Réapprovisionnés de quelques essentiels - de leur définition -, au terme d'un repas au premier fast food sur leur route, Noor tira sur le papier annonçant que notre journée se terminerait à la belle étoile. Je ris doucement face à l'enthousiasme de mon amie puis je grimaçais avec éloquence lorsqu'elle évoquait des duvets. « Alors... Je te propose qu'on retourne au drug store et qu'on s'achète de quoi s'installer soit un coin à l'arrière de la voiture, soit sur un terrain qui nous paraît correct. » Ce ne serait pas notre premier camping sauvage et j'étais convaincu de par nos expériences et surtout mésaventures que nous parviendrons à tirer le meilleur de ce défi, même si à trente ans, nous ne possédions pas exactement les mêmes tolérances et inquiétudes qu'à vingt.

« J'espère que t'as pas trop bu pour conduire. Parce que je déteste toujours autant être derrière un volant. » s'inquiéta Noor alors que nous posions nos nouvelles acquisitions pour la nuit, dont quelques chamallows que j'avais tenus à acheter pour les faire griller sur un feu de camp que j'espérais faire prendre tout en veillant à ne pas enflammer l'environnement autour. « T'inquiète, je reste ton chauffeur désigné, » j'assurais fièrement, jugeant au gras du repas et à la quantité d'alcool ingérée que je saurais conserver les aptitudes nécessaires à ne pas nous mettre en danger sur la route. « Ta mission est de me guider vers notre futur dortoir improvisé, » j'actais néanmoins, solennel, avant d'éclater de rire. « T'imagines si on tombe sur un kangourou en pleine nuit ! » Je lançais, ce qui n'était peut-être pas forcément une bonne pensée à partager avec Noor.

La pleine lune rayonnait dans le Ciel parsemé d'étoiles d'une brillance époustouflante considérant l'absence d'éclairage aux alentours. « C'est dans ces moments-là que je me rends compte à quel point on vit dans les artifices, quand même, » je soumettais, contemplant quelques instants le firmament. Une fois notre abri de fortune monté, j'entreprenais de faire prendre un petit feu pour terminer la soirée sur une dose sucrée. « Et voilà, je mérite encore mon badge de scout, » je lançais sur un ton plaisantin alors que le petit tipi de brindilles s'embrasait doucement. Je m'asseyais à côté de Noor, observant quelques instants silencieusement les flammes qui dansaient. Une nouvelle bouteille de tequila reposait entre nous, quelque peu entamée. « Ca t'a déjà traversé l'esprit que quand on était tous à l'hôpital à cause de moi, si tu n'avais pas caché les affaires de Bea, les autres auraient deviné qu'elle existait ? » Je questionnais, timidement, l'alcool déliant ma langue. « Que tu ne serais pas la seule à connaître mon secret ? » Je précisais, lorgnant, mal assuré, vers ma meilleure amie. Bien que je n'ai pas eu le courage de révéler l'étendue de ma passion et de ses conséquences aux Five, la culpabilité croissait de faire porter mon secret par Noor. Toutefois, je lui serais toujours éternellement reconnaissante d'avoir eu cette réaction précise à l'hôpital, si bien qu'aucun reproche ne transparaissait dans ma voix, seule une appréhension de la faire souffrir. « J'ai dit à Hugo que je m'étais fait taper dessus parce que j'étais en drag. Il t'en a peut-être parlé, » j'annonçais à ma meilleure amie. Je n'en avais néanmoins pas encore discuté avec Dani et Jiyeon. Je redoutais encore la réaction de la première ; quant à la deuxième, si je devinais qu'elle hausserait probablement les épaules avec désinvolture, je jugeais que le moment n'était pas opportun vu comment elle galérait depuis sa rupture amoureuse.

Aussi étrange cela pouvait-il sonner, je me sentais apaisé au beau milieu de cette nature, bien qu'elle puisse dissimuler des êtres sauvages plus ou moins hostiles. La distance avec Brisbane était salutaire, l'espace que nous avions investi Noor et moi ne ressemblait en aucun cas au quotidien que je connaissais dans la ville australienne et ce changement drastique de paysage me décontractait considérablement. Ici, je ne ressentais pas le besoin récalcitrant de rester sur mes gardes, ni ne redoutais froidement de reconnaître sur un habitant l'un des portraits déchirés par la haine et le mépris qui m'avait passé à tabac.

« C'est magnifique, » je commentais en admirant le firmament, m'imaginant quelques constellations en rejoignant mentalement des étoiles aléatoirement. « Ca fait relativiser, je trouve. » Comme se confronter à l'océan ou toute étendue gigantesque qui nous permet de minimiser notre importance et par conséquent, la pression que l'on peut s'imposer. Un autre recul satisfaisant et bénéfique qu'apportait cette expédition programmée au pied levé et à laquelle je me réjouissais que Noor avait accepté de m'accompagner.

Faisant tournoyer lentement la brochette entre mes doigts, la guimauve grillant doucement au-dessus du feu, je ne pus m'empêcher néanmoins de revenir à cette sinistre nuit au cours de laquelle Noor avait été appelée en qualité de personne de confiance, rejointe par les autres membres de notre bande quelques temps plus tard. Si ma meilleure amie avait été informée derechef de la situation et, de surcroît, de l'un de mes secrets, elle s'était enquise spontanément de me garantir le choix de me révéler moi-même auprès de nos amis. La reconnaissance que je lui vouais pour sa réaction était incommensurable, quand bien même je redoutais qu'elle regrette s'être volontairement attribuée une telle responsabilité, voire une solitude dans ce secret fermement gardé par mes soins. Je grimaçais doucement lorsque mon interlocutrice déplorait les circonstances dans lesquelles elle avait appris l'existence de Bea, tout en me sentant infiniment chanceux de pouvoir la compter à mes côtés lorsqu'elle rappelait que cette partie de mon identité m'appartenait tout comme le choix de la partager. Timoré, je lui relatais sommairement ma confession à Hugo et un rire nerveux fila entre mes lèvres quand je l'entendais soupçonner que le barman eût pu minimiser l'importance du drag dans ma vie. « Peut-être. Il m'a surtout dit qu'il s'en fichait de ce que je faisais de mon temps libre. » Bien que Hugo aurait évidemment plus de mal à accepter que je commette des actes illégaux ou immoraux. J'acquiesçais discrètement puis souriais faiblement en réponse à l'affirmation de mon amie de me laisser le libre choix sur les connaissances de Jiyeon et Dani sur mes activités artistiques. « Merci, Lyb, » je répétais avec une profonde gratitude, les mots me semblant toujours horriblement maigres pour exprimer toute la reconnaissance que je vouais à la trentenaire. « Ca me manque de ne plus faire de drag mais... » Je mordillais nerveusement ma lèvre, le regard rivé sur les flammèches. « Je ne me sens pas de sortir de nouveau en drag. » J'exultais sur les scènes, dans les spectacles ; j'adorais les rencontres, la foule, en somme, tout le côté social de cet art. Que Bea vive par écrans interposés avec la communauté intéressée signifierait la mettre en boîte, la restreindre, la réprimer ; à perdre tant de son essence et ce qui me faisait vibrer. Cependant, la simple idée de me mêler au monde en Bea me terrorisait souverainement. Alors, je me sentais en stagnation, prisonnier de mes expériences et de mes peurs. « J'essaierais de leur dire, je pense, » j'articulais à demi-mot. Dani et Jiyeon méritaient de savoir, même si je redoutais leurs réactions. Résumer Bea à un secret avait un aspect confortable : je maîtrisais ainsi tout de sa vie. Je ne me sentais pas prêt d'avoir mes amis qui parleraient librement de mon alter ego, quand il restait ironiquement un tabou pour moi. « Enfin, je sais que ce serait mieux qu'elles sachent. » Je reconnaissais que ce serait plus sain, plus juste, plus honnête de ma part. Cette double vie avait tout de même des nuances de trahison, de méfiance et de mensonge. Être transparent me permettrait sans nul doute de me sentir plus libre d'être qui je suis, bien que j'éprouve encore du mal à l'accepter moi-même. Comment se sentaient tous ces gens après leur coming-out ? Le regrettaient-ils ? Ou en étaient-ils tous fiers ? « Est-ce que tu t'es déjà doutée que je pourrais faire quelque chose comme ça ? » Je questionnais, inquiet. « Que je pourrais faire du drag ? » Je précisais. « Je sais que vous pensez que j'suis gay, » je commençais, lorgnant vers Noor. « Le drag ne change pas le fait que j'me sente pas gay. Je me vois pas gay. Pour moi, je ne suis pas gay. Je me qualifie pas comme ça. » Je tentais d'exprimer. « Ca me fait rien quand vous le dites parce qu'à mes yeux c'est comme si vous annonciez que j'étais argentin au lieu de brésilien sauf que je sais que je suis brésilien et ça me suffit. »

Parler de drag avec Noor m'inocule encore une sensation de malaise ; un peu comme lorsqu'on se risque à parler une langue que l'on ne maîtrise que maladroitement. Si je pratique cet art depuis plus d'une décennie, c'est mêler le personnage de Bea si explicitement à l'identité de Kai qui me paraît gauche - un peu comme si l'imposteur s'exhibait, que l'intrus se faisait pointer du doigt. Un secret, un non-dit, qui n'est pas totalement assumé - ou serait-ce plutôt une portion de courage ou de franchise qui n'est pas acquise ? Mes doigts flirtent avec la guimauve roussie tandis que Noor devine la raison de mon anonyme carrière artistique mise en pause. Un rictus désolé saisit mes lèvres, mon regard vague fixe la brochette et je soupire faiblement : « Oui. » Je pince mes lèvres, j'extrais le marshmallow de sa broche métallique. « J'ai peur que ce soit Dieu qui me mette en garde de ne pas continuer, » j'avoue, quand bien même ma foi en cette religion dans laquelle j'ai été élevé si assidument s'est évaporée depuis des années. Néanmoins, des terreurs demeurent incrustées en mon être, en dormance, prêtes à justifier le mal qui m'arrive par les pratiques intolérables selon leurs règles que j'exerce. « J'imagine que ça ne serait pas pareil si tu étais Bea sur scène et que tu te rhabillais avant de sortir du lieu de spectacle ? » Je hoche la tête en signe de dénégation spontanément, révélant : « Je ne me dedrag jamais devant qui que ce soit. » Il était inconcevable que Kai se dévoile lorsque Bea était de sortie. C'était l'une de mes règles, aussi personnelle qu'indétrônable. « C'est la pratique habituelle après les performances. On se change, on redevient son soi de base. Sauf que j'ai toujours refusé que les gens sachent qui se trouvait sous Bea. » Une attitude que beaucoup de queens avec qui j'avais performé n'assimilaient pas ou qui vexait même parfois, comme si elle résultait d'un manque de confiance en elles. Par cet aveu, je conçois également que j'indique à Noor dans quelle mesure ma passion est un secret pour quiconque, une occupation qui m'appartient exclusivement et que je ne partage avec personne, sauf à y être contraint, comme il fut le cas par cette agression.

Je souriais doucement en osant enfin manger mon marshmallow, malgré mon estomac noué, lorsque Noor m'invitait à prendre mon temps avant de produire cet aveu aux coréennes de notre bande. « Y'aura pas de compétition. Je suis meilleur que Jiji sur des talons, » je rétorquais sur un ton plaisantin bien que pour moi il était évident que j'étais meilleur que la Park perché sur ces chaussures.

Mes épaules se décontractent lorsque ma meilleure amie me confirme que mon mode de vie qui n'est pas hétéronormé ne soit pas affiché sur mon front. La mascarade est bien rodée, infaillible, et j'en déniche une profonde réassurance, aussi malsain soit-il. Je lorgne discrètement vers Noor sur son commentaire quant à mon engouement à lui laisser entendre que je ne me qualifie pas de gay, comme mes meilleurs amis ne se cachent pas à le proclamer. Ses paroles m'apportent un réconfort certain : sa tolérance et son acceptation de ma personne quelle qu'elle soit sont inestimables comme salutaires. Néanmoins, mes lippes demeurent scellées d'en glisser davantage, d'une part parce que je souhaite savourer ce moment qui m'apporte une consolation inouïe et d'autre part car je ne souhaite pas plonger dans les abysses de mes non-dits que j'ignore encore formuler à voix haute. « Je veux juste que tu sois heureux, Kai. Peu importe la personne avec qui tu es, peu importe tes hobbies. Et là, t'es pas heureux, et ça me fait mal au cœur. » Un sourire sans joie étire la commissure de mes lèvres et je dépose tendrement un baiser sur le front de Noor qui vient appuyer sa tête sur mon épaule. « T'inquiète pas pour moi, Lyb, » j'ambitionnais de la rassurer, sentant d'ici son coeur gros dans sa poitrine. Elle devenait derechef ma priorité : son bien-être incommensurablement plus important que mes états d'âme. « J'ai l'habitude, » je justifiais, comme si cela pouvait amoindrir sa peine et banaliser mes épreuves, sans réaliser à quel point cet aveu de s'être accoutumé au malheur pouvait être encore plus crève-cœur.

Je parlais extrêmement peu de mon enfance et de ma famille. Mises à part la ville de ma naissance, quelques anecdotes légères et la profession de mes parents, mes meilleurs amis connaissaient peu des premières années de ma vie. Mon apparence enfantine leur était aussi privée ; quand j'avais vu des photographies de Dani, Jiyeon, Hugo et Noor bambins ou enfants, les miennes s'étaient avérées inexistantes, en particulier car je détestais croiser le regard du petit garçon que j'avais été. A chaque fois que posais mes yeux sur ces souvenirs d'enfance, j'avais l'impression de faillir à ce môme, de le décevoir.

Je souris doucement quand Noor parla si librement de Dieu tout en lui accablant du rôle de mec toxique. Une autre chose qu'ignoraient mes meilleurs amis : j'avais grandi dans la peur. Terrorisé de mal faire, terrifié de ne pas être assez bien. J'étais aussi craintif de faire honte à mes parents comme à Dieu et c'est uniquement en me logeant dans des cadres très précis ou en mentant sur ma personne que je me sentais serein. J'adoptais le rôle du fils parfait, plutôt que du garçon bourré de torts que je constituais.

Je déglutis lorsque Noor confessa son incompréhension face à ces cases si respectées dans ma vie. Il y avait Kai et il y avait Bea. Bea ne pouvait vivre sans Kai, Kai ne pouvait survivre sans Bea. Pourtant, leur monde ne se chevauchaient jamais, comme s'ils étaient tous deux incompatibles l'un à l'autre. Mon éducation l'expliquait : en aucun cas ne serait-il autorisé qu'un homme soit femme dans le village où j'ai grandi. On m'aurait catalogué de fou, de pervers, de vicieux, de dégénéré. Ce compartimentage était donc un mode de survie, appliqué soigneusement depuis des années. « Je me sens plus serein à ce que ce soit différencié. » J'expliquais à Noor, sommairement. « Kai a sa vie, Bea la sienne. Et ils n'ont pas tant en commun. » Cela pouvait sonner tellement déjanté alors qu'il s'agissait de la même personne, et moi-même avait conscience à quel point c'était faux et nocif. Pourtant, l'articuler à voix haute me complaisait à y croire et à le justifier.

« Tu sais très bien que je suis mauvais pour suivre mes conseils et prendre des décisions. » J'expliquais en souriant doucement. Je doutais sans arrêt, j'avais continuellement besoin d'un aval, d'une approbation, comme si de base, je considérais que ce que je faisais n'était pas entièrement correct. Si j'étais clairvoyant sur la vie de mes amis, j'ignorais prendre du recul sur la mienne pour m'orienter judicieusement. Je trésaillais lorsque Noor glissa sa main dans mes cheveux, un geste si naturel et coutumier pour ma meilleure amie, mais qui me tendait depuis que mes agresseurs m'avait laissé une plaie me valant plusieurs points de suture au niveau temporal. « Tu as envie de me tirer les oreilles ? » Je demandais, attrapant ma guimauve carbonisée. Noor considérait-elle que j'étais en pleine connerie, comme elle formulait ?

Un fin sourire se dessinait sur mes lèvres en percevant la confusion de Noor vis-à-vis des paroles que je lui offrais, quand bien même je ne doutais pas qu'elle s'évertuait à tenter de comprendre mon positionnement. Je ne pouvais pas lui en vouloir de juger mon attitude plus que singulière : il n'était assurément pas naturel de cacher des parties de soi et adapter la façade que l'on montre selon ses interlocuteurs. Néanmoins, il s'agissait également pour moi d'un mécanisme de défense automatique, comme si j'étais intimement convaincu qu'être entier rimait avec malheur, rejet et désarroi.

« Dis comme ça, ça sonne comme de la triche, » je remarquais en riant légèrement, sans joie particulière mais muni de la volonté de démontrer que je ne prenais aucune offense à l'interprétation de Noor. Comment pourrais-je construire rancune lorsque je ne pouvais la contredire ? En effet, je ne me montrais jamais comment j'étais entièrement, mais tout le monde le faisait-il vraiment ? Dans tous les cas, il était certain que si certains s'adaptaient à leurs fréquentations et montraient différentes facettes de leur personnalité selon leur répertoire, moins communs devaient être ceux qui épousaient la tactique du double je. Je haussais les sourcils lorsque ma meilleure amie me demanda si j'arrivais à être ce morceau incomplet en permanence. « C'est beaucoup de pression et ça me fait me sentir seul et honteux, mais si je me sens comme ça, ce n'est pas parce que j'agis comme ça, c'est parce que je ressens le devoir d'agir de la sorte. Je ne me sens pas adapté en entier. C'est comme si j'avais une tumeur et je n'arrivais pas à m'en détacher, à me la retirer. En me sectionnant, je me sens plus normal. » Il y avait une partie de lui en trop, or, je ne pouvais me séparer ni de Bea, ni de Kai et pour autant, il était inconcevable que ces deux persona cohabitent.

« Eh, j'ai de l'expérience. Je suis un nageur professionnel, t'en fais pas. » Je rassurais la trentenaire lorsqu'elle affirmait que j'allais finir par me noyer, étouffé par le poids de mes masques, entraîné au fond par le poids de ces contraintes que je m'imposais par instinct de survie, par règles mécaniques acquises au fil de mon expérience de vie. « Il y a des gens qui vivent toute leur vie comme moi, » j'ajoutais, songeur. Etait-ce ce que je souhaitais ? Au fond, non. Pour autant, je n'avais pas la force d'agir pour me libérer et pouvoir exposer à 100% qui j'étais. « Je ne me pardonne pas de t'avoir menti toutes ces années, » je confessais néanmoins, après quelques secondes de silence. Je n'avais jamais su trouver la force, ni les mots, pour me révéler entièrement à Noor, comme aux autres de notre bande. A mes yeux, la faute était si encrée que la révéler rimait à notre perte. Présentement, même si je me sentais plus léger de partager mon secret, et que Noor avait accepté les multiples excuses que je lui avais dédiées sur mon comportement, cette liberté détenait un goût amer de culpabilité et de peur, comme si je redoutais que mon amie se réveille un matin et remesure mes torts pour les juger finalement inacceptables. Je ne me tolérais pas moi-même, comment le pouvait-elle ? Sans compter le fait je lui aies menti des années durant, même si ces mensonges étaient motivés par la peur de la perdre.

Je souris maigrement, uniquement incité par un réflexe de bien paraître que pour démontrer quelconque joie. Noor dépeignait un tableau sombre du mode de vie pour lequel j'avais opté, poussé par ma famille, par mon éducation, par mes croyances. Mon instinct de survie me dictait de militer contre les parties-mêmes de moi-même, un tortueux et toxique paradoxe. La peur, la menace, la culpabilité, la honte, représentaient des alliés quotidiens et j'avais appris, pour ne pas sombrer, à comportementaliser ma vie. Des petites boîtes enfermant solidement des émotions, des aspects, des pratiques, que j'ouvrais en fonction des personnes et des situations dans lesquelles je me trouvais. Un jeu mécanique de passe-passe troublant qui était seconde nature ; mon traitement contre cette pernicieuse maladie auto-immune que je me diagnostiquais.

« Tu regrettes d'avoir menti, mais tu vas pas plus me parler pour autant ? » Je posais tendrement mon regard sur Noor, la mine profondément désolée. Encore une fois, la jeune femme visait dans le mille, perspicace au travers des lignes amputées que je lui avais procurées tout au long de notre amitié. Le chagrin dans sa voix me serrait douloureusement le coeur, pour autant, je n'étais pas en mesure d'obliger à sa demande, de formuler les termes qu'elle attendait, qu'elle aimerait, qui lui feraient moins mal. « Non, » je soupirais doucement, priant que mon intonation délicate et navrée amoindrirait la sémantique que ce simple son portait. Je pinçais mes lèvres et croisais les bras contre moi, comme pour me protéger, mon regard se portant sur le feu de camp que nous avions allumé. J'inspirais profondément, jetais un coup d'œil au firmament qui nous surplombait. « Pas encore. » J'osais. Peut-être qu'un jour je saurais me révéler entièrement, je saurais présenter l'entier de moi-même à ma meilleure amie. J'espérais en avoir l'audace, bien qu'une telle démarche sonnait à mon coeur telle l'ouverture d'une boîte de Pandore menaçante. Changer personnellement mes habitudes, sortir de ma zone de confort, aussi périlleuse et nocive soit-elle, n'était pas dans mes cordes ; quand je ne doutais pas une seule seconde physiquement de quitter un territoire dès qu'il me laissait ou me déplaisait.