Quand la loi annonce que les routes sont limitées à 110 km/h, vous pouvez être certains que Lily aura enclenché son régulateur à 109 km/h. Le maximum, mais dans les clous quand même. Parce qu’on sait jamais. Parce quelle ne veut pas avoir d’accident de voiture comme en avait pu avoir son petit ami, ce même accident là qui lui a coûté sa vie. C’est aussi ce respect des règles qui lui permet d’être plus attentive à son environnement, de regarder l’arc en ciel dans son rétroviseur, de se perdre sur l’aigle à la droite de son pare brise, de s’énerver sur le moustique écrasé pile en face de ses deux yeux. Elle s’attarde sur tout et n’importe quoi - surtout n’importe quoi.

Son attention se pose finalement sur un carton sur le bas côté de la route. Les gens n’ont plus honte de rien de nos jours, pas même de jeter leurs déchets sur l’autoroute. Le problème étant que son attention de poisson rouge lâche déjà le carton, qu’elle se pose autre part, qu’elle repère la petite masse noire au centre de sa voie. Et voilà Lily qui pile, Lily qui vrille à gauche, Lily qui n’en a plus rien à faire de vérifier dans son rétroviseur si personne ne va lui foncer dessus. On la klaxonne, on l’insulte ; elle n’entend rien. Les warnings se mettent en place, ses gestes sont hâtifs et doux à la fois. Ses yeux se reposent à nouveau sur la route, là où elle a pour la première et dernière fois vu le chaton. Le coeur de la jeune femme s’accélère alors qu’elle se rend compte qu’il n’y est plus, qu’il est désormais en dehors de son champ de vision. Sa langue claque doucement entre ses dents, des "petit chat", "viens ici petit chat" se font entendre au milieu de bruit assourdissant des engins motorisés.

Elle a finalement pour réflexe de se baisser sur le goudron brûlant et de vérifier sous la voiture. Ses yeux se ferment un instant et elle s’accord le droit de souffler. Petit chat est là, petit chat se porte bien. Pour le moment encore. Elle tend son bras pour l’attraper, n’arrive qu’à le faire reculer encore un peu plus dangereusement vers la route.

La météo était clémente et c'était toujours dans ce genre de circonstances que le cerveau d'Elwyn se retrouvait en ébullition. Celui-ci fumait d'au moins mille idées, toutes plus farfelues les unes que les autres, l'entraînant vers des contrées bien sombres. Avec un contexte pareil, Cadburry n'avait pu que se décider pour une petite promenade, jusque là rien de choquant... Oui, sur le papier. Comme il ne pouvait jamais rien faire comme les autres, le quarantenaire avait décidé d'embarquer Juanita sur ce chemin tortueux, oui, sa tortue, autant dire qu'il n'était pas rentré. Vu la vitesse d'exécution de la belle carapace, Elwyn eut le temps de deviner toutes les espèces de fleurs qu'il croisait sur son chemin, même de croiser la route d'un écureuil et de quelques grenouilles. Apparemment, la faune était elle aussi en ébullition ce jour-là, ce qui n'était jamais pour déplaire au brun, lui qui passait sa vie entière avec la tête coincée dans des bouquins ou des documentaires concernant la moindre petite bête qui peuplait cette planète. D'ailleurs, il s'arrêta à côté d'un tronc d'arbre, avec une avance de quelques mètres bien sentis sur Juanita et se mit à observer les quelques fourmis qui se promenaient en rangs bien serrés, denrées rares sur le dos et il trouvait l'affaire des plus fascinantes, nécessairement. "Juanita, tu savais, toi, que lorsqu'elles risquent la noyade, les fourmis de feu se rassemblent pour former une grosse boule, sorte de radeau, qui leur permet de flotter sur l'eau, Les ouvrières à l'extérieur et la reine à l'intérieur? Elles en ont quand même là dedans." La tortue commençait à s'endormir sur le bas côté, forcément après une balade de vingt mètres à peine et ce fut à ce moment là qu'Elwyn entendait le crissement de pneus et vit une jeune femme sortir précipitamment de son véhicule pour regarder autour d'elle avant de s'agenouiller pour observer le dessous de sa voiture. Elle avait l'air aussi normale que lui au bout du compte et curieux, Cadburry s'approcha pour faire comme elle, se trouvant nez à nez avec le chat sous le véhicule et les yeux de l'inconnue de l'autre côté. "Il va falloir être patient, je pense... Il a l'air effrayé le petiot. A la rigueur, je peux demander à Juanita de filer un coup de main?" Il tourna la tête dix secondes juste pour constater que la tortue dormait tranquillement sur le bord de la route. Tant pis, ils allaient devoir faire sans elle.

Une paire d’yeux marrons apparaît de l’autre côté de la voiture, faisant sursauter la brune par la même occasion. Trop occupée à appeler le chat par le biais de mille périphrases, elle ne s’était absolument concentrée sur rien d’autre et avait laissé le bruit des voitures roulant trop vite couvrir tout le reste. Sa tête heurte le dessous graisseux de la voiture et elle se frotte rapidement l’arrière du crâne en jurant contre sa propre maladresse. "Il va falloir être patient, je pense... Il a l'air effrayé le petiot. A la rigueur, je peux demander à Juanita de filer un coup de main?" Le propre calme de l’inconnu la rassure bien qu’elle se demande pendant une seconde si la Juanita en question est une sorte d’amie imaginaire pour l’homme qui semble avoir cependant passé l’âge de ce genre de choses. Qu’importe, au fond. Il n’a pas effrayé le chat et par un heureux hasard de circonstances, ce dernier s’est même éloigné de la route pour se rapprocher de Lily. Sans doute ne l’a-t-il pas fait exprès mais en tendant encore un petit peu le bras et en agitant le bout de ses doigts, elle arrive à effleurer son pelage et l’attraper doucement par la peau du cou. Il se rebelle, il griffe, il mord et voilà rapidement que la main de Lily se retrouve couverte de petites plaies bénignes dont elle aura tout le temps de s’occuper plus tard. Elle met beaucoup plus de coeur à s’occuper des autres et les soigner plutôt que le faire pour elle même.

Elle finit par enfin se relever, le chaton serré contre sa poitrine tant pour le rassurer qu’éviter qu’il n’échappe à sa vigilance. Ses yeux finissent par enfin se poser sur la Juanita en question qui n’a rien d’un fantôme mais une simple tortue endormie sur le bas côté de la route comme si tout ceci était normal. Le calme de l’animal fait sourire Lily qui s’agenouille à ses côtés pour venir effleurer sa carapace sans vouloir la déranger - ce n’est pas très commun, les tortues, en centre ville de Brisbane. La dernière fois qu’elle en a vu elles étaient totalement high et c’était dans un dessin animé, alors c’est pour dire. “Juanita n’a pas l’air décidé à filer un coup de main, apparemment. Si c’est toi qui lui as donné un prénom pareil, elle doit encore t’en vouloir pour l’éternité.” Ses yeux bleus se relèvent vers l’inconnu en même temps qu’elle rigole doucement, seulement rassurée de ne pas avoir eu à venir chercher le chat sur la route. “Tu as un prénom hispanique, toi, pour aller avec ? Tu as vraiment une tortue de compagnie ? Est ce qu’elle mange de la salade ?” Toutes ces questions qu’on ne lui a jamais autorisé à poser quand ils étudiaient les animaux à l’école. Ils parlaient autruche, lapin et kangourou ; jamais tortue.

Il fallait toujours qu'il vive de sacrées aventures, un peu plus et il commencerait à s'appeler Inspecteur Gadget. Bon, il n'avait pas l'attirail super classe du bonhomme mais il connaissait ses répliques par coeur, peut être que ce serait suffisant pour tenir sa crédibilité dans un tel rôle. Elwyn, dans toute sa splendeur, était en train de se perdre dans des pensées uniques, observant sans la voir la scène qui se déroulait sous ses yeux. Lily attrapait le chaton avec agilité et il la regardait se faire griffer, sans forcément réagir, trop accaparé par la chanson iconique de ce vieux dessin animé que personne n'avait oublié. Au final, ce fut les miaulements du chat qui le ramenèrent sur terre et Elwyn se releva à son tour, observant le félin prendre sa place entre les bras de la brune, apparemment heureuse de l'avoir en si bonne forme, lové contre elle. Encore une mission sauvetage réussie pour l'inspecteur et sans gadget à gogo, bientôt on pourrait l'assimiler à James Bond et il n'avait même pas besoin de commencer à se présenter en prononçant son nom de famille, trop cliché à son goût. "Il est très bien ce prénom, non? Je sais pas, je trouvais ça mieux que Roberta ou Jean Louisette, tu vois. Et puis, c'est pas ma faute si elle a la carapace aux couleurs de l'Espagne quand elle se met à bronzer au soleil. C'est sa faute, voilà." Juanita, d'ailleurs, dormait comme jamais, franchement pas perturbée qu'on parle d'elle pendant sa sieste improvisée au bord de la route. C'était à se demander pourquoi Elwyn avait adopté une tortue, niveau dynamisme, on avait fait mieux, mais une chauve souris aurait peut être moins plu à ses voisins. "Je crois pas, faut que je demande à Google si Elwyn a des origines hispaniques, tiens. Bonne question. Il semblerait que Juanita soit une tortue oui, mais après, on peut être sûr de rien avec toutes les mutations génétiques qui se passent en ce moment... Beaucoup de salade, pas mal de pissenlits, ça désherbe bien le jardin, je te conseille. Et toi, t'as des animaux? Tu vas garder celui-là? Qu'est-ce que tu penses des chauves souris de compagnie? Et des étoiles de mer? T'en as déjà vu?" Bon sang, ils étaient mal barrés si aucun d'eux se calmait niveau curiosité et questions à débats. En tout cas, ce ne serait sûrement pas Elwyn qui arrêterait le premier, son cerveau turbinait trop fort pour cela. Comme toujours.

L’animal miaule faiblement contre sa poitrine et les yeux de la jeune femme dévient vers lui, inquiets. Elle devrait trouver quelque chose à lui donner à boire ou à manger et pas être en train de caresser la carapace d’une tortue d’un parfait inconnu comme si toute cette scène était parfaitement normale. Non, vraiment, cet après midi n’a rien de normal et le flot continu de paroles s’échappant de la bouche du quadragénaire ne fait que le lui rappeler. "Il est très bien ce prénom, non? Je sais pas, je trouvais ça mieux que Roberta ou Jean Louisette, tu vois." Il a cette voix d’adulte et ces réflexions enfantines qui ne viendraient même plus à l’esprit de Lily, elle qui est pourtant largement coincée dans le passé. Elle n’y voit cependant aucun inconvénient à tout celui puisqu’il prend la peine de répondre à chacune de ses interrogations avec une patience exemplaire. De toute façon il est certain que le prénom de Juanita n’a absolument rien à envier à celui de Jean Louisette ou Roberta, c’est indéniable. "Et puis, c'est pas ma faute si elle a la carapace aux couleurs de l'Espagne quand elle se met à bronzer au soleil. C'est sa faute, voilà." L’argument ultime est imparable et le rire de Lily franc. Heureusement qu’il est présent pour lui raconter tout et n’importe quoi sinon elle serait déjà morte de préoccupation à cause du petit animal abandonné. ”Le drapeau de la Macédoine correspondrait bien à des traces de bronzage sur une tortue … Mais je t’avoue que je n’ai pas d’idées de prénoms aux consonances du pays.” Sans doute parce qu’elle n’a déjà aucune idée de la langue parlée dans ce pays là, ses connaissances du monde étant tout de même assez limitées. "Je crois pas, faut que je demande à Google si Elwyn a des origines hispaniques, tiens. Bonne question." Est ce qu’elle peut lui demander de devenir son meilleur ami, ou elle attend encore cinq minutes - question de bienséance ? Seule Addie parle autant que lui mais les réactions sont tout de même bien différentes, et de toute façon la jeune femme est rentrée dans la grande liste de tous ses enfants d’adoption ce qui ne risque pas d’être le cas dudit Elwyn - question de cohérence. ”Ca ne sonne pas très hispanique, si tu veux mon avis. Tu peux toujours ajouter un “o” à la fin et une eñe ; on te prendrait pour un local.” A-t-elle un jour dit autre chose que “si señor ?” en espagnol ? Absolument pas, quelle idée. Se faire passer pour professionnelle dans des domaines qu’elle ne maîtrise pas du tout est une part de son caractère. Cela lui donne l’impression d’être quelque peu utile, ou au moins cela occupe son temps. Elwyn répond avec tout son sérieux à propos du régime alimentaire de la tortue et elle ne trouve rien à redire à cela, n’ayant jamais eu à rebondir sur des questions de salade.

"Et toi, t'as des animaux? Tu vas garder celui-là? Qu'est-ce que tu penses des chauves souris de compagnie? Et des étoiles de mer? T'en as déjà vu?" La seconde salve de questions est lancée, les miaulements du second chat caché dans le carton un peu plus loin se retrouvent étouffées. Ce n’est que lorsqu’elle se donne une seconde pour réfléchir et qu’Elwyn ne semble plus avoir de nouvelles interrogations qu’ils peuvent tout deux l’entendre. Lily lui lance un regard entendu et inquiet avant de se relever pour ensuite se diriger vers l’origine des bruits et y trouver un second chaton. Il vient rapidement rejoindre l’autre, lové près de son torse. ”Tu … enfin, je devrais peut être les amener chez le vétérinaire. Ils sont si petits, encore plus que des étoiles de mer. Tu sais où je peux trouver une clinique pas loin d’ici ? Je n’ai pas d’animaux, je ne sais pas ce genre de choses.” Ses pouces s’activent à caresser le pelage des deux chatons pour tenter de les calmer et les rassurer. Son flot est continu mais néanmoins calme. Elle est positive et sait qu’ils finiront par très bien aller, tous les deux, et que tout ira bien ensuite peu importe ce qu’il advient. ”Enfin, je ne sais pas trop si c’est là où on va pour faire un check up sur les tortues ou les chauves souris … Mais tu vois, quoi.” Personne ne voit, c’est bien là le problème. Elle a simplement espoir qu’il comprenne quelque chose dans tout ce baratin.

Ce n'était pas tous les jours qu'Elwyn pouvait se targuer de rencontrer des personnes aussi intéressantes que Lily, certainement parce qu'il n'avait pas l'habitude qu'on l'écoute autant. Pourtant, la brune semblait boire ses paroles quand d'autres se contentaient d'opiner de la tête en n'ayant absolument rien suivi du monologue de ce type bizarre. Cadburry n'avait jamais réussi à changer la donne, ou tout du moins à paraître plus normal, toujours perdu dans son cerveau qui laissait fourmiller des milliards d'idées à la minute. Pourquoi passer à côté de tant de quêtes de connaissances? Elwyn était peut être fou mais il ne comptait pas mourir sans avoir résolu la plupart des mystères de l'univers, il avait des principes, messieurs dames. Bon, des principes qu'on pouvait considérer comme bancals puisqu'il s'intéressait plus à la vie des animaux qu'à celle de ses propres congénères mais il la trouvait beaucoup moins intéressante. Tous ces gens étaient bien trop terre à terre et la présence de Lily lui prouvait qu'il n'était jamais bon de faire des généralités parce qu'elle était différente, elle s'intéressait aux mêmes choses que lui ou, en tout cas, elle faisait comme si c'était une réalité et pour cela, il ne la remercierait sûrement jamais assez. "Je t'avoue qu'à part Mère Térésa, je suis moyennement calé en macédoine... Enfin si, je peux te parler de la salade mais je sais pas si ça a un rapport avec le carapace de la tortue. Cela dit, je peux toujours essayer de tartiner Juanita de macédoine pour voir ce que ça fait, ce serait une expérience unique, je suis sûr." Et surtout complètement idiote mais avec Cadburry, il fallait toujours s'attendre au pire. Le meilleur pouvait être présent bien évidemment mais il fallait attendre les heures nocturnes, là où son cerveau reprenait ses droits et arrêtait de jouer au pré adolescent qu'il n'avait jamais cessé d'être. Bientôt, on le verrait larver devant Fortnite en connaissant toutes les chorégraphies par coeur à grand renfort de "wesh" et de "fils de chien". On appelle cela un chiot, non? Les mômes étaient vraiment graves de nos jours, sans rire. "Elwyno... Ouais, ça peut se tenir. Faudra voir si je change d'état civil un jour, tiens." A éviter absolument. De toute manière, ils avaient d'autres problèmes à traiter de toute urgence, comme ce deuxième chaton que Lily extirpa d'un vieux carton. Qui avait osé abandonner ces petits êtres aussi mignons? Elwyn n'en revenait pas, lui qui avait les yeux brillants d'adoration devant les boules de poil, il était bien trop sensible pour son bien, misérable Cadburry. "Google peut nous renseigner. On va jamais chez le vétérinaire avec Juanita... D'après mes calculs, il nous faudrait un ou deux jours pour cela parce qu'elle aime pas la voiture et à pied... Et bien, tu vois le résultat." Le quarantenaire pianota rapidement sur son clavier pour chercher la réponse à toutes leurs questions, la technologie avait du bon parfois. "Alors, on a deux rues à traverser et on y est apparemment. Parfait, allons y. Juanita, tu vas venir dans les bras de papa, ça suffit le farniente là. Inspecteur Gadget et Sophie ont une mission. Bon, ok, t'as pas huit ans, j'ai pas des bras bioniques mais tu saisis le concept, hein?" Il se baissa pour mettre sa tortue dans ses bras, cherchant à câliner un des chats de sa main libre, avant de se mettre en route en suivant l'itinéraire convenu. Décidément, il s'en passait des choses dans ces contrées loin d'être étranges.

Imperturbable, le voilà déjà reparti pour une nouvelle tirade, à propos de la Macédoine cette fois ci. Lily le regarde avec les mêmes yeux qu’elle avait, enfant, lorsqu’on leur expliquait des passages de la Bible et que tout semblait soudainement prendre sens à ses yeux. Ils expliquaient toutes les métaphores, reliaient les histoires entre elles et en tiraient de belles phrases de conclusion. C’était tout ce que Lily adorait : quelque chose de simple, carré, indéniable. Seul Alfie parlait trop et l’empêcher de réellement écouter tout ce que l’on disait, mais généralement cela se réglait assez rapidement avec un coup de coude dans les côtes. "Je t'avoue qu'à part Mère Térésa, je suis moyennement calé en macédoine... Enfin si, je peux te parler de la salade mais je sais pas si ça a un rapport avec le carapace de la tortue. Cela dit, je peux toujours essayer de tartiner Juanita de macédoine pour voir ce que ça fait, ce serait une expérience unique, je suis sûr." La bouche grande ouverte, elle a sûrement arrêté d’essayer de comprendre l’enchaînement de mots après avoir appris que Mère Térésa venait de Macédoine. Pourquoi personne ne lui avait dit, ça ? Elle aurait aimé savoir ! Elle l’aurait sûrement même mis dans sa bio Tinder, d’une manière ou d’une autre (sûrement de façon plus qu’inadaptée). Sans doute devrait-elle penser à lui faire enregistrer toute sa connaissance sur le magnétophone de son téléphone pour ensuite devenir moins bête lors des trajets en transports en commun. Ou à n’importe quel moment. Ou alors elle pourrait juste écouter des podcast, comme tout le monde. ”Tu dois être imbattable au Trivial Pursuit.” Compliment d’enfant de la bouche d’une adulte, cela devient une habitude pour la cadette Keegan. Il la laisse explorer cette facette d’elle même, dérangeante et curieuse à souhait alors que la psychorigide est apparemment restée à la collocation aujourd’hui - et tant mieux. "Alors, on a deux rues à traverser et on y est apparemment. Parfait, allons y. Juanita, tu vas venir dans les bras de papa, ça suffit le farniente là. Inspecteur Gadget et Sophie ont une mission. Bon, ok, t'as pas huit ans, j'ai pas des bras bioniques mais tu saisis le concept, hein?" Ouais, elle saisit plutôt pas mal. Ils n’avaient pas beaucoup le droit de regarder les dessins animés chez eux mais ce n’en était pas de même chez leurs amis. Alors, oui, bien sûr qu’elle connait l’Inspecteur Gadget, ses gadgets qui marchent ou marchent pas et sa nièce Sophie qui le tirait toujours des gouffres dans lequel il sombrait tout seul. ”On a qu’à dire que ces deux petites boules de poils seront le chien Finot.” Deux chatons pour remplacer un chien. Cela semble être une bien étrange proposition mais c’est la seule qu’elle puisse faire pour le moment alors qu’elle le regarde s’occuper de sa tortue et la prendre dans ses bras comme n’importe quel animal de compagnie. Cela lui arrache un sourire en coin, attendri, qui disparaît alors que sa main s’approche d’elle pour caresser un des jeunes rescapés. ”Mais oui, je saisis le concept. Passe devant, c’est toi qui guide.” De cette manière, au fond, elle pourra continuer à garder un oeil sur lui sans que cela n’ait rien d’artificiel. Après tout c’est lui qui a sorti son téléphone pour qu’ils trouvent une clinique vétérinaire alors c’est à lui qu’incombe le rôle de guide de fortune. ”Tu l’as depuis longtemps, ta tortue ? Comment t’as eu l’idée d’en adopter une ? C’est légal au moins ?” La psychorigide qui ne sort jamais du droit chemin n’est pas bien loin, quoi qu’on en dise.

Elwyn était une sacrée force de la nature, le genre de types à ne pas venir enquiquiner si on ne voulait pas crouler sous les faits inutiles avant la tombée de la nuit. Quelques uns avaient tenté l'expérience et on pouvait dire qu'ils n'avaient pas été déçus du voyage. Ce cher Cadburry s'en était donné à coeur joie pour faire de la vie un petit enfer pour un laps de temps définitivement trop long pour leur petit cerveau. C'était un de ses petits plaisirs quotidiens, tenter de capter l'attention de n'importe qui dans la rue pour parler des diverses lois loufoques qui régissaient le Colorado, lui qui n'y avait jamais réellement mis les pieds. Qu'on ne l'écoutait pas n'était pas si grave, au moins, lui, il avait la sensation de se cultiver de plus en plus chaque jour et c'était bel et bien son objectif: en connaître le plus possible de son vivant... Quoique, mort, il espérait toujours pouvoir apprendre des faits exceptionnels. Il était bien trop rêveur pour son propre bien, oui, mais il n'était pas seul dans ce cas là, clairement puisque Lily portait cette douce innocence qui faisait sourire le quarantenaire. "Si tu veux, on testera mes compétences à une soirée jeux de société. On pourra faire une équipe contre tous les ignorants de ce monde." Pour sûr qu'il pouvait se lancer dans un concours pour ce type de jeux vu tout ce qu'il emmagasinait dans sa boîte crânienne mais Elwyn n'était pas prétentieux pour un sou. Il préférait vivre sa petite existence paisiblement, dans l'ombre, sans qu'on ne vienne lui chercher des noises, à lui et sa tortue. Maintenant qu'elle était sous son bras, Elwyn pouvait s'intéresser à la route à suivre pour trouver la fameuse clinique qui garderait en vie les petits chatons qu'ils avaient trouvé sur le bord de la route. Déjà, Cadburry envisageait d'en adopter un, pas sûr que sa colocataire serait ravie d'ailleurs. "Le chien Finot dédoublé... Magique! Juanita? Ça doit faire cinq ans mais elle m'enterrera, c'est certain! Si c'était illégal, tu m'arrêterais? J'ai toujours aimé les tortues et puis, c'est une championne en corse de vitesse, il faudra que tu viennes faire un tour à la prochaine compét', il y a des chips et des M&M's puis, ça peut durer un paquet de temps." C'était le cas de le dire, une semaine ou deux parfois et ce n'était pas nécessairement l'éclate total d'ailleurs mais Elwyn, lui, s'extasiait de tout, même des arbres sur le bord de la route et des moustiques qui essayaient de les attaquer alors qu'ils attaquaient la dernière ligne droite. "Tu crois qu'on peut les adopter les chats? On a tous besoin d'un peu de ronrothérapie dans nos viies, t'y as déjà pensé, toi? Avoir un chaton chez toi? Et puis, pourquoi t'as pas d'animaux, d'ailleurs?" Des questions, des questions, encore des questions. Elwyn n'apprendrait jamais à la fermer, assurément.

Il énonce une possible rencontre future à non pas une mais bien deux reprises mais son air enfantin et sa langue déliée font plus rire Lily qu’ils ne l’effrayent. Ils semblent proposer toutes ces choses avec un naturel qui lui est propre et la jeune femme ne peut faire autre chose qu’hocher poliment la tête, ne sachant réellement si elle doit prendre en compte ses propositions. Ses connaissances du monde n’ont rien d’incroyable en dehors de ce qu’elle a appris lors de ses études et sa passion pour la nourriture, mais nul doute qu’avec quelqu’un comme lui dans son équipe elle pourrait se donner gagnante d’avance. L’idée d’une course de tortue semble plus attrayante qu’il n’y paraît. Après tout, cela ne devrait pas être réservé aux fables de La Fontaine ; et puis elle est certaine que si Juanita ne s’endort pas avant même le sifflet de départ elle pourrait être une redoutable concurrente. Tout ce non sens fait sourire Lily la terre à terre. ”Je t’arrêterais pas, ne t’en fais pas.” Elle n’a pas la plaque de policier ni même les droits supposés aller avec - elle aime seulement beaucoup suivre les règles. Heureusement, elle n’est pas au point quant à la législation sur les animaux de compagnie et elle n’est pas non plus le genre de personne à jeter des inconnus en pâture aux lions. ”Et puis, je ne peux pas résister à de la nourriture.” Que ce soit du sucré ou n’importe quelle autre sorte de nourriture dégoulinant de fromage - et oui, d’accord, il est vrai qu’à choisir c’est le fromage odorant qui l’emporte sur n’importe quelle sucrerie.

Ses yeux sont rivés sur le sol pour prendre garde de ne pas tomber, surtout maintenant qu’elle a les chatons dans les bras et par conséquent aucune main de libre pour palier à la moindre chute. Elle aurait bien trop peur de les blesser en plus de tout. Alors elle écoute, elle sourit, et elle répond à chacune de ses interrogations avec le calme et la patience qui lui sont propres. ”Ce que je sais, c’est qu’ils ne se sont pas retrouvés dans ce carton tout seuls. J’ai grandi entourée de vaches, de chevaux, et de chats errants qu’on nourrissait en cachette sur le perron de la maison. Mais je n’en ai jamais eu à moi. En plus je vis en colocation et ça voudrait dire que tout le monde soit d’accord … Alors, je sais pas. C’est compliqué.” Une Lily Keegan, ça ne se mouille pas, ça ne vit pas de rêves, ça ne tente jamais rien. Ca se contente d’une vie routinière mais rassurante et sécurisante - et c’est très bien comme ça, sûrement. En évitant toutes sortes de surprises, elle évite par conséquent tout ce qui pourrait être négatif ; et tant pis pour ce qui aurait pu être positif.

Finalement ils se taisent un instant lorsqu’ils rentrent dans la clinique vétérinaire et Lily explique brièvement leur situation, stipulant bien qu’ils ne sont pas la cause de la maigreur bien visible de ces deux petits êtres. On leur explique qu’un vétérinaire se charge d’eux aussitôt et les voilà déjà qui repartent vers une salle annexe, chacune avec une espèce différente dans les bras. Ledit professionnel les examine chacun à leur tour pendant quelques minutes sous l’oeil inquiet de la brune qui ne trouve, cette fois-ci, absolument rien à dire. Son index caresse doucement le pelage de l’un quand l’autre est en train de se faire ausculter, et vice versa. ”Ils sont jeunes mais en bonne santé. Cependant ils ont encore besoin d’être régulièrement nourris au biberon et devront faire l’objet d’une attention quasi constante.” Les yeux de Lily se relèvent vers son compagnon d’infortune un instant ; ils sont dans la même galère. Le vétérinaire les laisse prendre une décision ensemble alors qu’une urgence semble déjà l’attirer ailleurs. ”Je pourrais peut être les amadouer pour en prendre un des deux, mais personne ne pourra prendre soin du second … Tu, tu crois qu’il pourrait être l’ami de Juanita ? On devra l’emmener dans un refuge sinon, je pense.” Et ça lui fendrait le coeur de devoir séparer ces deux frères qui n’ont jamais rien demandé pour qu’il leur arrive tant de malheurs.

Les idées les plus farfelues du monde naviguaient toujours d'une manière ou d'une autre dans les synapses de Cadburry. Gamin, ses parents avaient bien essayé de canaliser cette étonnante énergie à grand renfort de thérapie et de groupes de parole mais jamais aucun adulte n'avait pu avoir le dernier mot avec le spécialiste des savoirs scientifiques les plus inutiles au monde. Alors, les gens avaient dû faire avec lui, essayer de le suivre alors qu'il courait à vive allure pour toujours en apprendre plus sur leur petite planète terre et on ne pouvait pas dire que cela n'avait pas été une route glorieuse en tous points. Elwyn avait subi des déconvenues, comme tout le monde, sauf qu'il n'avait pas toujours les pieds sur terre pour réaliser qu'on le blessait. C'était sûrement ce qui était le plus triste dans cette affaire: il se trouvait être bien plus naïf qu'on ne pouvait l'imaginer en observant sa stature. En un sens, il avait l'air similaire à Lily à ce moment là, qui état aussi fan des animaux que de la nourriture, tout comme lui. Décidément, leurs points communs s'accumulaient au fur et à mesure de la conversation et Elwyn se retrouvait à sourire comme un môme naïf, complètement happé par le ridicule de la situation. Mine de rien, ils se retrouvaient devant une clinique vétérinaire avec une tribu d'animaux sous le bras et pour sûr que le personnel les regarda étrangement en voyant la tortue sortir la tête de sa carapace pour se renseigner sur le lieu où elle se trouvait. Cela dit, Juanita se rendormit bien vite quand le vétérinaire prit en charge les deux chatons, Lily et Cadburry ne les lâchant pas d'une semelle durant toute l'auscultation. Ils n'étaient encore que des bébés et ils allaient tous deux devoir jouer les mamans de fortune, quelque chose qui pouvait faire peur mais pas au quarantenaire. Jamais, lorsqu'il était question d'animaux. "En voyant cette bouille, tes colocs seront obligés d'accepter le nouveau venu... Puis, en l'honneur de l'inspecteur Gadget, on s'occupera bien des petits loulous. D'ailleurs, Dans l'inspecteur Gadget, Dr Gang et son chat sont inspirés des films de James Bond. Il s'agit d'Ernst Stavro Blofeld (et de son chat), le chef du SPECTRE, que l'on voit notamment dans le film "Bons baisers de Russie" alors je peux l'appeler Gang et le garder... Regarde, Juanita est pas dérangée pour un sou!" Si elle pouvait, elle ronflerait, très peu intéressée par tout ce qui se tramait. Elwyn attrapa un des chatons et commença à le regarder avec ses grands yeux ébène. "Tu choisis lequel? Je pourrais lui rendre visite? Faire une espèce de visite hebdomadaire pour que la fratrie reste en contact?" Lui et ses idées idiotes mais Elwyn était attendrissant. Du moins, c'était ce qu'on disait de lui, il n'était pas toujours d'accord sur la question lui-même.

Le check up sur les chatons fraîchement recueillis semble se passer sans encombre, le coeur de Lily retrouve peu à peu de la contenance sans qu’elle n’ose pour autant lâcher le vétérinaire des yeux - quitte à lui expliquer son propre travail si elle juge qu’il ne le fait pas assez bien. Son mode maman poule a été activé il y a de ça plusieurs dizaines de minutes déjà et ne risque pas de se désactiver avant longtemps, à en juger par la tournure que prennent les évènements. On aurait largement pu croire qu’elle avait planifié ce plan à la seconde près tellement tout semble bien ficelé, tellement chaque étapes s’imbriquent parfaitement avec la suivante pour former un tout harmonieux. Elwyn ne semble pas être décidé à user de raison et, au contraire, l’incite davantage à ramener cette nouvelle (et première) boule de poil dans la colocation, stipulant qu’il a déjà donné un nom au second chat. La brune relève un instant ses yeux vers lui, un sourire au bout des lèvres, rassurée. S’il s’occupe du second alors elle doit en faire de même pour le premier. Adèle ne dira pas non, Adèle ne dit jamais non. Adèle va en devenir gaga, encore plus qu’elle. C’est certain. Elwyn tend son explication jusqu’à une anecdote liée à un James Bond et Lily en rit un instant avant de s’occuper de le prendre en photo. Bien moins adepte des prénoms originaux, elle stipule dans le message envoyé à son amie qu’il s’appelle Merlin. Cela leur évite une futur dispute pour le prénom qui se serait soldée par un “Mistigri”.

"Tu sembles déjà avoir choisi le tien." Ce qui n’a rien d’un reproche mais est plutôt une remarque amusée et attendrie, celle qui a vu la main du quarantenaire se poser instinctivement sur le chat qui était dans le carton. Lily repose donc ses yeux sur le chat sous la voiture, le nouveau Merlin, celui qui lui a donné tant de mal avant qu’elle n’arrive enfin à le rattraper. Ils ont choisi au hasard mais, finalement, cela fait sens. Chacun s’était déjà attaché à un chat légèrement plus qu’à l’autre - oui, même en quelques minutes à peine, ce genre de choses arrivent. "On les emmènera au parc pour qu’ils se retrouvent et sortent un peu, t’en penses quoi ?" Aussi sympathique avait-il pu être, il reste un inconnu et Lily reste Lily. Se rencontrer en terrain neutre et jamais personne chez elle - telle serait sa devise. Elle a seulement besoin de temps, beaucoup de temps, pour apprendre à abaisser les barrières érigées à la sueur de son front. "Merlin et Gang." qu’elle finit par ajouter, murmurer, songeuse. "Je compte sur la présence de Juanita aussi ! Il faut que tout le monde soit là, sinon cela n’a plus aucun sens." Parce qu’elle a rarement vu des tortues se faire promener sous le bras, aussi, et que cette idée là l’amuse beaucoup - comme elle aurait amusé un bambin. "Merde, on dirait vraiment des parents. Tu crois qu’on va s’assoir sur un banc et les regarder jouer en parlant des progrès qu’ils font et à quel point ils grandissent vite ?" Son sourire est grand, toujours plus grand.

Elwyn père d'un nouvel animal, il y avait clairement de quoi faire une syncope vu les idées loufoques qui traversaient son cerveau les trois quarts du temps. Cela dit, Juanita survivait depuis plusieurs années maintenant, oui, alors qu'elle s'endormait sur la voie publique, au beau milieu d'un trottoir fréquenté de Brisbane. Cadburry n'avait franchement pas de notions du danger et s'il était amené à croiser un psychopathe, il était évident qu'il était capable de lui faire la conversation pour une heure ou deux, sans même capter que le monsieur avait caché un couteau dans son dos. Un jour ou l'autre, il allait lui arriver tout un tas de broutilles mais le scientifique n'y pensait pas pour le moment, jouant son rôle de maître à fond en câlinant le chaton empli d'énergie, à croire qu'ils s'étaient bien choisi. Gang allait lui apporter un certain nombre de problèmes: déjà, parce qu'il n'en avait pas parlé à sa colocataire et qu'il allait lui imposer joyeusement en lui rappelant un certain nombre de statistiques sur le bien être que pouvait apporter la race féline sur des misérables êtres humains comme eux. Encore une fois, il risquait de se prendre une bonne gifle, ou un coup de balai parce que la jeune femme avait l'air d'apprécier cet objet pour lui tuer son surplus de neurones. "Merlin et Gang, ils vont faire fureur dans tous les parcs brisbanais. Par contre, il faudra qu'on les éduque si on veut pas qu'ils s'en aillent dans les buissons et qu'on les perde de vue. On serait de mauvais parents si on ne faisait pas attention à tous les détails, hein?" Comme si Elwyn avait toutes les capacités psychiques pour agir de cette manière avec un chaton, il serait sûrement le vieux gars qui lui parlerait avec une voix d'idiot en lui donnant le biberon. On était très loin de l'image assuré du type qui voulait faire en sorte que son chat suive un certain nombre de règles établies à l'avance. "Tu crois que si j'installe un bac à sable à Gang dans ma résidence, il s'y amuserait? Tu crois qu'ils aiment quoi comme jeu nos chatons? Olala, c'est vachement de responsabilités d'être parent, je sais pas si je suis prêt! Faut que tu m'aides!" Et pourtant, c'était le plus vieux des deux, et de loin, pauvre Elwyn.

A deux reprises, Elwyn fait allusion à la tâche d’être parent et à deux reprises la plaie béante sur le coeur de Lily se rouvre. Son sourire, bien que toujours présent, se referme alors que ses yeux quittent ceux du quarantenaire pour se concentrer uniquement sur le chaton qu’elle vient déposer sur ses genoux, elle même assise sur la chaise à côté de la table d’auscultation. Ses cheveux cachent une majeure partie de son visage et elle ne fait rien pour l’éviter, bien au contraire. Elle a seulement besoin de quelques secondes pour se reprendre en main, mais c’est un laps de temps qu’elle ne peut pas mettre de côté. C’est encore un sujet bien trop délicat pour elle mais elle ne lui en veut pas, à lui. Il ne pouvait pas savoir ; tout comme il ne saura jamais rien non plus.

Elle se fait fureur pour se reprendre en main, souffle discrètement pendant quelques secondes et finit par retourner sa tête vers le brun. ”On pourra les mettre en laisse pour être certains qu’ils ne se perdent pas nulle part. Une longue laisse, comme ça ils seront quand même en semi-liberté.” Ce genre de choses existent bien pour les chiens, il doit en être de même pour les chats, non ? Si tel n’est pas le cas alors elle déposera le brevet elle même, deviendra riche et adoptera des centaines de chat avec lesquels elle finira ses jours - la vie de rêve. ”Les chats … Ça aime jouer avec les pelotes ? Généralement celles de nos pulls, bien sûr, pas celles des jouets qu’on leur achète. Ça fait ses griffes sur les canapés … ça mange du saumon ? Ou c’est un cliché ? On va devoir se renseigner !” Les suppositions s’enchaînent, son nombre de mot à la seconde s’envole en même temps que son enthousiasme. Après tout, Adèle n’a pas répondu à son sms alors qui ne dit rien consent. Telle est la règle qu’elle n’applique jamais d’usuelle mais aujourd’hui cela va en sa direction alors elle ne se fait pas prier. ”On sera de super parents pour chatons.” La brune finit par statuer, hochant vigoureusement la tête dans le même temps. ”Enfin, peut être parents tout court … pour toi ? Si tu as des enfants ? J’en sais rien, désolée, ça ne me regarde pas.” Sans doute avait-elle été bien trop normale pendant au moins dix secondes, son besoin de créer des moments de gêne est rapidement revenu pour l’accabler. Tout ce qu’elle espère c’est que le sujet de la parenté n’est pas aussi douloureux à évoquer pour lui que pour elle, parce que sinon ils seraient vraiment dans de beaux draps.

Les normes et Elwyn, cela n'avait jamais réellement fonctionné. Il connaissait pourtant le monde des statistiques comme sa poche, aussi à l'aise dans une marée de chiffres qu'un maître nageur au beau milieu d'une piscine mais Cadburry ne rentrait dans aucune catégorie connue et il s'y connaissait en catégorisation justement, parce qu'il avait des recherches, creusé son petit trou jusqu'à devenir complètement cinglé... Ce qu'il devait déjà être depuis l'enfance, ou l'adolescence tout au plus. Il n'était pas comme les autres, il essayait de l'être malgré tout mais les faits étaient là, imparables: les femmes pleurent de 30 à 64 fois par an contre 6 à 17 fois pour les hommes, une différence qui n’apparaît qu'à l'adolescence. Jusqu'à 13 ans, filles et garçons pleurent à peu près autant. Il pleurait autant que ces dames, comment l'interpréter? Comment comprendre le sens de la vie? Il avait besoin d'Aristote là, mais celui-là n'avait pas l'air pressé de ressusciter alors le quarantenaire allait devoir faire avec, se concentrer au maximum sur les chatons qui essayaient de fuir le surplus d'affection de ces dernières minutes, Elwyn pensant d'ores et déjà à la multitude de documentaires animaliers qu'il allait joyeusement pouvoir regarder pour être au niveau en tant que parent de substitution. Comment allait-il gérer le biberon, d'ailleurs? Main gauche, main droite? Tant de confusions dans un si grand homme. "J'ai pas envie d'entraver leur liberté, il y a plein de philosophes qu'ont assuré que c'était important et on a beau parler de chats, les animaux ont le droit au libre arbitre. Et s'il a envie de faire pipi derrière un buisson lointain? On le détache, on le suit? Tant de questions sans réponse..." Elwyn avait besoin d'une encyclopédie, il n'aimait pas cette incertitude, cela provoquait toujours des diatribes qui faisaient souffrir ses interlocuteurs. Pauvre Lily qui devait suivre le fil, lui-même ne sachant pas réellement où il voulait en venir, problème des plus habituels. "Arrête, dès que je rentre, j'ajoute tous les documentaires sur les chatons dans mon catalogue Netflix. Entre ça et les informations capitales sur l'Etat du Maine, mon choix est vite fait. Même si, certes, c'est fou que L'Etat du Maine est la capitale mondiale du cure-dents, tu trouves pas?" Son nouveau chat n'avait pas l'air franchement intéressé par l'affaire mais Cadburry ne remarquait rien, manquant de s'étouffer après cette histoire d'enfants. Lui, parent? "Ça compte comme être père si je te dis que je parraine un orphelin québécois ou pas du tout? T'as l'air de t'y connaître en tout cas en bébés tout ça... T'as une grande famille? Une armée de sauterelles dans ton jardin? J'adore ça, personnellement." Et encore une fois, il allait s'éloigner du sujet, c'était inévitable avec un type comme lui.

Il est étrange, dérangeant, intriguant. Elle aime bien les personnes intriguantes, moins les étranges, certainement pas les dérangeantes. Pourtant, Elwyn semble être passé entre les mailles du filet supposé trier les relations de la brune. La faute au sauvetage express de leur chat, sûrement. Ils ont ce don de lui faire aimer tout le monde, peu importe ce qui lui crie son coeur trop accroché à ses règles et à sa morale. Lui ne veut que le bien de ces petites boules de poil et c’est quelque chose que Lily respecte infiniment, assez pour en venir à commencer à lui faire confiance et lui accorder un sourire en coin et un regard attendri. Il la fait rire, au moins, avec sa faculté à associer aussi aisément deux sujets ne semblant avoir aucun rapport entre eux tels que les chats et les philosophes avec le thème de la liberté. ”Passe moi ton numéro, on parlera documentaires félins et cure dents de l’Etat du Maine.” Ils parleront sans doute plus félins qu’autre chose mais elle ne peut pas garantir que la discussion ne tournera pas vers d’extravagants sujets, lesquels ni lui ni elle ne sauront répresser parce que c’est fun.

Elle n’est pas sans remarquer son esquive sur le sujet des enfants et elle profite de ne plus le regarder dans les yeux pour se mordre l’intérieur de la lèvre, habitude qu’elle a subtilisé à son frère quand elle dit quelque chose de mal. Et les Keegan disent souvent quelque chose de mal, c’est dans leur génétique. Ils parlent quand il faut se taire, se taisent quand ils devraient hausser la voix. ”Parrainer un orphelin québécois me semble être un très bon début.” Tentant de rattraper sa maladresse, elle essaye au moins de le rassurer à ce sujet ; lui qui ne rejette apparemment pas l’idée d’être père. Elle n’a aucune idée de qui il est mais elle reste émue de l’attention qu’il porte à ces deux espèces animales. De son côté, elle est bien trop habituée aux questions (et mensonges) à propos de sa famille pour avoir le temps de paniquer ou s’étouffer. ”Une giiiiigantesque armée de sauterelles dans mon jardin, je suis certaine que Merlin s’amusera comme un petit fou avec elles, il pourra leur courir après pendant des heures.”