Bien sûr que non, Jude n’est pas invité à cette soirée de lancement pour une nouvelle paire de chaussures très attendue. Il a pourtant un petit carton d’invitation, qu’il présente à l’entrée du restaurant bondé. Personne ne viendra s’adresser à lui, tous ces gens bien habillés sont trop occupés à se congratuler entre eux. Jude récupère simplement le verre de champagne de bienvenue offert avec son morceau de carton bleu. Pour une fois, il ne s’est pas incrusté en vue de vendre des propos rapportés. Personne ne le mandate pour divulguer les échanges d’un actionnaires ou pour surprendre du démarchage illégal. Non, ce soir, Jude est là pour lui.

La salle est dégagée pour permettre la meilleure circulation de ces échanges surnaturels. A côté de Jude, deux femmes parlent affaires et employés comme s’il s’agissait de la pluie et du beau temps. Jude ne prend pas la peine de sortir son carnet. Il s’accoude à une table ronde sur laquelle est disposée un plateau de nourriture. Quiconque s’approche pour lui faire la conversation (rare) ou pour voler son plateau (pas rare) est éconduit avec politesse. Jude relit pour la énième fois les SMS échangés avec Blake, le cœur battant. Pour faire face au rédacteur en chef, il a choisi un terrain qu’il espère assez familier. Au moins, Jude n’est pas dépaysé : les petits bourgeois et les wannabe millionnaires côtoient quelques têtes connues. La salle est bruyante de rires qui disent « je suis riche » et d’échanges au sujet du golf, d’un prochain voyage ou d’une nouvelle acquisition immobilière. Avant de venir, Jude a bien fait ses devoirs : il a décortiqué toutes les informations qu’il ne connaissait pas encore pour se préparer à tout. C’est après tout la première fois qu’on veut bien de lui quelque part, de façon plus stable.

Evidemment, cela devait avoir un lien avec un certain italien décédé à l’autre bout du monde. Des mails d’intérêt, Jude en a reçu des tas, mais aucun comme celui de l’équipe de Blake. Voilà ce qu’il fait à l’extérieur de sa grotte, entre deux appels à l’avocat conseillé par Ambrose Constantine. La mort de Saül Williams le propulse vers de nouvelles perspectives : écrire pour survivre, c’est peut-être terminé.

Dans un coin de sa tête, Jude garde des informations inédites, sensibles. Des connaissances qu’il n’a pas recraché sur le papier pour impressionner Blake. Trahir Saül post-mortem ne le dérange pas. Le trahir de son vivant non plus, mais les conséquences de la trahison auraient probablement été catastrophiques. Son nouvel avocat lui a conseillé de ne pas faire « des choses inconsidérées » pour le moment. Est-ce une chose inconsidérée que d’avertir le public ? Jude s’arme d’une morale qui n’a jamais été la sienne pour rester accoudé à une table désertée de tous et toutes. Il ne faut pas longtemps avant qu’une tête que Jude connaît par cœur s’avance dans la salle. Blake Aldridge, pareil aux photos trouvées sur internet, fait quelques pas dans ce monde de costards et de paillettes. Au tour de Jude de s’avancer, doigts crispés autour d’une coupe de champagne déjà vide. « C’est vraiment votre nom, sur votre invitation ? Je suis dans la communication sur les réseaux sociaux, d’après le mien. » qu’il lance, sourire aux lèvres. L’anxiété se dissipe un peu. Jude tend une main après un regard amusé à son propre carton d’invitation. « Mitch Johansson. Mais vous pouvez m’appeler Jude. »