discernerait le sérieux de la mélancholie, dans ses yeux bleus. Oui, un jour, il a été un garçon capable de s'amuser, capable de s'exprimer sans calcul et de danser comme les jeunes gens qui s'avancent au loin. Un jour. Mais ce jour est fini depuis bien longtemps déjà.

La parade ne sera pas au goût de Saül et la gamine le savait. L'italien se retient de secouer la tête. Ses yeux se posent sur les couleurs et le maquillage, sur les visages joyeux, sur les chars et les jeunes - et moins jeunes - gens enlacés. Mal à l'aise, Saül préfère se murer dans le silence un instant de plus. « Non. » Non, elle ne comprend pas. Non elle n'approuve pas. Désarçonné par les gens qui passent, oh trop près de lui, Saül hausse les épaules. Dans un autre cadre, il aurait demandé à Megan de répéter tout haut cette claire opposition qu'elle vient de lui faire, mais rien ne vient sinon un énième regard lancé à la foule. Contrairement à l'italien, eux ont l'air parfaitement heureux de célébrer une journée dont Saül n'avait que vaguement entendu parler. Il n'est pas né au bon endroit pour célébrer un amour inconditionnel dont il a, lui aussi, bénéficié avant que tout ne se transforme en cauchemar.

« Mais c’est pas ce qu’on me demande non ? » Le retour à la réalité est ponctué par un grand soupir. « Non, effectivement. » Bras croisés, Saül attend le passage d'un char aux couleurs criardes et au drapeau rose, violet et bleu pour se concentrer à nouveau sur la conversation. « Damon ne comprend pas non plus, mais je n'attends pas de lui qu'il comprenne. » S'il savait, Damon, si Saül acceptait de lui parler pour de vrai... S'il avait toutes les clefs et bien qu'elles n'excusent rien... « Mais Damon a une qualité dont tu es pourvue différemment : il sait quand se taire. » Et devant son père, il se tait tout le temps. « Tu n'es pas ici pour infiltrer un milieu qui n'est pas le tien. Tu es ici pour le faire tien. C'est une main sincère que je t'ai tendue, Megan. Et nous y trouvons tous les deux notre intérêt. » Le couple qui passe devant eux manque de renverser sa bière sur Saül, mais ce dernier ne bouge pas. C'est comme les guêpes, si vous ne bougez pas elles ne vous emmerdent pas. Penché vers la jeune femme, l'homme d'affaires distille une ultime fois son poison. « Je ne suis pas le méchant de l'histoire. N'oublie pas que tu as accepté de participer à tout ça. »

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Megan Monroe & @Saül Williams

« Tu apprends vite. » J’apprends surtout que Williams est persuadé d’avoir le monde à sa botte, mais quelques renseignements m’apprendront peut-être qu’il n’en est rien. Il m’a donné les cartes : Auden, Savannah et Anastasia. La petite dernière sera mon alliée d’après les dires du patriarche, n’est-elle pas la bonne personne auprès de laquelle commencer mon enquête et de découvrir ce que l’italien cache dans ses placards, sous prétexte d’apprendre à connaître ma nouvelle famille ?

Famille. Il ignore certainement à quel point le concept, l’idée d’appartenir à quelque chose de plus grand que moi peut me faire briller les yeux. Je ne l’avouerai jamais à voix haute bien sûr, mais c’est en partie ce qui a fait taire ma petite voix intérieure, celle qui tentait d’hurler pour se faire entendre, celle qui prétendait que se marier à un illustre inconnu et à cause d’un chantage était une mauvaise idée. Celle là, elle a été réduite au silence par deux chose : ma part pragmatique, celle qui a pesé le pour et le contre et compris que j’avais plus à gagner qu’à perdre en acceptant cet arrangement, et cette part affective dont je n’ai qu’à peine conscience.

Ma tentative de nager à contre courant me vaut un regard noir et, pourtant, je n’en démords pas. Je n’ai pas l’intention de devenir un chien à la botte de Williams. J’aurais pu si son fils avait été abject, mais ce n’est pas le cas et l’idée de m’allier au père me fait froid dans le dos. « Ne t'en fais pas, je sais comment je m'y prendrai. » Et peut-être un jour le perdra-t-il définitivement, à force de savoir comment s’y prendre. Je tais ces pensées, consciente qu’éloigner le fils de l’aura du père sera ma planche de salut, la façon la plus simple de rendre mon quotidien si pas plus agréable, moins insupportable. Le blond est malléable. Son père en a trop profité. « Tu ne crois pas si bien dire. J'ai été comme lui, un jour. Il n'a simplement jamais quitté l'adolescence. J'ai préféré prendre mes responsabilités avant de virer comme lui. » - « Virer comme lui ? Célèbre et riche sans avoir à voler dans les caisses ?  » Je ne me suis pas assez renseignée sur le peintre pour que son art lui vaille la moindre forme d’admiration de ma part. Seulement, vanter sa réussite me paraît comme un bon moyen de piquer mon interlocuteur.

Dieu qu’il a l’air mal à l’aise, dans toutes ces couleurs. Dieu qu’il a l’air de venir d’un autre monde, par rapport à tous ces insouciants, ces gens heureux qui manifestent pour être qui ils ont envie d’être, qui ils sont. Moi, je l’observe se raidir alors que la parade passe à proximité de nous, et son sourire hautain s’effacer pour laisser place à du dégoût. Il ne bouge pas. Il tente peut-être de prétendre qu’il ne voit rien, qu’il n’entend rien et qu’il n’est pas dérangé ou touché. Sauf que chaque muscle de son corps semble sur le point de s’étirer jusqu’à éclater. Mon avis, on ne me le demande pas. Il ne me le demande pas. Mais il se doute que je le donne en le rencontrant ici. « Non, effectivement. » Détendue, je hausse les épaules. Nous ne nous mentons pas au moins : c’est déjà ça. « Damon ne comprend pas non plus, mais je n'attends pas de lui qu'il comprenne. » - « Il obéit pourtant. » Sans le quitter des yeux, moi aussi insensible à ce qui se passe autour de nous, j’ajoute. « Vous devriez déjà vous estimer chanceux. Vous méritez pas son dévouement. » A sa place, j’aurais laissé l’emmerdeuse que je suis le détruire. A sa place, j’aurais laissé l’homme d’affaires prendre ses responsabilités et risquer de croupir en prison. Mais là encore, mon avis n’est pas requis.

« Mais Damon a une qualité dont tu es pourvue différemment : il sait quand se taire. » Il se tait trop. Il encaisse et, en ne l’ayant pourtant rencontré qu’une seule fois, j’ai eu l’impression qu’il portait le monde entier sur ses épaules. « Tu n'es pas ici pour infiltrer un milieu qui n'est pas le tien. Tu es ici pour le faire tien. C'est une main sincère que je t'ai tendue, Megan. Et nous y trouvons tous les deux notre intérêt. » Je laisse échapper un rire bref, un rire qui pue le sarcasme mais je me tais : il marque un point en me rappelant ma responsabilité dans cet arrangement. Il marque aussi un point lorsqu’il me rappelle que je ne peux plus continuer à le traiter en ennemi : à défaut d’en venir à l’apprécier, je dois au moins enterrer la hache de guerre si je veux que tout ça fonctionne. « Je ne suis pas le méchant de l'histoire. N'oublie pas que tu as accepté de participer à tout ça. » - « Mais je suis pas non plus ici pour être reformatée. J’ai pas signé pour ça. » Et si je ne dois pas oublier que j’ai accepté ses conditions, il ne doit pas oublier non plus qu’il n’est pas le seul à avoir l’ascendant sur l’autre. « Et si j’ai à coeur de savoir ce que vous attendez de moi dans mon nouveau rôle, vous pouvez pas partie du principe que je vais me plier à toutes vos règles. » J’ai signé un contrat prénuptial mais, aux yeux du monde et de l’état, Damon et moi ne sommes pas encore mariés. « Et moi aussi, j’ai mes règles et mes attentes. Je vous propose qu’on joue tous les deux cartes sur table et qu’on se dise ce qu’on attend de l’autre. » Moi, je veux continuer à travailler. Moi, je veux continuer à aller et venir selon mes envies et m’assurer que l’on n’attend pas de moi que cette union soit autre chose qu’une façade.

L'insolence de Megan agace Saül au plus haut point, surtout parce qu'il ne peut pas la contenir. Contrairement à Damon, la gamine a du mordant et ne se laisse pas marcher sur les pieds. C'est ça, de se faire tout seul. C'est une vie qui donne des armes pour se battre contre ceux qui tentent de vous tirer vers le bas. « Virer comme lui ? Célèbre et riche sans avoir à voler dans les caisses ? » « Attention, Megan. » Il n'y a que Saül qui ait le droit de faire des comparaisons douteuses à Auden pour se rendre lui-même plus brillant qu'il ne l'est en vérité. Megan n'a pas gagné ce droit. Elle ne le gagnera d'ailleurs jamais. Tout ce qu'elle sait sur Saül ne lui confère pas la possibilité de se montrer sarcastique, surtout pas quand elle inclus la famille de l'homme d'affaires dans ses tournures de phrase. Saül lisse nerveusement sa cravate. La réussite de son petit frère l'agace. Il ne l'avouera jamais, mais plus que de l'énervement, c'est de la jalousie que ressent Saül à l'égard de son cadet. Oui, Auden a réussit. Oui, Auden est libre pour de vrai. Auden a su se dégager des codes. Auden a su vivre depuis le début, quand Saül s'est longtemps contenté - se contente encore, parfois - de survivre.

Ce genre d'évènement lui rappelle combien, en dehors de sa tour d'ivoire, les gens peuvent s'amuser. Saül n'a jamais participé à rien de tel. Il n'a probablement jamais mis les pieds dans aucune manifestation et certainement pas dans des évènements de ce genre. Les rares occasions durant lesquelles il s'est mêlé à une foule sont loin, maintenant. Ne restent que les vagues souvenirs des soirées de sa jeunesse. Ici, il est mal à l'aise. Entouré de jeunes - et moins jeunes - gens qui s'amusent et clament haut et fort leur appartenance à une communauté diverse que Saül ne comprend pas, l'italien fait tache. Quand ils dansent, quand ils crient, quand ils se souviennent des combats d'hier qui ont détruit beaucoup des leurs, Saül les observe en retrait. Ses idées voguent loin de Megan, loin de cette gamine pas assez idiote pour éviter de l'emmener ici. Quelques souvenirs remontent, mais pas assez pour que Saül ne s'en souvienne avec mélancholie. Au mieux, c'est un autre genre de malaise qu'il ressent. De la peur, aussi. De la déception, beaucoup. Et de la tristesse, bien sûr, énormément. Pas assez cependant pour la laisser remonter en surface. Non, dans ses yeux, le mélange donne plutôt l'impression qu'il ne se sent pas à sa place et que plus que tout, c'est chez lui qu'il voudrait se trouver en cet instant.

La conversation qui suit est tenue du bout des lèvres. « Il obéit pourtant. » L'homme d'affaires opine du chef. Oui, Damon obéit. A-t-il le choix, seulement, de faire autrement ? « Réfléchir, c'est commencer à désobéir. » qu'il lâche, les yeux fixés ailleurs. C'est une locution qu'il a appris à aimer après que son propre père la lui ait fait rentrer en tête à force de coups et de cris. « Vous devriez déjà vous estimer chanceux. Vous méritez pas son dévouement. » Non et il le sait. Mais plutôt que de laisser le monde bouffer Damon, Saül préfère s'assurer que son fils ait quelqu'un à détester. La haine garde en vie. Cela, Saül le sait bien.

Les cadets de la famille Williams adoreront cette gamine qui parle pour elle-même et qui a du feu dans les yeux, même quand elle saura faire profil bas. « Mais je suis pas non plus ici pour être reformatée. J’ai pas signé pour ça. » Saül lâche un rire en l'entendant parler de reformatage. Non, elle n'a pas besoin d'être formatée. Elle n'a besoin que d'être là pour les apparences. « Et si j’ai à coeur de savoir ce que vous attendez de moi dans mon nouveau rôle, vous pouvez pas partie du principe que je vais me plier à toutes vos règles. » Il lui prête une oreille attentive, désormais. Va-t-elle réécrire le contrat au bas duquel elle a apposé sa signature ? « Et moi aussi, j’ai mes règles et mes attentes. Je vous propose qu’on joue tous les deux cartes sur table et qu’on se dise ce qu’on attend de l’autre. » C'est un sourire mauvais qui s'accroche maintenant au visage du quarantenaire. Bras croisés, il a laissé tombé l'amusement et la légère pointe d'admiration qu'il ressentait jusque là pour la gamine. « Que crois-tu que j'attende de toi, au juste ? Tu vas épouser mon fils. » C'est suffisant. Ca vient avec un package suffisant qu'il n'a pas besoin d'expliciter. Il la croyait assez maligne pour le faire toute seule. « Tu lui apporteras plus que ce tu ne m'apporteras à moi. Je m'attends à ce que tu ne le déçoives pas. Je m'attends à ce que tu l'épaules et à ce que tu le rendes heureux. » Elle est un cadeau fait à son fils, un cadeau dont Saül s'est saisi en bon opportuniste qu'il est.

here’s to future days
Megan Monroe & @Saül Williams

« Attention, Megan. » Le menton levé, un sourire au coin des lèvres et un regard provocateur, je suis fière de moi et cela transpire par tous mes pores. Je suis fière d’avoir obtenu une réaction du patriarche, fière de lui avoir donné rendez-vous dans un endroit qui le met profondément mal à l’aise, fière de lui prouver que je ne suis pas à sa solde et que je ne le serai jamais. Il savait dans quoi il s’engageait avec moi, non ? Après tout, n’a-t-il pas mené de solides recherches ? N’a-t-il pas déterré tout ce qu’il y avait à déterrer me concernant ? Je suis un électron libre, un électron libre qu’il a fait rentrer dans sa famille et qui portera bientôt son nom.

Il aurait mieux fait d’y réfléchir à deux fois.

S’il m’observe et me traite avec suffisance alors je lui rends la pareille sans une once d’hésitation. Face à ce genre d’énergumène, j’ai appris il y a longtemps qu’il ne fallait pas s’écraser. C’est tout ce qu’ils attendent et je n’ai pas l’intention de lui apporter satisfaction. Je joue à son jeu certes, mais je joue avec mes règles puisqu’il en a toujours été ainsi. « Réfléchir, c'est commencer à désobéir. » - « C’est avec ce genre de proverbes que vous avez élevé Damon ? » Ne pas réfléchir, rentrer gentiment dans le moule sans se plaindre et oser se demander s’il n’existe pas de meilleure façon de me faire les choses. « Pas étonnant que vous estimiez que j’ai des choses à lui apprendre. » Il me l’a dit, lors de notre première rencontre. Vous avez certaines qualités qui pourraient lui être bénéfiques. Il l’a dit lui-même. Il ne fallait pas le faire s’il n’était pas prêt à ce que je le prenne au pied de la lettre.

Il est étrange le regard qu’il pose sur la foule. Il me semble impénétrable en cet instant, à les observer sans rien laisser transparaître sur son visage. Ressent-il du dégoût ? De la colère ? Envers eux, envers moi ? Le personnage que j’ai en face de moi ne m’intéresse guère et, pourtant, je me pose la question : comment devient-on un homme tel que Saül Williams ? « Que crois-tu que j'attende de toi, au juste ? Tu vas épouser mon fils. » - « Signer quelques papiers, c’est ce que vous avez dit. » Pas l’aimer et le chérir. Pas mener les combats du père ou du fils à sa place. « Tu lui apporteras plus que ce tu ne m'apporteras à moi. Je m'attends à ce que tu ne le déçoives pas. Je m'attends à ce que tu l'épaules et à ce que tu le rendes heureux. » - « Pour que je le déçoive, il faudrait déjà qu’il attende quoi que ce soit de moi. » A mon tour de laisser mon regard me perdre sur la foule. Lors de ma rencontre avec le jeune homme, il m’a semblé se terrer derrière une épaisse carapace, une carapace qu’il n’avait pas l’air décidé à me laisser percer un jour où un autre. Pourtant, je vivrai bientôt avec lui. Pourquoi, on attend de moi que je le rende heureux. « Vous savez comme moi que le forcer à m’épouser changera rien. » A ce que son fils est. A ses sentiments et au dégoût que je semble inspirer chez lui. « Et vous savez comme moi que s’il veut continuer à me traiter comme une étrangère, il continuera à me traiter comme une étrangère. » Et ce n’est pas pour trouver une solution à ça que je lui parle de ça. « Et s’il venait à choisir de me rejeter, je veux mener ma vie comme je l’entends. » De mon métier à mes relations. C’est ça que j’ai envie d’entendre. C’est à ça que je sais d’avance qu’il s’opposera. Je suis une marchandise, il a été clair à ce sujet.

« C’est avec ce genre de proverbes que vous avez élevé Damon ? » A-t-elle vraiment besoin de poser la question, quand elle en connaît déjà la réponse ? « Pas étonnant que vous estimiez que j’ai des choses à lui apprendre. » Que Megan communique à Damon sa combativité, soit. Qu'elle lui apprenne à répondre à son père, ça c'est une autre histoire. Il y a encore du chemin avant qu'elle ne parvienne à détruire ce que Saül a construit pour son fils : une cage dorée pour un parfait petit soldat.

La foule passe, défile sans que Saül ne fasse trop de commentaires à son sujet. Elle est vivante, cette foule. Elle est joyeuse. Elle se bat pour son droit d'exister. Saül, la tache noire sur le trottoir d'en face, n'a pas l'air d'apprécier le défilé. Ce n'est pas très difficile à deviner. Le regard qui est accroché à son visage n'est pas franchement dégoûté, mais la colère passe au fond de ses yeux. La colère et autre chose. De la nostalgie ? De la tristesse ? Peut-être un peu des deux. « Signer quelques papiers, c’est ce que vous avez dit. » Elle le tire à nouveau de ses contemplations, la gamine. Elle a l'art et la manière de le faire. Et pour une fois, Saül voudrait bien la remercier d'accaparer son attention. Cette conversation l'intéresse bien plus que les manifestants - ou peut-être est-ce l'inverse ? « C'est exact. Ce n'est pas grand chose. » Elle n'a pas grand chose à faire sinon se montrer présente, sinon être à l'écoute, sinon combler la vie d'un fils que Saül croit seul. Il le connaît si mal, ce garçon qu'il voudrait avoir vu grandir. « Pour que je le déçoive, il faudrait déjà qu’il attende quoi que ce soit de moi. » Un rire franchit les lèvres de l'italien. C'est Saül qu'elle ne doit pas décevoir, bien sûr. Saül qu'elle ne déçoit pas, pour l'instant. Saül encore, qui surveille qu'elle ne fasse pas d'écart. Pour l'instant, elle n'a pas vraiment eu l'occasion d'en faire.

« Vous savez comme moi que le forcer à m’épouser changera rien. » Et soudain, Saül ne sait plus ce à quoi elle fait allusion. Epouser Damon change tout, en vérité. C'est assurer son statut. C'est lui promettre un avenir stable. C'est lui donner l'occasion d'assurer sa lignée. C'est aussi la promesse de le caser avec une femme et de le changer... dans l'esprit de l'homme d'affaires. Oui, le forcer à épouser Megan, c'est un changement qui s'inscrit dans la durée. Un investissement qui ne lui plaît pas dans l'instant présent, mais qui viendra à le satisfaire. Elle en sera satisfaite aussi, bien sûr. Bien plus vite qu'elle ne l'espère. Mais la jeunesse est impatiente... « Et vous savez comme moi que s’il veut continuer à me traiter comme une étrangère, il continuera à me traiter comme une étrangère. » « Laisse lui du temps. C'est un sentimental. » La voix trainante de Saül ne laisse planer aucun doute: c'est de son fils, qu'il se moque. Sentimental n'est pas un adjectif mélioratif, pour un homme qui marie de force son fils. Bien sûr, Saül s'assurera que Megan ne soit pas trop traitée comme une étrangère non plus. Après tout, elle tient entre ses mains un détonateur dont Saül ne peut pas encore maîtriser l'explosion. Un jour, cela sera peut-être possible. Un jour...

« Et s’il venait à choisir de me rejeter, je veux mener ma vie comme je l’entends. » Megan est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Se plantant devant elle, Saül couvre de sa voix la musique de l'enceinte qui passe devant eux. « Damon ne va pas choisir de te rejeter. » Damon ne va rien choisir du tout, d'ailleurs. Ne l'a-t-elle toujours pas compris ? « Tu peux mener ta vie comme tu l'entends, tant que personne n'associe Misty à Megan Williams. Je me fiche que tu continues tes activités dans une moindre mesure, mais garde toi de te faire prendre. » Les traits crispés, Saül tourne une ultime fois son regard vers la foule. « J'ai assez été couvert de honte comme cela. »

Le regard mauvais de l'homme d'affaires se déporte sur les aiguilles de sa montre. « Cette mascarade prend fin tout de suite. Tu auras bientôt des détails sur la première apparition que tu feras au bras de mon fils. Je te recontacterai. J'ai du travail. Un vrai travail. » qu'il siffle, laissant sa presque-belle-fille sur le trottoir. C'est sans jeter un regard en arrière que Saül s'échappe dans la foule, qui laissera sur lui une drôle d'empreinte. Les souvenirs le suivront au moins jusqu'à la fin de la journée et le poursuivront peut-être même jusque dans ses rêves.