❀ Push me down into the water like a sinner
« So would you teach me I'm the villain
Aren't I, aren't I the one?
Constantly repenting for a difficult mind
Push me down into the water like a sinner
Hold me under and I'll never come up again
I'll just stay down
It's a half-life
It's a fallout
It takes so long for me to settle down
And when I finally do there's no one else around
So I stay down »

Le ciel est immense, au-dessus d’elle, une étendue gris noir aux allures de charbon consumé. Hier, alors que le soleil se couchait, le ciel s’est embrasé, un ballet d’orange rose dans les nuages, et de ce feu, il ne reste que les cendres qui strient le ciel. Madison les observe depuis le bus qui roule et s’embarque vers la côte en remontant les longues avenues de Brisbane. A son bord, les habitants ont tous l’air un peu anxieux, à l’exception de ce jeune homme assis au fond, qui écoute sa musique à plein volume. Le son hachuré sort de son casque audio, une chanson de rock que Madison a déjà entendue mais ne reconnaît pas, et elle regarde le garçon jouer de la batterie imaginaire sur son siège, le sourire aux lèvres. Elle s’imagine qu’il n’est pas le genre de personnes qui ont dévalisé les magasins de la ville à la recherche frénétique de conserves et de papiers toilettes.

Madison, elle, n’a pas peur de mourir de faim. Elle a acheté des conserves, bien sûr, des bidons d’eau aussi. Mais ce qu’elle craint, bien sûr, c’est l’alcool. Elle a des bouteilles, en réserve, deux cubis cachés dans un placard, et elle sait que c’est affreux d’avoir ce réflexe, cette terreur, que c’est mauvais signe. La plupart des jours, elle peut se dire qu’elle pourrait très bien ne pas boire si elle le voulait, que c’est un choix qu’elle fait, un choix volontaire ; mais dans le clair obscur de la tempête qui s’annonce, la certitude mange son estomac, lui rappelle qu’elle n’a pas passé plus de trois jours sans boire depuis des années et qu’elle n’a aucune idée de la réaction que son corps, ou son esprit, pourrait avoir. Elle ne tient pas à savoir. Elle ne voudrait pas que cela lui confirme la moindre crainte sur sa consommation.

Mais elle a laissé les bouteilles derrière elle, pour répondre à l’invitation mystérieuse d’Archie - elle a bu quelques verres avant de partir, s’est douché et s’est lavé les dents avec soin, et elle ressent la douce chaleur dans ses jambes, discrète, celle que personne ne peut voir à part elle, et qui lui offre une protection chaleureuse. Madison en a besoin, de cette assurance, pour affronter Archie. Elle ne sait même pas pourquoi elle a accepté de venir le rejoindre. Elle s’imagine un énième règlement de compte, probablement.

Au mariage, il avait étonnamment fui, et Madison s’imagine que ce répit n’est que temporaire. Il est trop en colère contre elle. Quelque chose est cassé. Il ne la laissera pas gagner, et si elle a cru voir une ombre de tristesse dans ses iris, lors de leur dispute, Madison comprend à présent que beaucoup de la vulnérabilité qu’elle a cru avoir vu en son frère n’est que le reflet de sa volonté à elle, une projection qu’elle a fait sur lui.

Avant, elle aurait imaginé des excuses de la part de son frère - peut-être pas frontales, mais déguisées. Mais maintenant qu’elle a découvert qu’Archie pouvait être un prédateur cruel, Madison sait qu’il pourrait achever ses proies.  L’achever, elle. Alors elle accepte la sentence, fait le trajet la mort dans l’âme.

Elle arrive devant le parc, ce fameux parc aquatique dont Archie ne lui a jamais parlé. Avant, elle se serait convaincue qu’Archie gardait la surprise, parce que le projet était chargé d’émotions. Lola’s Waterfall. Mais une nouvelle fois, elle se dit qu’elle a compris, maintenant. Qu’il ne lui en a pas parlé parce qu’il ne juge pas intéressant de se confier à elle, qu’il ne lui fait pas confiance, qu’il pense qu’elle n’est qu’une gamine qui ne comprend rien au business.

« Je suis là. » Elle envoie le texto, les doigts engourdis par le froid du vent, par l’angoisse. Madison a quelques affaires dans son sac à dos, au cas où, un parapluie, des chaussettes épaisses, une lampe torche, son vieil appareil photo waterproof. Elle porte un grand sweat vert foncé et son ciré jaune usé aux coudes, celui qu’Archie lui a offert quand elle avait 16 ans, parce qu'elle l'avait commandé à Noël mais que leur mère avait refusé de lui acheter, prétextant que c’était un accoutrement de gamin ou de marin, pas de jeune fille.

Archie remonte jusqu’au portail, et Madison évite son regard, se contente de lever bêtement sa main pour lui faire un signe. Autour d’eux, le vent siffle, une alarme silencieuse dans les oreilles de Madison. « Me voilà », dit-elle, les yeux toujours à moitié baissée. Elle a peur, se dit-elle. Elle a peur de son frère, pour la première fois.



@Archie Kwanteen  

Le ciel lance des menaces, les premières d’une longue lignée. La tempête n’a pas encore atteint la côte de Brisbane mais l’air renferme une odeur bien distincte. C’est humide mais frais. La peau d’Archie est recouverte d’une fine couche de sel qui vient de la mer. Il a l’impression d’avoir passé des heures à flotter sur l’eau comme une bouée mais il n’a pas bougé de son bureau, duquel il jouit d’une vue panoramique sur le parc qu’il a bâti de A à Z sans laisse autour du cou. C’était son projet, son idée qu’il a mise à exécution sans avoir un seul doute quant à ses capacités à créer un tel archipel ; à force de côtoyer les grands esprits et de sucer la moelle de leurs os, il a réussi à se sortir de la masse des nombreux investisseurs pour devenir le cerveau des opérations. Ça faisait changement. C’était agréable, de claquer des doigts lorsque vient le temps de prendre des décisions. Ça n’empêche pas qu’il a encore beaucoup à apprendre. Il entend les murmures entre les employés qu’il a engagés. Il n’est pas un patron parfait. Il commet encore des erreurs, et il en commettra toujours, notamment parce qu’il a tendance à s’isoler pour être le seul à régner, mais aussi parce que ses compétences en communication sont quasi au niveau zéro. L’adaptation se fait miette par miette. Il fallait qu’une catastrophe vienne ruiner son progrès – ou le sauver des dizaines d’erreur qu’il fabrique à la chaîne. Il pensait que cette opportunité lui permettrait de resserrer ses liens avec sa famille et, si son père l’avait félicité d’une lourde tape sur l’épaule quand il a pu observer le produit fini, ça n’avait pas changé grand-chose. Saddie adorait l’endroit ; elle venait se brunir la peau presque tous les week-ends, telle la fidèle cliente qu’elle était devenue sans même avoir à payer. Madison… C’était compliqué. Elle et Archie n’avaient pas reparlé depuis le mariage de leur cousine. Un massacre qui s’était presque terminé en bataille de nourriture en pleine Église. Dans le passé, ça avait toujours été la cadette qui tentait de reprendre contact en premier parce qu’elle connait la grosseur des chevilles d’Archie et son incapacité à s’excuser le premier. Jadis, elle souhaitait retrouver son frère, mais c’était silence radio depuis plusieurs mois. Ils avaient même trouvé un moyen de ne pas se croiser durant les diners de famille, comme si leurs horaires s’étaient naturellement désynchronisés.

Archie pensait qu’il y avait plein de temps devant lui parce qu’il n’a pas appris de ses erreurs. Il se disait que Madison reviendrait d’elle-même comme si rien ne s’était passé et que cette histoire allait se glisser sous le tapis. Trop tard. Lola est partie trop vite et son monument commémoratif disparaitra en un coup de vent, littéralement. Personne ne peut prévoir les dommages que la tempête fera, mais cela fait depuis la première alerte gouvernementale qu’Archie s’imagine le pire. Il en a fait, des cauchemars – s’est réveillé en sueur à chaque fois aussi, avant de se rendormir après avoir avalé le fond de son verre de rhum. Il a tant enchaîné les insomnies que plus rien ne fait de sens dans son cerveau actuellement. Dans tout ce capharnaüm d’instabilité, il a tiré une conclusion qui l’a poussé à enfin prendre son téléphone pour contacter Madison. Il voulait absolument qu’elle voit ce qu’il avait fait pour elle, pour la famille, comme s’il avait besoin de prouver qu’il était le meilleur frère et que, malgré les atrocités qu’il leur fait subir, il a construit quelque chose qu’aucun frère n’aurait pu construire. Il n’y a aucune limite aux cadeaux qu’il peut offrir – il bat toutes les compétitions entre fratries. Il n’a pas encore réalisé que ce n’est pas dans le matériel qu’il arrivera à respecter la promesse qu’il a faite à Lola avant que le bip de la machine se transforme en une ligne. Il y a des limites aux cadeaux que Madison pourra accepter de la part du Diable. Elle a déjà compris qu’il ne s’agissait que d’une façade pour contenir la bête dégoutante que représente Archie une fois qu’on lui retire sa vie de luxure. Carmine n’a pas eu besoin de l’en lui priver avant de tirer ses conclusions, d’ailleurs. Il n’y a pas une personne mieux placée que lui pour voir directement à travers le petit jeu d’Archie.

Nerveux comme un chihuahua, Archie fait les cents pas dans l’hôtel désert. Il y a encore de l’électricité alors il a pu se noyer dans un café après l’autre grâce à la machine à disposition dans la salle où se déroule les petits déjeuners tous les matins. Il ne s’est d’ailleurs pas privé de voler quelques collations à la cuisine même s’il a l’appétit d’un oiseau. En serrant son portable dans sa main, il prononce une prière. Il espère le sentir vibrer pour lui annoncer que Madison a changé d’avis, finalement, et qu’elle ne le laissera pas s’embarrasser une énième fois. Hélas, c’est tout le contraire. Le téléphone annonce son arrivée. Elle est là, elle est venue, sans poser plus de questions. Elle n’a pas encore appris qu’Archie n’apprendra pas jamais, ou très lentement. Ce sera une longue randonnée, mais elle ne craint pas de se lancer. Il croit vouloir y arriver, lui aussi – mais il ne sait pas s’il arrivera à sacrifier assez de lui pour que leur relation redevienne ce qu’elle était. Il n’a pas encore complétement réalisé que ses sœurs sont plus importantes que ce que les gens pourraient penser de lui s’il présentait le vrai Archie, profondément enfoui sous toutes les couches de vernis.

Vêtu d’un jogging qui ne lui ressemble pas du tout et d’un t-shirt sportif, il se dirige avec nervosité vers l’entrée du parc. Elle ne possède pas de clefs comme Saddie alors il devra lui ouvrir la grille, barricadée depuis hier soir. Bien sûr il fait exprès de s’arrêter sans cesse pour faire retarder le moment où leurs regards se croiseront à nouveau et qu’ils devront faire face à ce qu’ils sont devenus. C’est l’envie de partager Lola’s avec Madison qui l’encourage à continuer sa route. Elle doit voir ce qu’il a fait pour elle. Quand le parc se fracassera, les morceaux de leur relation se recolleront – c’est une possibilité. Peut-être que ce sera une bonne chose, à la fin. Il se fait des illusions, Archie, mais c’est sa seule façon de progresser dans l’allée pour enfin apercevoir la silhouette vert et jaune de sa sœur derrière la grille. Il reconnait le ciré qu’elle porte. Elle n’a pas beaucoup grandi, depuis qu’il lui a offert. Il lui fait encore comme un gant. « Me voilà » Relevant ses yeux du trousseau de clefs avec lequel il faisait mine de jouer, il croise son regard. Il n’arrive pas à lui offrir plus qu’un sourire pincé, similaire à celui qu’il adresserait à une caissière qui lui souhaite de passer une bonne journée. « Hey. » Il repose son attention sur les clefs qu’il fait cliquer et danser ensemble pour prolonger le moment. Il a pourtant trouvé la bonne depuis le début. C’est la plus grosse, qui se détache du lot sans peine. Il la glisse enfin dans la serrure et un déclic suit. La grille s’ouvre sans couiner. Les pentures ne sont tachées d’aucune rouille puisqu’elles sont encore neuves. « Entre. » Il propose en se poussant sur le côté, incapable de la regarder. Le même sourire crispe ses lèvres quand il soulève la main pour désigner l’entrée du parc, annoncée par de grosses lettres formant les mots Lola’s Waterfall au-dessus d’une arche en bois. « Tu dois te douter que… Je voulais te le présenter plus tôt. » Il regarde le ciel gris et sombre. « C’est plus beau quand il fait soleil. Les lettres ressortent en rouge vif, c’est vraiment… mieux. » Pourquoi parle-t-il de la peinture ?

« Et je souhaitais que tu le voies avant demain parce que… On ne sait pas vraiment ce qu’il va en rester une fois la tempête passée. » Les centres aquatiques intérieurs s’en sortiront sans soucis. Ce sera différent pour Lola’s, dont la moitié des attractions est complètement nue et à la merci des vents de 160 km/h. Il ne suffira pas d’un petit coup de balai pour réparer les dégâts.    

❀ Push me down into the water like a sinner
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Constantly repenting for a difficult mind
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I'll just stay down
It's a half-life
It's a fallout
It takes so long for me to settle down
And when I finally do there's no one else around
So I stay down »

Le silence est lourd et épais, un miel dans lequel Madison a du mal à bouger. Il est aussi compact que les nuages noirs au-dessus d’eux, et Madison essaie de ne pas y voir un quelconque symbolisme, une pseudo métaphore sur leur relation. Mais elle ne peut pas s’empêcher de remarquer les épaules voûtées d’Archie, leurs yeux qui s’évitent, et l’air complètement vide, aucun mot, seulement dérangé par le bruit des clefs. Le cliquetis métallique envoie quelques frissons dans les veines de Madison. Elle finit par murmurer une sorte de bonjour, essaie de ne pas s’attarder sur le poids de sa langue ou l’impression tenace qu’elle a triplé de volume et s’est calcifié contre le palais. « Hey. » Archie a à peine sourit et Madison l’a à peine vu, parce qu’elle ne peut pas le regarder. Ses yeux sont sur les mains de son frère, le métal des clefs et de la porte, la couleur du ciel, les bassins, au loin. La grille qui s’ouvre ne fait aucun bruit, et Madison se dit que sa fin sera donc silencieuse. Elle a l’impression que les éclats restants de sa relation avec Archie s'apprêtent à être réduit en poussières, qu’il est prêt à donner le coup final. « Entre. » Archie s’écarte, et lui fait signe, et elle le suit, tête baissée. La voix d’Archie est grave, un peu voilée, et pendant un instant, Madison a l’impression qu’il est gêné lui aussi, anxieux. Mais elle secoue la tête, parce qu’elle projette à nouveau sur son frère, et qu’en réalité, ces dernières semaines lui ont prouvé qu’elle ne comprenait rien à son fonctionnement. Elle repense au mariage, à la façon qu’il a eu de la malmener en public, de la menacer de tout révéler à Oliver, et ses poumons s’affaissent sur eux-mêmes, des petites boules de papiers complètement froissés. Elle a du mal à inspirer.

« Tu dois te douter que… Je voulais te le présenter plus tôt. » Cette fois-ci, Madison relève la tête, ses sourcils froncés. Elle ne comprend décidément rien à la situation, ni aux sous-entendus de son frère. « Non, je ne me doute pas », elle murmure, hausse les épaules. « J’évite de supposer ce que tu penses, maintenant. » Elle a bredouillé cette phrase en se tordant les mains, regrettant presque immédiatement ses mots. Elle ne devrait pas lancer quelconque sujet qui fâche sur la table.

Mais lorsqu’elle jette un coup d’oeil à Archie, elle se fait la remarque que la dernière fois qu’elle l’a vu aussi nerveux, ils étaient dans le jardin familial, et il s’apprêtait à lui faire une confidence qui changerait tout. A cette époque, Madison avait cru que la bascule les rapprocherait, qu’elle avait enfin trouvé quelqu’un qui pourrait la comprendre. Quelle naïveté, se dit-elle à présent. Encore aujourd’hui, elle ne comprend pas pourquoi Archie lui a fait cette confession pour la punir ensuite. Elle retourne le problème dans sa tête sans le saisir, se contente de boire à l’excès jusqu’à qu’elle puisse oublier de se questionner. Elle a trop bu, ces dernières semaines, vraiment trop. Elle a le visage bouffi, des cernes, parce que l’alcool éclate les capitons de sa peau, que les sanglots qu’elle pleure le soir se retrouvent coincés dans ses cellules. Elle a l’impression que rien ne va, que rien n’ira plus. Elle se dispute avec Oliver, le laisse la toucher la nuit, parce que même si elle déteste ces moments, cette étrange autodestruction donne une sensation tangible à sa souffrance.

« C’est plus beau quand il fait soleil. Les lettres ressortent en rouge vif, c’est vraiment… mieux. » Madison a presque un sourire. Elle répond sans le regarder : « Je sais. J’ai vu les photos. » Et c’est vrai. Bien sûr qu’elle a suivi l’ouverture, les photos, le site web. Elle a même failli demandé des infos à Saddie sur le sujet, à leurs parents. Mais elle a voulu se convaincre qu’elle est capable d’être détachée, de s’en ficher. Sans beaucoup de succès.

« Et je souhaitais que tu le voies avant demain parce que… On ne sait pas vraiment ce qu’il va en rester une fois la tempête passée. » Archie a décidément l’air étrange, presque petit, dans son jogging. Madison ne se souvient pas la dernière fois qu’elle l’a vu en jogging. Ce n’est en tout cas pas comme ça qu’elle l’imaginait, quand elle visualisait son frère à la tête d’un tel projet. Elle voyait des costumes bien taillés, comme toujours. Des ordres clairs et vifs, un management aiguisé, stratège, dur, cruel peut-être, puisqu’elle sait maintenant qu’Archie sait l’être.

Pendant quelques secondes, Madison se demande si Archie est inquiet de la tempête parce qu’il voit une symbolique dans le parc. Il y a le nom, évidemment, mais Madison n’a pas manqué de remarquer sur les photos du site web qu’une des glissoires est d’époque, restaurée. Elle essaie de ne pas y penser, surtout le soir, sinon elle n’arrive plus à dormir.

Mais une nouvelle fois, elle serre les dents, chasse cette image là, parce qu’elle refuse de donner encore de la tendresse à Archie, parce qu’elle a peur de se tromper, d’être ridicule. Peur de lui donner des excuses et de se fourvoyer, de se prendre à nouveau un mur lorsqu’il ouvrira sa bouche de carnassier pour lui dire qu’il ne veut plus jamais la voir, ou qu’il va tout dire à Oliver, à leurs parents.

« Je suis désolée pour la tempête », elle murmure, parce qu’elle ne sait pas se réjouir du malheur d’autrui. Elle hésite, rajoute : « Je ne pensais pas que tu voulais que je vois le parc. Tu ne m’avais même pas parlé du projet. Enfin, je comprends, ce n’est pas comme si je comprenais quoi que ce soit à un tel projet de business, de toute façon », dit-elle d’un pseudo ton de plaisanterie. N’est-ce pas ce que leur père pense d’elle ? Ce qu’Archie pense aussi, en réalité ? « Je… Je peux voir la glissoire ? » Elle ne sait pas si Archie lui accordera ce geste, avant la dispute qui va sûrement arriver, mais elle ne peut pas s’empêcher de lui demander.



@Archie Kwanteen  

Tant de choses à se dire, à rattraper. Rembobiner les actes passés pour avoir la chance de mieux faire. C’est ce qu’aimerait faire Archie pour ne plus jamais avoir à regarder sa petite sœur avec les yeux qu’il lui présente cet après-midi. Il n’y a plus l’aisance naturel de mêmes membres d’une famille soudée. Il y a des craintes, des doutes et, surtout, une confiance brisée. Le problème d’Archie, ce n’est pas qu’il est con. C’est qu’il a conscience d’être con et qu’il ne faisait rien pour changer. En cette journée où Lola mourra une deuxième fois, il a senti une impulsion le forcer à contacter Madison avant que ça ne soit trop tard. Peut-être qu’elle se fiche de ce projet qu’il a mené en secret du début à la fin. Ce serait légitime. Elle et son frère n’ont pas les mêmes aspirations. Elle a peut-être préféré enterrer Lola alors que, lui, il a rebâti quelque chose avec ses cendres car il a encore du mal à accepter sa disparition. Quand elle est partie, il a pris sa place d’ainé alors qu’il n’avait jamais été préparé à cette éventualité. Il était bien, en petit cocon entre ses sœurs. Ni le premier, ni le dernier. Puis, du jour au lendemain, ses responsabilités se sont multipliées à un tel point qu’il a mis de côté ses propres valeurs pour correspondre à un modèle parfait que son père souhait voir chez son fils unique. C’est trop tard pour gratter les fondations d’Archie, mais la surface peut encore être dépoussiérée ; il espère. « Non, je ne me doute pas » Quelque chose a changé dans le ton de sa voix. Elle ne veut plus se montrer naïve. « J’évite de supposer ce que tu penses, maintenant. » Lèvres pincées, il se contente d’acquiescer en se poussant sur le côté pour lui laisser de la place pour respirer. L’air était déjà lourd à cause de la tempête imminente, et il l’est encore plus maintenant que les premiers mots secs ont été prononcés. Il n’a pas droit à l’erreur.

Plutôt que de parler d’eux et de ce qu’ils sont devenus, Archie préfère mettre l’emphase sur ce parc qu’il lui présente enfin. Il aurait aimé lui montrer le lieu quand il est bondé et rempli de familles qui viennent partager un peu de bonheur dans les piscines. Mais il devra se contenter de se mettre dans la peau d’un guide touristique en pleine catastrophe naturelle. Elle peut imaginer la grandeur des lieux malgré ses couleurs désaturées. Elle est une artiste. Elle saura ajouter de la vigueur au paysage même en fermant les paupières. « Je sais. J’ai vu les photos. » Des photos qu’il aurait aimé qu’elle prenne elle-même pour participer à sa manière au projet. Il n’avait pas eu le courage de rompre le silence entre eux. Il a eu recourt à un inconnu qui a seulement demandé son chèque, puis affaire classée. C’est encore trop tôt pour proposer à Madison de prendre la relève. De toute façon, il se doute que ce genre de projet corporatif lui plairait. Sa vision artistique ne collerait pas exactement avec le format bien carré qu’il recherche pour charger leur site web de nouvelles photographies à toutes les saisons.

Comment parler de tout ça ? Bien sûr que Madison a compris la signification de ce parc. Encore hier, les Kwanteen venaient se tremper les pieds et s’empiffrer de glace au chocolat. Les souvenirs qu’a gardé Archie de cet endroit sont encore clairs comme un film dans son esprit. Lola qui s’assurait que ses sœurs et son frère ne s’éloignaient pas trop, quand elle leur prenait les mains pour les guider jusqu’à leur glissoire favorite qui n’a pas été touchée durant les rénovations. Le seul item du parc qui a encore des allures démodées et qui se détache de l’atmosphère moderne très fidèle à la vision avant-gardiste de son propriétaire. « Je suis désolée pour la tempête » Il lui adresse une sorte de sourire bref pour la rassurer, mais ces simples mots arrivent presque à refaire couler les larmes sur ses joues pouffées. Il les ravale de justesse. Ce n’est pas le moment. « Je ne pensais pas que tu voulais que je vois le parc. Tu ne m’avais même pas parlé du projet. Enfin, je comprends, ce n’est pas comme si je comprenais quoi que ce soit à un tel projet de business, de toute façon » Un autre malentendu qu’il se serait empressé de corriger dès le jour où le parc a ouvert ses portes au public. « Saddie n’était pas au courant non plus. J’avais seulement demandé quelques conseils à papa, c’est tout. » Il n’est jamais trop tard pour la rassurer sur ce point-là. Ce n’était donc pas leur querelle qui l’a empêché de lui en parler. Il voulait faire une surprise à ses deux sœurs en même temps. À la fin, il n’y a que Saddie qui était présente pour couper le ruban. « Ce devait être un cadeau pour vous deux et… Enfin, bref, ça n’a pas marché comme j’aurais aimé. » Par sa faute, il le sait. Tout est toujours sa faute même s’il blâme ouvertement les autres. Lèvres pincées, il opine du chef quand elle lui demande si elle peut voir la glissoire qui n’a pas été retapée durant les rénovations. Elle l’a vue, alors, sur le site internet. Elle est le symbole du parc et sa silhouette a été découpée pour former le logo de le sous-branche qui travaille avec Cancer Concil.

L’invitant à la suivre, il reste muet en traversant les allées bétonnées désertiques. Le vent encore timide fait courber la surface de l’eau des piscines autrement statique. Elle est grise parce que le ciel l’est aussi, mais quand la journée est bonne, elle est d’un turquoise magnifique. Toutes les chaises longues ont été entassées dans les hangars et le paysage a une allure postapocalyptique. Lorsque la fameuse glissoire se dresse devant eux sur toute sa hauteur, il la désigne d’un geste de la main et se déplace sur le côté pour laisser Madison l’admirer. « Elle n’a pas changé. Elle est restée telle quelle. Les mêmes rayures dans le plastique. Peut-être que certaines d’entre elles ont été creusées par nous, ou par Lola, même. » Il aime s’imaginer ce scénario. Elle a laissé sa trace quelque part à Brisbane. Ils n’en auront jamais la preuve, mais l’hypothèse le rassure et c’est suffisant.

« Je crois qu’elle me déteste, si elle nous regarde encore de là-haut. » Il admet à mi-voix, ayant baissé les yeux vers le sol. Lola a assisté à ces disputes et a certainement eu envie de taper Archie à plusieurs reprises pour lui replacer les idées. C’est peut-être elle qui envoie la tempête pour obliger sa fratrie à se réconcilier.

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Madison comprend à présent pourquoi Archie ne lui a rien dit sur cet énorme projet… Ce qu’elle pensait être de la complicité n’était qu’un mirage, il n’a jamais spécialement estimé son avis. Pourquoi lui parler de business, quand elle n’y connaît rien, qu’elle n’est qu’une photographe qu’il a dû pousser pour qu’elle réussisse, n’est-ce pas ce qu’il a dit au mariage ? Elle se sentit toute petite et ridicule devant une telle constatation. Comment a-t-elle pu autant se tromper ? « Saddie n’était pas au courant non plus. J’avais seulement demandé quelques conseils à papa, c’est tout. » Madison fronce légèrement les sourcils, parce que ça ne correspond pas tout à fait à l’histoire qu’elle a commencé à se raconter, et la phrase suivante renfonce le doute dans sa gorge : « Ce devait être un cadeau pour vous deux et… Enfin, bref, ça n’a pas marché comme j’aurais aimé. » Un cadeau ? Le cœur de Madison rate quelques battements, elle sent son corps gauche dans l’espace, elle évite le regard de son frère. Comment est-elle censée analyser tous ces signes contradictoires ? Bien sûr qu’elle a vu qu’une partie des recettes du parc revenait à une fondation contre le cancer, et le nom du parc, et le symbolisme. Mais comment raccorder les gestes et les mots d’Archie, comment dépasser la violence dont il a fait preuve ? Pendant un instant, Madison a réellement cru qu’Archie allait l’outer devant Oliver, devant tout le monde, et même si au fond elle sait qu’il n’aurait jamais été aussi cruel, elle a eu peur, une demi-seconde, qu’il le fasse quand même. Et elle n’arrive pas à réconcilier cette demi-seconde avec l’affection qu’elle a ressenti pour son frère toute sa vie.

Ils se dirigent vers la glissoire, Madison sent qu’un creux grandit dans sa poitrine, et tous les souvenirs de Lola s'engouffrent dans la brêche. « Elle n’a pas changé. Elle est restée telle quelle. Les mêmes rayures dans le plastique. Peut-être que certaines d’entre elles ont été creusées par nous, ou par Lola, même. » Du bout des doigts, Madison effleure les traces, entend des rires disparus résonner dans ses oreilles. Elle a un petit sourire triste, pour repousser les larmes qui pourraient monter. « Elle me manque tellement que parfois je me demande comment je peux fonctionner », elle murmure presque plus pour elle-même que pour Archie. Elle et Lola avaient un lien si particulier dont Madison est aujourd’hui privée, orpheline. Elle sait qu’Archie a tout tenté pour remplacer. Maison ne lui a jamais demandé de prendre la place de Lola, personne ne le peut, mais leurs parents voulaient un aîné, et c’est sur leur fils que la pression a été mise. Et elle sait, au fond, à quel point cela a été lourd pour Archie. (La revoilà, l’affection qui excuse tout, et Madison en a honte.)

« Je crois qu’elle me déteste, si elle nous regarde encore de là-haut. » Madison regarde Archie, son visage contre le gris du ciel, celui qui délave la teinte des yeux qu’il a rivés sur le sol. Et elle ressent une vague de tristesse immense. « Elle ne déteste pas, Archie. Tu te détestes. » Elle répond, d’une voix blanche qu’elle essaie de ne pas faire trembler. Elle regarde les marques sur la glissoire, imagine les cœurs d’Archie et elle, marqués par tous les mots de leurs parents, de la société, des autres, les leurs aussi. Ils ont grandi en essayant d'être ce qu'ils ne sont pas, et ce poids qui leur pèse encore les abîme. Comment sont-ils censés aimer les autres, s'aimer eux-mêmes ? « Lola, Saddie, moi… On ne t’a jamais détesté. Je ne pense pas qu’on puisse », elle admet malgré elle. « Mais c'est plus simple les prophéties auto-réalisatrices, pas vrai ? Rejeter les gens avant qu'ils ne nous rejettent. Se dire qu’ils nous détestent parce que c’est un sentiment familier, que c’est rassurant. Et surtout les rejeter avant qu'ils puissent voir qui on est vraiment, comme ça, au fond… On est en sécurité… » Elle a un petit rire jaune. Elle l’a compris, finalement : Archie et elle sont si similaires malgré leurs différences. C’est pour ça qu’il ne la laisse plus s’approcher de lui. « Tu sais, moi aussi je me déteste. Mais moi, je n’ai pas envie que tu sois le dégât collatéral de ce sentiment. » Et elle n'a pas envie d'être celui des insécurités d'Archie. « Je n'ai pas envie de te le faire payer. »


@Archie Kwanteen